L'étonnement
d'être, qui l'a accompagné à tous les instants de sa vie, ne se
transforme pas en rapports paisibles, donc peu exigeants, avec
lui-même comme avec ce qui l'entoure, et ce n'est pas, Dieu merci !
dans un univers enfin apprivoisé, propriétaire d'un jardin à la
française, que se promène le peintre de quatre-vingt-dix ans.
(Jean
Bazaine, Le temps de la peinture,
Aubier, 1990)
Il
y a des livres comme ça, qui vous donnent envie d'exister – et de
durer. Moi qui, ces derniers temps, me disais que c'en était fini de
l'écriture, que de toute façon, ça n'avait pas une grande valeur,
que je n'étais pas un écrivain – tout au plus un polygraphe –,
je suis sorti revigoré de la lecture de Vieillir,
dit-elle : une anthropologie littéraire de
l'âge, magnifique
essai – ardu tout de même – de Martine Boyer-Weinmann (éd. Champ vallon, 2013). Grâce
soit rendue à ma bibliothèque de quartier, dont le fonds est d'une
richesse et d'une variété inouïes et qui ne se contente pas
d'entasser des best-sellers pour habitués du « vu à la
télé » ou pour lecteurs paresseux.
Avant
tout, c'est un livre qui m'a ouvert bien des pistes de lectures :
Jean Améry, Bélinda Cannone, Antoine Vivaud (trois dont je n'avais jamais
entendu parler), Noëlle Châtelet, Hélène Cixous, Régine
Detambel, Serge Doubrovsky, André Gorz, Benoîte Groult, Nuala
O'Faolain, Dominique Rolin, Olivia Rosenthal (neuf que je n'avais jamais
lus), Colette, Annie Ernaux (sur lesquelles j'écris, précisément),
Simone de Beauvoir... J'ai presque des pistes de lecture pour plusieurs mois.
C'est
au travers de la création littéraire, en utilisant
l'anthropologie, la philosophie ou la psychologie, aussi bien que l'analyse littéraire, que Martine
Boyer-Weinmann explore les mystères du vieillissement et de la
vieillesse, surtout du point de vue de l'écriture des femmes
écrivains. C'est qu'il y a une différence entre les sexes. Ainsi
Bélinda Cannone, dans La tentation de Pénélope
(Stock, 2010) note : "Il
m'a donc expliqué, au bout de quelques phrases (je devais m'étonner
de sa jeunesse conquérante), qu'il aimait « les femmes
mûres ». Ça m'a fichu un petit coup. Bon, voilà où j'en
étais. Séduisante (pour lui) mais (ou et) mûre. Fin de
parenthèse".
Alors qu'en général, l'homme mûrissant, avec ses tempes argentées
(et son portefeuille supposé généreux), ne semble pas avoir de mal
à franchir le cap de la cinquantaine. Il est vrai que dans le même
livre, on trouve : "Avec
toutes nos obligations, soyez belles, soyez désirables, avec tout
notre propre désir d'être désirables, comment vieillir ?
Comment prendre ce camouflet du temps, ces injures lentes puis qui
s'accélèrent ?"
Si
George Sand fut dès le XIXe siècle une pionnière de la reverdie
sexagénaire : "Me
voilà très vieille, je parcours gentiment ma soixante-cinquième
année. Par une bizarrerie de ma destinée, je suis beaucoup mieux
portante, beaucoup plus forte et plus agile que dans ma jeunesse ;
je marche plus longtemps, je veille mieux ; je m'éveille sans
effort après un sommeil excellent. Je suis restée souple comme un
gant. […] Je me baigne dans l'eau glacée et courante avec un
plaisir extrême, je ne m'enrhume plus. Je ne sais plus ce que c'est
que les rhumatismes. Je suis calme absolument, une vieillesse aussi
chaste d'esprit que de fait, aucun regret de la jeunesse"
(Journal intime,
Slatkine, 1981), suivie par la formidable Colette (relisons Chéri ou l'admirable La naissance du jour), aujourd'hui, on
peut en voir la perpétuation à travers les œuvres d'Hélène Cixous, de Dominique
Rolin ("Renoncer
serait une erreur de plume que je corrige aussitôt. Renoncer
est un des mots les plus ignobles qui soient",
Le futur immédiat,
Gallimard, 2002) ou de Benoîte Groult ("L'essentiel
est de se réveiller dans le silence de ses organes, R.A.S.
constituant comme en 14-18 le plus beau bulletin de victoire sur la
mort",
La touche étoile,
Grasset, 2006), comme un réveil à la fois corporel et mental que
procurent les plaisirs de l'écriture, comme une conjuration en face de la
décrépitude et de la mort.
Cela,
le philosophe Gaston Bachelard, cité par l'auteur, l'avait annoncé dès 1961 dans La
flamme d'une chandelle :
"En
somme, tout compte fait des expériences de la vie, des expériences
écartelées, écartelantes, c'est bien plutôt devant mon papier
blanc, devant la page blanche placée sur la table à la juste
distance de ma lampe, que je suis vraiment à ma table d'existence".
Écrire,
ajoutait-il, c'est se mettre "en
tension vers un avant, vers un plus-avant, vers un au-dessus, […]
dans l'invraisemblable besoin d'être un autre, un plus qu'être".
À ce sujet, Martine Boyer-Weinmann suggère que écrire est
supérieur à lire : "lire
a trop directement partie liée avec la « passivité »
méditante d'une durée pour permettre un soulagement régénérateur.
Écrire engage plus de fonctions créatrices en assurant plus de
suspens".
Peut-être, pourtant, la lecture engage aussi, et tous ces vieux
écrivains, parfois nonagénaires, sont aussi de grands liseurs.
J'ai
noté cette question qui me concerne tout à fait : "quand
faudra-t-il cesser d'acheter des livres avec l'espoir de les lire
avant de mourir ? Le temps du retraité se compte en livres lus,
mais surtout à spéculer sur le temps de lecture probable devant
soi".
Puisque non content de continuer à emprunter des livres à
différentes bibliothèques (j'ai toujours ma carte de la BU de Poitiers), j'en achète effectivement beaucoup. Or,
je sais que mon temps de vie – et donc de lecture – s'amenuise un
peu plus chaque jour. Parmi tous les livres que nous avions achetés
et accumulés en prévision de notre retraite, Claire et moi (retraite que nous envisagions à
deux !), certains, beaucoup peut-être, ne seront pas lus, du
moins par moi. Quelle importance ? D'autres (mes enfants, mes membres de ma tribu, des amis, à qui j'en offre déjà beaucoup) les liront. Je sais bien qu'on ne peut
pas tout lire, même si la lecture me semble – à titre personnel – d'une importance
capitale pour ma survie en bon état. Et je sais que lecture et écriture sont
absolument liées, entrelacées, enchevêtrées, imbriquées. Les
journaux, lettres ou mémoires d'écrivains (George Sand, Gustave
Flaubert, André Gide, Romain Rolland, Virginia Woolf, Charles Juliet, Simone de
Beauvoir, par exemple) montrent que ce sont aussi de très grands
lecteurs.
En
tout cas, outre les nombreuses ouvertures de lectures offertes, ce livre
m'aide à mieux comprendre mon état actuel, qui est celui du
vieillissement – à ne pas confondre avec la vieillesse : "ma
vieillesse m'attend, aucun moyen de lui échapper ; déjà je
l'entrevois au fond du miroir",
note l'héroïne du roman de Simone de Beauvoir, Les
Mandarins (Gallimard, 1954).
Gide, âgé de soixante-et-un ans, notait dans son Journal
le 19 juin 1930 : "J'ai
grand effort à faire pour me persuader que j'ai l'âge aujourd'hui
de ceux qui me paraissaient vieux quand j'étais jeune".
À
notre époque de « jeunisme » abusif, un tel livre peut
montrer que rester vivant dans sa vieillesse, ce n'est pas forcément
la nier en subissant des liftings nombreux (cela, c'est vouloir
paraître jeune),
c'est être encore capable de mener à bien des projets de toutes sortes
(ainsi Dominique Rolin ne renonce pas à continuer à passer quelques mois
chaque année à Venise, à plus de quatre-vingt-dix ans), c'est se
rendre compte que "le
vieillissement [peut être] un surplus de disponibilité à la
sensation, à la caresse, un accroissement de condensation et
d'attention donnée au monde extérieur, et surtout intérieur",
c'est se "poser
la question des
limites, de la frontière entre Soi et l'Autre, entre l'Humain et le
non Humain",
c'est retrouver, par le don de soi (lire Hélène Cixous, et la façon dont elle s'occupe de sa mère), par l'art ou par l'écriture,
"une
danse rythmée du quotidien et une action de grâces, une autre façon
d'aimer".
C'est
aussi et sans doute surtout, "séparer
ce qui est aujourd'hui de ce qui autrefois fut",
que note Olivia Rosenthal dans On n'est pas là pour
disparaître (Verticales, 2007).
Et se placer dans « l'étonnement d'être » du peintre
nonagénaire Jean Bazaine.
J'ai
renoncé à pas mal de choses (normal, vu mon âge), je vais
continuer à écrire, si vous me le permettez.
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