dimanche 24 octobre 2010

24 octobre 2010 : le grand démantèlement ?



voici venu le temps des ombres humiliées
(Nicolas Bouvier, Le dedans et le dehors)

Je me suis réveillé tout courbatu ce matin. Il faut dire que la position assise pendant plus de quatre heures sur un fauteuil du TAP (Nouveau théâtre de Poitiers), où j'ai assisté à une superbe retransmission de Boris Godounov de Moussorgski, en direct du MET (Metropolitan Opera) de New York, laisse des traces. Petite question : pourquoi sommes-nous là encore à la traîne des USA ou de la Grande-Bretagne pour ces programmes d'opéras retransmis sur grand écran : l'Opéra Bastille n'est-il pas capable d'en faire autant? Et nos opéras de province ? Tout le monde ne peut pas se déplacer dans une grande ville pour assister à une vraie représentation !
Rarement vu un théâtre, pourtant neuf, aussi peu confortable. Des sièges durs et raides, impossibilité d'allonger tant soit peu les jambes devant soi – je plains les plus grands que moi – à se demander si les architectes, décorateurs et concepteurs y viennent de temps en temps. Mais le spectacle était formidable (sauf la deuxième partie, l'histoire d'amour polonaise, rajoutée, semble-t-il, par Moussorgski, parce qu'il ne saurait y avoir d'opéra sans histoire d'amour), et m'a ramené au problème des retraites et des manifestations.
En effet, ça se termine par une manifestation du peuple russe qui lynche des boyards, préfiguration de la Révolution de 1917 ? Au moment où le grand démantèlement de nos acquis sociaux (ne pas les confondre avec les privilèges de la bourgeoisie capitaliste) a commencé – car, ne nous leurrons pas, on commence par les retraites, on continuera par la sécurité sociale (mon ami C. m'a dit que ça y est, c'est déjà fait au Québec, qui avait un formidable système de protection santé, puisque les Américains proches venaient s'y faire soigner, et qui a été démantelé), puis, pourquoi pas, par l'éducation : en effet, pourquoi ne pas faire payer les étudiants au prix fort ? Nos écoles supérieures de commerce le font déjà ! Si les enseignants ne se battent pas pour maintenir une relative gratuité, la casse ne devrait pas tarder... Et on finira par supprimer la semaine de cinq jours (pourquoi se gêner ?) et même les congés payés : c'est vrai, pourquoi payer des gens à ne rien faire, ce qui est d'ailleurs le cas à la retraite aussi ?
Dans une société où « les principales « valeurs » en circulation dans la civilisation capitaliste contemporaine ont pour noms : argent, profit, rentabilité, compétition, réussite matérielle ! » (Jean-Pierre Garnier, Une violence éminemment contemporaine, Ed. Agone, coll. Contre-feux), on ne voit pas pourquoi on ne laisserait pas la compétition et la rentabilité s'installer dans tout ce qui faisait le charme de notre vie. La santé doit pouvoir générer du profit, c'est du tout bon pour les actionnaires des sociétés pharmaceutiques, et tant pis pour les pauvres, z'ont qu'à crever, comme écrirait Louis-Ferdinand Céline ! Et l'éducation, donc, déjà les officines de préparation aux examens et concours, de soi-disant rattrapages et d'apprentissage des langues, pullulent, et à quel prix ? Et la culture idem : je note à ce propos que j'ai dû débourser 18 € pour voir Boris Godounov, ils s'emmerdent pas, les Ricains, on voit que eux, ils savent rentabiliser !
Après, on s'étonne que les gens protestent. Moi, ce qui me surprend, c'est qu'ils protestent si peu. Qu'il y ait si peu de « casseurs des cités », de « sauvageons », comme les appelait un ministre soi-disant de gauche, de « racaille », comme si élégamment les dénomme notre actuel président (il est vrai qu'il ne lit pas La Princesse de Clèves et on ne peut pas lui demander de toujours parler en beau langage), voilà ce qui m'étonne encore plus ! Car après tout, ces jeunes, harcelés en permanence par le racisme et la police, condamnés à la précarisation à vie, savent que leurs éventuelles revendications « ne seront pas satisfaites : un emploi honorable et non pas un « boulot d'esclave », un salaire décent et non de misère, un logement convenable et non un appartement surpeuplé dans un immeuble dégradé, bref un avenir digne de ce nom et non un futur bouché », comme le rappelle Jean-Pierre Garnier dans le formidable ouvrage déjà cité.
Il faut tout de même rappeler que ces fameux casseurs – d'ailleurs très minoritaires, sinon ce serait la Révolution ! - « sont parfaitement « civilisés » puisqu'ils [...] ont totalement intériorisé » (toujours J.-P. Garnier) les valeurs de la société actuelle : argent et réussite matérielle, voilà ce qu'ils veulent. Ce qu'ils voient, c'est que « cela fait des années que la misère est orchestrée par les nantis qui ne se soucient guère de la vie gâchée des enfants des quartiers populaires », qu'on ne leur laisse guère de projets – à part entrer dans la police ou être vigile, c'est-à-dire chiens de garde du patronat –, que l' alternance au pouvoir ne changera rien : le PS a eu le pouvoir pendant quinze ans, qu'a-t-il fait ? J.-P. Garnier fait une distinction intéressante entre « alternance politicienne » (=UMP/PS) et « alternative politique », qu'il convient de ne pas confondre.
Il est donc indécent, comme le fait le gouvernement qui, d'ailleurs, comme il l'a toujours fait, doit attiser en sous-main les violences (c'est du tout bon pour les votes sécuritaires), de dire que les manifestations parfaitement légitimes contre son projet de retraite raccourcie – ce n'est certes pas moi qui ai pu partir à soixante ans, qui vais me réjouir de voir partir bien plus tardivement mes cadets sont orchestrées et manipulées. Il est encore plus indécent de taper encore sur les casseurs, surtout quand on sait les casses autrement plus importantes auxquelles nous participons en Afghanistan et ailleurs, grâce à nos ventes d'armes, sans parler de la casse de nos industries avec les délocalisations organisées par le capital. C'est encore une fois diviser le prolétariat pour mieux régner.
Je m'excuse de citer encore longuement J.-P. Garnier : « On sait tout le bénéfice, aux sens propre et figuré, que les exploiteurs tirent de cette « armée de réserve » [Les chômeurs]. outre qu'ils y puisent et y rejettent, au gré de la conjoncture et de leurs stratégies, la main-d'œuvre ou les « cerveaux » nécessaires – les « variables d'ajustement » en langage managérial – , la pression permanente d'une masse d'« employables » sur le « marché du travail » contraint les « employés » à faire preuve de « modération » en matière de salaires et de conditions d'emploi sous peine d'être remplacés. Ce qui, en retour, permet aux employeurs, grâce à la durée, à l'intensité et à la productivité du travail ainsi imposées, de se dispenser d'embaucher des travailleurs supplémentaires. Si bien que ces deux parties du prolétariat, l'employée et l'inemployée, font le malheur de l'autre – pour le plus grand bonheur du capital. » Oui, en quelques phrases, tout est dit du monde contemporain, celui que nous avons accepté, parce que nous en ramassons quelques miettes. Nous avons tout simplement oublié la justice, seule garante de la liberté comme le rappelle Robespierre dans la pièce de théâtre éponyme de mon cher Romain Rolland : « souviens-toi que si, dans la République, la justice ne règne pas en maître absolu, la liberté n‘est qu'un vain nom ; si l'injustice n'est point brisée, tu n‘auras point brisé tes chaînes, tu n'auras fait qu‘en changer… »
De ce point de vue, la bourgeoisie au pouvoir – on parlait des 200 familles en 1936, je ne suis pas sûr que ça ait beaucoup changé depuis – a confisqué la liberté à son usage exclusif, mais nous rappelle Romain Rolland, ça ne date pas d'aujourd'hui : « Nous savons bien que la Révolution n‘a été, pour les riches, qu‘une occasion de gains illicites, d‘accaparements, d‘usure, de fraudes, de spoliations ! », dit Robespierre . Oui, nous vivons toujours sous la domination de ce qu'il appelle « cette classe éhontée de profitants cette bourgeoisie [...] « pour qui la liberté n’est », comme disait Rousseau, « qu’un moyen d’acquérir sans obstacle et de posséder en sûreté ».
« Et que Dieu n'est-il à refaire », chantait Jules Laforgue. La Révolution est-elle à refaire ?


jeudi 7 octobre 2010

7 octobre 2010 : présentation de Georges Bonnet


Cette merveilleuse

et terrible nécessité d'écrire
(Georges Bonnet, Dans une autre saison)

 

Né en 1919, Georges Bonnet est fils de paysan, et la campagne saintongeaise de son enfance est largement source d'inspiration pour sa future œuvre en poésie comme en prose. Il entre au collège après le certificat d'études, et il est pensionnaire jusqu'à l'obtention du baccalauréat. Après des études de philosophie interrompues par la guerre, il se réoriente vers l'éducation physique. Sportif de très bon niveau, il est aussi un professeur de grande qualité, terminant sa carrière dans l'enseignement supérieur, et un éducateur sportif très dévoué dans le cadre associatif.
Et cependant il a, semble-t-il, et son prodigieux bureau-bibliothèque le démontre, eu toujours un faible, un penchant secret pour la littérature. Au vrai, il n'a jamais cessé de lire. Et c'est la quarantaine venue qu'il se hasarde à publier un recueil de poèmes, La Tête en ses jardins. Malgré les encouragements de Daniel Reynaud, l'expérience n'eut pas de lendemain, Georges Bonnet préférant, pendant une quinzaine d'années, consacrer son temps libre à une autre expression artistique, la peinture, pour laquelle il montre un talent certain. Mais, dit-il, « je n'étais pas un créateur ! » Alors qu'il sent bien que la littérature, l'écriture, les mots sont davantage son domaine.
La retraite venue, il s'investit dans la poésie à haute dose, au travers de l'aventure de Oracl, revue poétique poitevine de haute tenue, qu'il administre de 1982 à 1989, et au conseil de rédaction se trouvent des pointures poétiques comme Jean-Claude Valin, Jean Rousselot, Guy Valensol, James Sacré, Joseph Rouffanche, puis les plus jeunes Jean-Claude Martin et Denis Montebello.
Georges Bonnet sait ce qu'il doit à Valin, Valensol ou Reynaud, qui lui apprennent ce qu'est la poésie moderne, la découverte de Jean Follain par exemple. Et dès 1983, il publie un nouveau recueil, que suivront beaucoup d'autres.
C'est une poésie toute de retenue, qui tente d'accueillir, au travers du regard, du toucher, de l'écoute, les instants fragiles, changeants, mobiles, les détails de la nature, les signes dans le ciel, le temps qui passe, les objets et les choses, souvent filtrés par la mémoire. Aussi on trouve dans son œuvre poétique, avec la simplicité et la légèreté du familier, des notations sur la vie quotidienne ravivées par la nudité de la mémoire, qu'il s'agisse de souvenirs d'enfance, de l'évocation de la campagne, du père, de la mère, de l'oncle, des outils, des champs, des arbres, des pierres même. Des poèmes concis, dépouillés, qui vont droit à l'essentiel, avec une sorte de grâce jubilatoire dans la retenue : À bien regarder, tout devient évidence, peut-il ainsi chanter. Oui, mais le poète, lui, sait regarder, saisir l'instant fugitif de la mémoire, tailler ses paroles à coups de gestes, user de mots un peu rouillés , se laisser prendre par l'encerclement du silence. Et toujours voir juste.
Au tournant de sa quatre-vingtième année, ses poèmes se modifient, ressemblent à des petits tableaux en prose. C'est le moment où Georges Bonnet commence à les rassembler dans deux suites narratives, qui ne sont pas à proprement parler des romans, mais qui le font connaître au-delà du cercle étroit des amateurs de poésie. Un si bel été et Un bref moment de bonheur sont des récits simples, d'une magnifique économie de moyens et d'une maîtrise d'écriture sereine. L'auteur est désormais en pleine possession de son art, et tout ce qui sort de sa plume dans la décennie 2000, un roman roman cette fois, deux recueils de nouvelles, deux recueils de poèmes, est remarquable de dépouillement, comme s'il s'agissait d'aller à l'essentiel, dans la délicatesse des émotions saisies avec étonnement dans leur nudité. Dans la générosité aussi : Georges Bonnet fait mentir Gide et son « on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments ».
Les mots sont simples, élémentaires, mais précis (J'ai la parole peu dépensière) : ils égrènent la fugacité des moments, l'attention aux choses et aux êtres, à l'humanité souffrante. Et quand, à travers le feuillage des arbres, on voit le ciel bleu, c'est un coin de paradis qui s'offre à nous.

Chaque regard est un adieu, formidable recueil de nouvelles


Je voudrais terminer cette brève présentation en soulignant aussi les qualités humaines de Georges, sa disponibilité sans faille quand je venais l'embêter en lui racontant mes soucis, l'amitié précieuse qu'il me porte et dont je suis très fier, sa sensibilité, son goût pour le don de soi : Georges, si je devais te définir, je dirais que tu es quelqu'un qui se trouve toujours à hauteur d'homme.

mercredi 6 octobre 2010

6 octobre 2010 : mon double



J'ai l'air à la fois d'un vieux cabotin et d'un vieux boucher. Le cœur seul est jeune, et plus jeune que jamais, en dépit de tout, si jeunesse et sensibilité sont synonymes ?
(Gustave Flaubert, Correspondance, Lettre à Léonie Braine, 3 mars 1877)

J'ai été tellement charmé ces derniers mois par la lecture de la Correspondance de Flaubert, véritable autoportrait de moi-même (si ce pléonasme peut être utilisé), que je n'hésite pas à vous en livrer des bonnes feuilles, regroupées par thème. Vous me direz si le portrait est ressemblant, moi, je pense que oui ! Il n'y a pas une phrase que je ne pourrais faire mienne : comme quoi on se découvre aussi en lisant les autres. Et quel bonheur de ressembler à Flaubert : il me reste, maintenant, à écrire aussi bien que lui !
Art : « Jamais la haine de toute grandeur, le dédain du Beau, l'exécration de la littérature enfin n'a été si manifeste. » (Lettre à Ivan Tourguéniev, 13 novembre 1872) « Connaissez-vous dans ce Paris, qui est si grand, une seule maison où l'on parle de littérature ? » (Lettre à George Sand, 21 mai 1870) « Je suis sûr que le public va rester indifférent à cette collection de chefs-d'œuvre ! Son niveau moral est tellement bas, maintenant ! On pense au caoutchouc durci, aux chemins de fer, aux expositions, etc, à toutes les choses du pot-au-feu et du bien-être ; mais la poésie, l'idéal, l'Art, les grands élans et les nobles discours, allons donc ! » (Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, 8 octobre 1859) « Je n'ai (si tu veux savoir mon opinion intime et franche) rien écrit qui me satisfasse pleinement. » (Lettre à Ernest Feydeau, 6 août 1857) « Mais ne lisez pas, comme les enfants lisent, pour vous amuser, ni comme les ambitieux lisent, pour vous instruire. Non. Lisez pour vivre. » (Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, 6 juin 1857) « se hâter c'est pour moi, en littérature, se tuer. » (Lettre à Maurice Schlesinger, fin mars-début avril 1857) « Goethe s'écriait en mourant : « De la lumière ! de la lumière ! »Oh ! oui, de la lumière ! dût-elle nous brûler jusqu'aux entrailles. C'est une grande volupté que d'apprendre, que de s'assimiler le Vrai par l'intermédiaire du Beau. » (Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, 30 mars 1857) « Il faut que les phrases s'agitent dans un livre comme les feuilles dans une forêt, toutes dissemblables en leur ressemblance. » (Lettre à Louise Colet, 7 avril 1854) « mais c'est difficile d'exprimer bien ce qu'on n'a jamais senti... » (Lettre à Louise Colet, 22 novembre 1852)
Bonheur : « Le bonheur est un usurier qui pour un quart d‘heure de joie qu‘il vous prête vous fait payer toute une cargaison d‘infortunes. » (Lettre à Louise Colet, 23 octobre 1846) « Le problème n‘est pas de chercher le bonheur, mais d‘éviter l‘ennui. C‘est faisable avec de l‘entêtement. » (Lettre à Louise Colet, 31 août 1846) « Le bonheur est une monstruosité ! Punis sont ceux qui le cherchent. » (Lettre à Louise Colet, 8-9 août 1846)
Bourgeois : « Je me suis pâmé, il y a huit jours, devant un campement de Bohémiens qui s'étaient établis à Rouen. ― Voilà la troisième fois que j'en vois. ― Et toujours avec un nouveau plaisir. L'admirable, c'est qu'ils excitaient la Haine des bourgeois, bien qu'inoffensifs comme des moutons. Je me suis fait très mal voir de la foule en leur donnant quelques sols. ― Et j'ai entendu de jolis mots à la Prudhomme. Cette haine-là tient à quelque chose de très profond et de complexe. On la retrouve chez tous les gens d'ordre. C'est la haine que l'on porte au Bédouin, à l'Hérétique, au Philosophe, au solitaire, au Poète. ― Et il y a de la peur dans cette haine. » (Lettre à George Sand, 12 juin 1867)« Le bourgeois (c'est-à-dire l'humanité entière maintenant y compris le peuple) se conduit envers les classiques comme envers la religion : il sait qu'ils sont, serait fâché qu'ils ne fussent pas, comprend qu'ils ont une certaine utilité très éloignée, mais il n'en use nullement et ça l'embête beaucoup, voilà. » (Lettre à Louise Colet, 22 novembre 1852)
Douleur : « Ne soyez pas complaisantes pour vos douleurs. » (Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, 16 janvier 1866) « Je sais bien que la douleur est un plaisir et qu'on jouit de pleurer. Mais l'âme s'y dissout, l'esprit se fond dans les larmes, la souffrance devient une habitude et une manière de voir la vie qui la rend tolérable. » (Lettre à Ernest Feydeau, 26 octobre 1859) « Tu as beau être athée en médecine, je t'assure qu'elle peut faire beaucoup de mal. On vous tue parfaitement si on ne vous guérit pas. » (Lettre à Louise Colet, 7 avril 1854)
Ego : « Au fond de tous nos amours et de toutes nos admirations, nous retrouvons : Nous ! Ou quelque chose d'approchant ? Qu'importe, si nous est Bien ! » (Lettre à George Sand, 23 janvier 1867) « On n'y voit pas toujours clair en soi et, surtout lorsqu'on parle, le mot surcharge la pensée, l'exagère, l'empêche même. » (Lettre à Louise Colet, 19 septembre 1852) « Est-ce d‘avoir plus que jamais touché du doigt la vanité de nous-mêmes, de nos plans, de notre bonheur, de la beauté, de la bonté, de tout, mais je me fais l‘effet d‘être borné et bien médiocre. » (Lettre à Maxime Du Camp, 7 avril 1846)
Ennui : « Et puis je ne suis pas naturellement gai. Bas-bouffon et obscène tant que tu voudras, mais lugubre nonobstant. Bref, la vie m'emmerde cordialement, voilà ma profession de foi. » (Lettre à Ernest Feydeau, 6 août 1857)
Homme : « Et de quoi les hommes peuvent-ils être coupables ? insuffisants que nous sommes, pour le mal comme pour le bien ! » « Il faut, si l'on veut vivre, renoncer à avoir une idée nette de quoi que ce soit. L'humanité est ainsi, il ne s'agit pas de la changer, mais de la connaître. » (Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, 18 mai 1857) « Je suis de la nature des dromadaires, que l'on ne peut faire marcher lorsqu'ils sont au repos et l'on ne peut arrêter lorsqu'ils sont en marche ; mais mon cœur est comme leur dos bossu : il supporte de lourdes charges aisément et ne plie jamais. » (Lettre à Maurice Schlesinger, fin mars-début avril 1857) « L’avenir est ce qu’il y a de pire, dans le présent. Cette question « que seras-tu ? » jetée devant l’homme est un gouffre ouvert devant lui et qui s’avance toujours à mesure qu’il marche. » (Lettre à Ernest Chevalier, 24 février 1839)
Honneurs : « La recherche d'un honneur quelconque me semble, d'ailleurs, un acte de modestie incompréhensible ! » (Lettre à George Sand, 28 octobre 1872) « Quand on a quelque valeur, chercher le succès, c‘est se gâter à plaisir, et chercher la gloire c‘est peut-être se perdre complètement. » (Lettre à Louise Colet, 23 octobre 1846) « Il me reste encore les grands chemins, les voies toutes faites, les habits à vendre, les places, mille trous qu‘on bouche avec des imbéciles. Je serai donc bouche-trou dans la société, j‘y remplirai ma place. » (Lettre à Ernest Chevalier, 23 juillet 1839)
Nature : « En d'autres circonstances, ce pays m'aurait charmé, mais la nature n'est pas toujours bonne à contempler. Elle nous renforce dans le sentiment de notre néant et de notre impuissance. » (Lettre à Edma Roger des Genettes, 3 octobre 1875) « Les gens légers, bornés, les esprits présomptueux et enthousiastes veulent en toute chose une conclusion ; ils cherchent le but de la vie et la dimension de l'infini. Ils prennent dans leur pauvre petite main une poignée de sable et disent à l'Océan : « Je vais compter les grains de tes rivages. » Mais comme les grains leur coulent entre les doigts et que le calcul est long, ils trépignent et ils pleurent. Savez-vous ce qu'il faut faire sur la grève ? Il faut s'agenouiller ou se promener. Promenez-vous. » (Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, 18 mai 1857)
Progrès : « Quel effondrement ! quelle chute ! quelle misère ! quelles abominations ! Peut-on croire au progrès et à la civilisation, devant tout ce qui se passe ? À quoi sert donc la Science, puisque ce peuple, plein de savants, commet des abominations dignes de Huns ! et pires que les leurs, car elles sont systématiques, froides, voulues, et n'ont pour excuse ni la passion, ni la Faim. » (Lettre à George Sand, 27 novembre 1870) « L'industrialisme a développé le Laid dans des proportions gigantesques. » (Lettre à Louise Colet, 29 janvier 1854) « On ne peut malheureusement s'abstraire de son époque. Or, je trouve la mienne stupide, canaille, etc., et je m'enfonce chaque jour dans une ourserie qui prouve plus en faveur de ma moralité que de mon intelligence. » (Lettre à Maurice Schlesinger, 24 novembre 1853)
Repos : « On ne devrait jamais se reposer, car du moment qu'on ne fait plus rien, on songe à soi, et dès lors on est malade, ou l'on se trouve malade, ce qui est synonyme. » (Lettre à Ivan Tourguéniev, 29 juillet 1874) « Toute mon ambition maintenant est de fuir les embêtements. ― Et je suis certain par là de n'en pas causer aux autres, ce qui est beaucoup. » (Lettre à George Sand, 28 octobre 1872)
Sensualité : « Ce qui n'empêche pas Mme Sand de croire que de temps à autre « une belle dame vient me voir », tant les femmes comprennent peu qu'on puisse vivre sans elles. » (Lettre à Edmond et Jules de Goncourt, 12 janvier 1867) « Le sens du grotesque m'a retenu sur la pente des désordres. Je maintiens que le cynisme confine à la chasteté. » (Lettre à George Sand, 22 septembre 1866) « je sais peu d'hommes moins « vicieux » que moi. J'ai beaucoup rêvé et très peu exécuté. » (Lettre à George Sand, 22 septembre 1866) « J'ai pris plaisir à combattre mes sens et à me torturer le cœur. J'ai repoussé les ivresses humaines qui s'offraient. Acharné contre moi-même, je déracinais l'homme à deux mains, deux mains pleines de force et d'orgueil. » (Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, 4 novembre 1857) « Moi aussi, je me suis volontiers refusé à l'amour, au bonheur... » (Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, 30 mars 1857) « Je me suis sevré volontairement de tant de choses que je me sens riche au sein du dénuement le plus absolu. J‘ai encore cependant quelques progrès à faire. » (Lettre à Alfred Le Poittevin, 17 juin 1845)
Spiritualité : « Ces gens-là, d'ailleurs, n'entendent rien à l'âme. Je les connais, allez ! » (Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, 6 juin 1857) « Je n'aime point la vie et je n'ai point peur de la mort. L'hypothèse du néant absolu n'a même rien qui me terrifie. Je suis prêt à me jeter dans le grand trou noir avec placidité. » (Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, 30 mars 1857) « La conception du paradis est au fond plus infernale que celle de l'enfer. L'hypothèse d'une félicité parfaite est plus désespérante que celle d'un tourment sans relâche, puisque nous sommes destinés à n'y jamais atteindre. » (Lettre à Louise Colet, 21 mai 1853)
Vieillissement : « Il me semble, par moments, que je deviens idiot, que je n'ai plus une idée et que mon crâne est vide comme un cruchon sans bière. » (Lettre à Ivan Tourguéniev, 29 juillet 1874) « Je rêvais l'amour, la gloire, le Beau. J'avais le cœur large comme le monde et j'aspirais tous les vents du ciel. Et puis, peu à peu, je me suis racorni, usé, flétri. » (Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, 4 novembre 1857) « On dit que le présent est trop rapide. Je trouve, moi, que c'est le passé qui nous dévore. » (Lettre à Maurice Schlesinger, fin mars-début avril 1857)




lundi 4 octobre 2010

4 octobre 2010 : de l'amitié



nous ne comprenons la simplicité
que quand le cœur se brise
(Nicolas Bouvier, Le dedans et le dehors)

Je reviens d'un voyage-éclair à Clermont-Ferrand, où la manifestation a été magnifique : 20000 personnes au bas mot. Je reviendrai sur les retraites ultérieurement. Là, je suis trop pris par ma préparation de la soirée que je vais animer avec Georges Bonnet comme invité à la Librairie La Belle aventure jeudi 7 octobre prochain, à 20 h 30 (pour les Poitevins qui lisent mon blog).
Georges Bonnet a quatre-vingt onze ans. Il est toujours grand et droit, devenu un peu plus sec, ses muscles fondant doucement, comme il sied à un vieux monsieur dont "l'ombre est plus légère / que celui qui la porte" (Nicolas Bouvier). Je l'admire profondément, il s'est mis à écrire, la retraite venue, des poèmes d'abord, une quinzaine de recueils, d'une poésie d'une simplicité et d'une humanité intenses, puis de la prose, trois romans et deux recueils de nouvelles. Il est maintenant affligé de dégénérescence maculaire, ne peut plus guère lire, et sa femme, atteinte d'une forme très grave de la maladie d'Alzheimer, a été placée dans une maison spécialisée où il va la voir tous les après-midis : "voici venu le temps des ombres humiliées" dont parle Nicolas Bouvier.
Je lui rends visite toutes les semaines, parfois deux fois, et nous avons des échanges sur la vie, sur le vieillissement, sur la littérature. "Connaissez-vous dans ce Paris, qui est si grand, une seule maison où l'on parle de littérature ?" demandait Gustave Flaubert à George Sand dans une lettre du 21 mai 1870. Eh bien, je peux vous garantir qu'à Poitiers il y en a au moins une (et même deux, avec celle d'Odile Caradec) ! Georges, maintenant seul le soir, se demande avec quelque angoisse comment continuer à vivre : en dehors de ses enfants, je suis quasiment le seul à le visiter. Il se pose donc les mêmes questions que Nicolas Bouvier (je viens de lire son très beau recueil, éditions du Seuil, collections Points, excusez-moi de le citer beaucoup !) et que d'ailleurs moi-même, maintenant que je suis seul : "que de peu de raisons d'être ! / et qu'ai-je à faire ici ?"
Il m'a fait la belle surprise, l'autre soir, alors que je passais le voir en sortant de ma répétition théâtrale, de m'inviter à dîner. Je sais, pour le vérifier chaque jour, que le plus dur, dans la solitude, c'est manger. Un repas face à soi-même, c'est être dans "l'auberge aveugle du chagrin" qu'évoque Nicolas Bouvier, décidément une mine. Pourtant, il faut bien nourrir "ce logis piteux et mal aimé du corps" (toujours Bouvier). Et l'assiette se vide, avec bien peu de plaisir, souvent...
Il rend donc visite à sa femme tous les jours. Il m'a prêté le beau texte de Christian Bobin sur son père atteint d'Alzheimer, La présence pure : j'y ai relevé quelques phrases. "La bête qui ronge leur conscience leur en laisse assez pour qu'ils connaissent, par instants, l'horreur d'être là", m'a rappelé le cri de ma marraine quand je suis allé la voir il y a huit jours : Ici, je ne suis rien ! "Le grand malheur de croire que l'on sait quelque chose", écrit aussi Bobin. Cet affaissement progressif dans l'absence nous renvoie à notre "vie mal cousue" (Bouvier) et, pour Georges, au jour où "désormais il portera seul sa tristesse, comme un bol à ne pas renverser" (Jean-Baptiste Para, La faim des ombres) : pour moi, c'est déjà fait.
Mais cette invitation impromptue m'a fait un bien fou (à faire mentir le poète polonais Rósewicz, qui écrivait : "c’était donc ça un jour / un de ces jours précieux / qui ne reviennent jamais"), et je suis bien d'accord avec notre amie Joy Sorman (dernier écrivain à être venue à la prison jeudi dernier), qui dans Boys, boys, boys, nous dit : "Et les jours passent et les amitiés sont les combustibles de ces jours." En tout cas, ce fut un moment précieux, même si je ne me suis pas attardé. Depuis quatre ans que je lui rends des visites régulières, Georges m'a beaucoup parlé. Il faudrait absolument que je me munisse d'un appareil enregistreur pour l'interroger plus précisément (et systématiquement, tant dans la chronologie que dans les thématiques) sur sa vie et sur son œuvre, je suis sûr que ça ferait un volume d'entretiens formidable, tant cet homme est exceptionnel.
Mais je suis tellement lamentable avec tous ces appareils modernes que j'hésite un peu. Ainsi, Lucile vient à Clermont de me donner un téléphone mobile qu'elle n'utilisait pas, pour remplacer mon vieil appareil qu'il faut recharger tous les deux jours ; je n'arrive même pas à envoyer un sms avec ce nouvel engin, plus beau mais plus sophistiqué ! Va falloir que j'aille dans une boutique m'en faire expliquer l'usage, en sachant par avance que j'aurai tout oublié en sortant du magasin... Il me semble qu'un simple cassettophone-enregistreur suffirait. Je suis comme Flaubert : "Il est vrai que je suis un fossile et ne comprends rien au monde moderne, mais le monde moderne me rend la pareille" (Lettre à Guy de Maupassant, 16 février 1879). Dans une autre lettre, Flaubert écrivait aussi : "Nous n'habitons pas le pays qui nous convient. Nous ne sommes pas de ce siècle ! Ni peut-être de ce monde ?" Vous comprenez sans doute pourquoi j'ai tant apprécié de lire sa Correspondance.
Oui, pour moi aussi, un jour, la comédie va finir. Dans le journal ce matin, gros titre : Une fillette se tue en tombant du neuvième étage. C'est dans une tour voisine de la mienne. Il semble que ce soit un accident. Mais ça fait rêver quand même !
Pour ne pas rester sur le pessimisme (encore que), je vous offre un poème de Michel Leiris, extrait de Haut Mal, suivi de Autres lancers, collection Poésie, Gallimard (Georges Bonnet veut que je commence ma présentation par ce poème qui lui semble définir son art poétique) :

M'alléger
me dépouiller

réduire mon bagage à l'essentiel

Abandonnant ma longue traîne de plumes
de plumages
de plumetis et de plumets

devenir oiseau avare
ivre du seul vol de ses ailes