voici venu le temps des ombres humiliées
(Nicolas Bouvier, Le dedans et le dehors)
Je me suis réveillé tout courbatu ce matin. Il faut dire que la position assise pendant plus de quatre heures sur un fauteuil du TAP (Nouveau théâtre de Poitiers), où j'ai assisté à une superbe retransmission de Boris Godounov de Moussorgski, en direct du MET (Metropolitan Opera) de New York, laisse des traces. Petite question : pourquoi sommes-nous là encore à la traîne des USA ou de la Grande-Bretagne pour ces programmes d'opéras retransmis sur grand écran : l'Opéra Bastille n'est-il pas capable d'en faire autant? Et nos opéras de province ? Tout le monde ne peut pas se déplacer dans une grande ville pour assister à une vraie représentation !
Rarement vu un théâtre, pourtant neuf, aussi peu confortable. Des sièges durs et raides, impossibilité d'allonger tant soit peu les jambes devant soi – je plains les plus grands que moi – à se demander si les architectes, décorateurs et concepteurs y viennent de temps en temps. Mais le spectacle était formidable (sauf la deuxième partie, l'histoire d'amour polonaise, rajoutée, semble-t-il, par Moussorgski, parce qu'il ne saurait y avoir d'opéra sans histoire d'amour), et m'a ramené au problème des retraites et des manifestations.
En effet, ça se termine par une manifestation du peuple russe qui lynche des boyards, préfiguration de la Révolution de 1917 ? Au moment où le grand démantèlement de nos acquis sociaux (ne pas les confondre avec les privilèges de la bourgeoisie capitaliste) a commencé – car, ne nous leurrons pas, on commence par les retraites, on continuera par la sécurité sociale (mon ami C. m'a dit que ça y est, c'est déjà fait au Québec, qui avait un formidable système de protection santé, puisque les Américains proches venaient s'y faire soigner, et qui a été démantelé), puis, pourquoi pas, par l'éducation : en effet, pourquoi ne pas faire payer les étudiants au prix fort ? Nos écoles supérieures de commerce le font déjà ! Si les enseignants ne se battent pas pour maintenir une relative gratuité, la casse ne devrait pas tarder... Et on finira par supprimer la semaine de cinq jours (pourquoi se gêner ?) et même les congés payés : c'est vrai, pourquoi payer des gens à ne rien faire, ce qui est d'ailleurs le cas à la retraite aussi ?
Dans une société où « les principales « valeurs » en circulation dans la civilisation capitaliste contemporaine ont pour noms : argent, profit, rentabilité, compétition, réussite matérielle ! » (Jean-Pierre Garnier, Une violence éminemment contemporaine, Ed. Agone, coll. Contre-feux), on ne voit pas pourquoi on ne laisserait pas la compétition et la rentabilité s'installer dans tout ce qui faisait le charme de notre vie. La santé doit pouvoir générer du profit, c'est du tout bon pour les actionnaires des sociétés pharmaceutiques, et tant pis pour les pauvres, z'ont qu'à crever, comme écrirait Louis-Ferdinand Céline ! Et l'éducation, donc, déjà les officines de préparation aux examens et concours, de soi-disant rattrapages et d'apprentissage des langues, pullulent, et à quel prix ? Et la culture idem : je note à ce propos que j'ai dû débourser 18 € pour voir Boris Godounov, ils s'emmerdent pas, les Ricains, on voit que eux, ils savent rentabiliser !
Après, on s'étonne que les gens protestent. Moi, ce qui me surprend, c'est qu'ils protestent si peu. Qu'il y ait si peu de « casseurs des cités », de « sauvageons », comme les appelait un ministre soi-disant de gauche, de « racaille », comme si élégamment les dénomme notre actuel président (il est vrai qu'il ne lit pas La Princesse de Clèves et on ne peut pas lui demander de toujours parler en beau langage), voilà ce qui m'étonne encore plus ! Car après tout, ces jeunes, harcelés en permanence par le racisme et la police, condamnés à la précarisation à vie, savent que leurs éventuelles revendications « ne seront pas satisfaites : un emploi honorable et non pas un « boulot d'esclave », un salaire décent et non de misère, un logement convenable et non un appartement surpeuplé dans un immeuble dégradé, bref un avenir digne de ce nom et non un futur bouché », comme le rappelle Jean-Pierre Garnier dans le formidable ouvrage déjà cité.
Il faut tout de même rappeler que ces fameux casseurs – d'ailleurs très minoritaires, sinon ce serait la Révolution ! - « sont parfaitement « civilisés » puisqu'ils [...] ont totalement intériorisé » (toujours J.-P. Garnier) les valeurs de la société actuelle : argent et réussite matérielle, voilà ce qu'ils veulent. Ce qu'ils voient, c'est que « cela fait des années que la misère est orchestrée par les nantis qui ne se soucient guère de la vie gâchée des enfants des quartiers populaires », qu'on ne leur laisse guère de projets – à part entrer dans la police ou être vigile, c'est-à-dire chiens de garde du patronat –, que l' alternance au pouvoir ne changera rien : le PS a eu le pouvoir pendant quinze ans, qu'a-t-il fait ? J.-P. Garnier fait une distinction intéressante entre « alternance politicienne » (=UMP/PS) et « alternative politique », qu'il convient de ne pas confondre.
Il est donc indécent, comme le fait le gouvernement qui, d'ailleurs, comme il l'a toujours fait, doit attiser en sous-main les violences (c'est du tout bon pour les votes sécuritaires), de dire que les manifestations parfaitement légitimes contre son projet de retraite raccourcie – ce n'est certes pas moi qui ai pu partir à soixante ans, qui vais me réjouir de voir partir bien plus tardivement mes cadets – sont orchestrées et manipulées. Il est encore plus indécent de taper encore sur les casseurs, surtout quand on sait les casses autrement plus importantes auxquelles nous participons en Afghanistan et ailleurs, grâce à nos ventes d'armes, sans parler de la casse de nos industries avec les délocalisations organisées par le capital. C'est encore une fois diviser le prolétariat pour mieux régner.
Je m'excuse de citer encore longuement J.-P. Garnier : « On sait tout le bénéfice, aux sens propre et figuré, que les exploiteurs tirent de cette « armée de réserve » [Les chômeurs]. outre qu'ils y puisent et y rejettent, au gré de la conjoncture et de leurs stratégies, la main-d'œuvre ou les « cerveaux » nécessaires – les « variables d'ajustement » en langage managérial – , la pression permanente d'une masse d'« employables » sur le « marché du travail » contraint les « employés » à faire preuve de « modération » en matière de salaires et de conditions d'emploi sous peine d'être remplacés. Ce qui, en retour, permet aux employeurs, grâce à la durée, à l'intensité et à la productivité du travail ainsi imposées, de se dispenser d'embaucher des travailleurs supplémentaires. Si bien que ces deux parties du prolétariat, l'employée et l'inemployée, font le malheur de l'autre – pour le plus grand bonheur du capital. » Oui, en quelques phrases, tout est dit du monde contemporain, celui que nous avons accepté, parce que nous en ramassons quelques miettes. Nous avons tout simplement oublié la justice, seule garante de la liberté comme le rappelle Robespierre dans la pièce de théâtre éponyme de mon cher Romain Rolland : « souviens-toi que si, dans la République, la justice ne règne pas en maître absolu, la liberté n‘est qu'un vain nom ; si l'injustice n'est point brisée, tu n‘auras point brisé tes chaînes, tu n'auras fait qu‘en changer… »
De ce point de vue, la bourgeoisie au pouvoir – on parlait des 200 familles en 1936, je ne suis pas sûr que ça ait beaucoup changé depuis – a confisqué la liberté à son usage exclusif, mais nous rappelle Romain Rolland, ça ne date pas d'aujourd'hui : « Nous savons bien que la Révolution n‘a été, pour les riches, qu‘une occasion de gains illicites, d‘accaparements, d‘usure, de fraudes, de spoliations ! », dit Robespierre . Oui, nous vivons toujours sous la domination de ce qu'il appelle « cette classe éhontée de profitants — cette bourgeoisie [...] « pour qui la liberté n’est », comme disait Rousseau, « qu’un moyen d’acquérir sans obstacle et de posséder en sûreté ».
« Et que Dieu n'est-il à refaire », chantait Jules Laforgue. La Révolution est-elle à refaire ?