samedi 30 juillet 2022

30 juillet 2022 : cinéma en juillet

 

J’ai toujours détesté la plage, je n’ai que des souvenirs traumatisants liés à la plage, des sensations de bruit, d’odeurs, d’impudeur, de sable jusque dans les pores, de complexes physiques exacerbés par la quasi nudité, cette sensation étouffante que toute la plage ne regardait que moi…

(Fabrice Caro, Broadway, Gallimard, 2020)



Au fond, je suis assez d’accord avec le personnage du livre de Fabrice Caro. Les vacances à la mer, très peu pour moi. Ça pouvait être chouette, à la rigueur, avec mes enfants, mais aujourd’hui ? Déjà, j’aime pas énormément nager, j’ai toujours eu une phobie de l’eau (avec mon cauchemar récurrent de noyade jusqu’à la soixantaine), et bronzer n’a jamais été mon truc. Avec la chaleur en plus… Je préfère encore, quand il fait très chaud, aller passer les après-midis au cinéma. Il n’y a pas grand-monde, car la population s’agglutine devant les marchands de glace ou sur les terrasses de café, quand ce n’est pas au restaurant (l'été, c'est la "grande bouffe") ou dans les voitures, pour aller à la plage, justement.

De plus, le cinéma propose de très bons films étrangers, dont des reprises (du cinéma italien de la grande époque, par exemple, ou la rétrospective Pasolini) et des nouveautés sidérantes, parfois en avant-première, venant de Corée, Égypte, Iran, ou Japon. Je signale pour mémoire le très bon film coréen Decision to leave, où l’on voit un inspecteur de police s’empêtrer dans son enquête en tombant amoureux de la principale suspecte. J’ai vu ce film à Poitiers lors de mon vagabondage de la mi-juillet. il m'a enchanté.

En déplacement à Clermont-Ferrand le dernier week-end pour dire au revoir à Mathieu avant son départ pour l’Allemagne, nous avons vu Tempura, un film japonais. Une sorte de romance entre une trentenaire japonaise et un jeune homme nettement plus jeune qu’elle, et qui semble tout aussi réfractaire à se lancer dans une histoire d’amour. Ce qui m’a, évidemment, rappelé ma jeunesse et mes difficultés à me lier d’amour. La jeune trentenaire se parle à elle même en commentant ce qui lui arrive d’une voix masculine, et elle en cause aussi à sa collègue de travail qui elle cherche à se caser également… Une histoire d'amour balbutiante mâtinée au drame de la solitude et ça fait finalement une sorte de comédie presque enjouée, avec deux protagonistes aussi timides l’un que l’autre. À l’époque des coucheries immédiates (et sans lendemain), ça m’a fait plaisir. La réalisatrice a for bien dirigé ses acteurs.

Avec Leila et ses frères (Leila's Brothers), film iranien (mais tourné ailleurs qu'en Iran et interdit là-bas) présenté au Festival de Cannes, on a affaire à une histoire de famille : le père, une sorte de patriarche de 80 ans, est rejeté par sa propre fratrie. Ses quatre fils (entre 40 et 50 ans) sont tous au chômage. Leila, la fille unique, n’a jamais pu trouvé de mari, à cause des dissensions familiales. C’est la seule qui travaille, y compris à la maison (elle dit à son père : « Je suis votre bonniche »), et elle aimerait bien ouvrir une boutique pour donner du travail à ses frères. Mais pour cela, il faudrait que le père accepte de donner un peu d’argent... C’est un drame social très réussi, avec des personnages forts, auxquels on s’attache et qui sont joués par des acteurs et actrices épatants. Un peu long (plus de 2 h 45), mais on ne s’ennuie pas une seconde.

Quant à La conspiration du Caire (Boy from Heaven), l’Ègyptien Tarik Saleh nous donne un film politico-religieux, qui se passe dans l'université Al-Azhar du Caire, haut lieu de l'enseignement et de la pensée de l'Islam, équivalent du Vatican pour la religion musulmane. Un endroit que le gouvernement égyptien cherche à noyauter, en influençant notamment l'élection du Grand Imam. C'est ce moment que montre le film, proposant l'itinéraire d'un étudiant novice, modeste fils de pêcheur, qui a obtenu une bourse pour y apprendre la théologie, et qui se trouve pris malgré lui dans les intrigues politico-religieuses de l’élection du nouveau grand imam. Film passionnant de bout en bout, impressionnant même, tant pour les scènes de groupe que pour celles plus intimes. Il est certain que Tarik Saleh va se faire de nouveaux ennemis dans son pays d'origine : le film (coproduit par Arte et d’autres pays européens) n'a évidemment pas pu être tourné en Égypte (où il sera peut-être interdit), mais paraît juste, y compris les scènes de rue. L’interprétation est formidable, un film magnifique où on ne s'ennuie pas une seconde. 

 

mardi 12 juillet 2022

12 juillet 2022 : le poème du mois, Emily Dickinson

 


Le bonheur que tu saisis avec un autre ne m’enlève rien de toi. Tu ne pouvais trouver ce bonheur avec moi.

(Erri De Luca, Impossible, trad. Danièle Valin, Gallimard, 2020)


Un poème n’a pas besoin d’être très long pour nous toucher, témoin celui-ci, que j’ai trouvé dans le dernier numéro de le revue Arpa de Clermont-Ferrand, qui a publié il y a quelques années certains de mes poèmes. Et si je leur en envoyais de nouveaux, maintenant que j’ai un recueil presque prêt ?

Il s’agit d’un poème de la poétesse américaine Emily Dickinson, traduit par Raymond Farina.


                JE SUIS PERSONNE


Je suis personne ! Qui es-tu ?

Es-tu personne, toit aussi ?

Alors nous faisons la paire – tais-toi !

On nous bannirait, tu sais.


C’est si triste d’être quelqu’un !

Si commun, comme une grenouille,

De dire au long des jours son nom

À un marécage en extase !

 

    

Le poème en anglais :


I'm nobody, who are you ?

Are you nobody, too ?

So there's a pair of us - don't tell !

They'd banish us, you know.


How dreary to be somebody !

How daunting, like a frog,

To tell your tale the lifelong day

To an admiring bog !

 

lundi 11 juillet 2022

11 juillet 2022 : arpentage autour de Louise Michel (1830-1905)

 

c’est le bien qui est quelque chose d’anormal. […] Anormal, mais possible…

(Simone Weil, Venise sauvée, Rivages, 2020)


Finalement, mon rhume bien que très fort, a rapidement diminué, au point que j’ai pu reprendre mon atelier d’écriture (au GEM – Groupement d’Entraide Mutuelle) du vendredi matin, puis je suis allé samedi après-midi à la Maison des Femmes de Bordeaux (dont je suis, semble-t-il, le seul adhérent masculin) participer à l’arpentage du livre de Paule Lejeune, Louise Michel l’indomptable (Éd. des Femmes, 1977)1. Cette technique d’éducation populaire est née dans les cercles ouvriers à la fin du XIXème siècle , et a été remise à l’honneur pendant la Résistance et par les groupes d’éducation populaire nés de la Résistance, notamment "Peuple et culture", auquel j’ai participé dans les années 70, quand je travaillais à Angers.


                                                         Réédition chez L'Harmattan, 2002

C’est la deuxième fois que j'assistais à un arpentage à la Maison des Femmes. Les principes sont les suivants : les organisatrices choisissent un livre pour en faire une lecture commune à un groupe de personnes entre 6 et 20, là, on était 12. On découpe le livre en douze parties égales et on distribue les parts ainsi crées : chacun.e s’en approprie une. Chaque membre du groupe lit (tout seul) sa partie pendant une demi-heure, puis en restitue aux autres pendant environ cinq minutes ce qu’il en a retenu, dans l’ordre chronologique ou non du livre. 

Ainsi le livre-objet est désacralisé (on n’hésite pas à le déchirer), la lecture n’effraie pas les lecteurs timides (une vingtaine de pages sont à lire), on découvre un travail coopératif, on crée une culture commune autour de ce livre, de ses idées-force, de ce qu’il nous a apporté individuellement par rapport à notre vécu, sur le plan de nos émotions… Qu’est-ce que ça change éventuellement dans mon existence ou dans ma façon de penser ? On déscolarise ainsi la lecture, on entre plutôt dans une réflexion critique qui, au fur et à mesure que chaque membre évoque son ressenti, permet d’entrer dans un univers collectif de confrontation des idées. Quelles ouvertures deviennent possibles ? Puis le débat devient commun.


Il se trouve que je m’étais remis à Louise Michel depuis quelques semaines, et que j’étais en train de lire Le roman de Louise, une biographie écrite par le conteur et romancier Henri Gougaud, et quand j’ai reçu en cours de semaine l’avis de cet arpentage, je n’ai pas trop regretté de n’être pas allé à La Rochelle, dont le Festival de cinéma m’avait pourtant alléché. Et donc, ça tombait à point. Les discussions furent passionnantes. Et cet arpentage a donné à tout le groupe l’envie d’en savoir plus sur Louise Michel, de lire ses livres, de comprendre ses positions fortes mais aussi ses faiblesses. Ainsi, elle n’était pas favorable au droit de vote des femmes ! Mais n’est-ce pas elle qui écrivait dans ses Mémoires : "Nous ne valons pas mieux, sachez-le, que les hommes. Simplement le pouvoir ne nous a pas encore gâtées et corrompues".

1 L’arpentage est une méthode de découverte à plusieurs d’un ouvrage, en vue de son appropriation critique, pour nourrir l’articulation entre pratique et théorie. C’est une technique d’auto-émancipation grâce à laquelle un collectif peut s’apprendre mutuellement. (Sébastien Charbonnier)

 

samedi 9 juillet 2022

9 juillet 2022 : la chanson du mois , "À bicyclette" (Y. Montand)

 

Comme le piéton, le cycliste est en contact direct avec son environnement : il mobilise pleinement et en permanence tous les sens. Sa vision est panoramique, sans aucun angle mort. Il profite de la ville en trois dimensions : son décor, ses monuments, ses commerces, son ciel, ses passants… Son ouïe, débarrassée du bruit continuel d’un moteur tout proche, est capable de repérer dans le brouhaha général des conversations, des chants d’oiseau ou des bruits suspects. Son odorat s’aiguise avec les senteurs printanières ou s’atrophie avec les émissions polluantes. Son sens du toucher s’exerce au contact des intempéries : froid, douceur, chaleur, brise, vent, pluie, neige… Même son sens du goût s’avive avec l’effort qui lui ouvre l’appétit.

(Frédéric Héran, Le retour de la bicyclette, une histoire des déplacements urbains en Europe, de 1817 à 2050, La découverte, 2015)


J’ai repris la bicyclette, malgré mon gros rhume (sans doute covidien) qui m’a cloué au lit pendant deux jours, comme "au bon vieux temps" de mes sinusites d’antan, que je croyais pourtant définitivement disparues. J’ai renoncé à aller à La Rochelle, pour ne contaminer personne. Tant pis pour le Festival dont le programme me paraissait alléchant ! Et, en reprenant ma bicyclette, à raison de 20 km par jour minimum, je savoure mon corps retrouvé et fends l’air, pas encore caniculaire…

Ce qui me permet de vous donner ma chanson du mois, à bicyclette, chanté par Yves Montand :

écouter ici : https://www.youtube.com/watch?v=eoHjQs6C4UY



Quand on partait de bon matin
Quand on partait sur les chemins
À bicyclette
Nous étions quelques bons copains
Y avait Fernand, y avait Firmin
Y avait Francis et Sébastien
Et puis
Paulette


On était tous amoureux d'elle
On se sentait pousser des ailes
À bicyclette
Sur les petits chemins de terre
On a souvent vécu l'enfer
Pour ne pas mettre pied à terre
Devant Paulette


Faut dire qu'elle y mettait du cœur
C'était la fille du facteur
À bicyclette
Et depuis qu'elle avait huit ans
Elle avait fait en le suivant
Tous les chemins environnants
À bicyclette


Quand on approchait la rivière
On déposait dans les fougères
Nos bicyclettes

Puis on se roulait dans les champs
Faisant naître un bouquet changeant

De sauterelles, de papillons
Et de rainettes


Quand le soleil à l'horizon
Profilait sur tous les buissons
Nos silhouettes
On revenait fourbus, contents
Le cœur un peu vague pourtant
De n'être pas seul un instant
Avec Paulette


Prendre furtivement sa main
Oublier un peu les copains
La bicyclette
On se disait c'est pour demain
J'oserai, j'oserai demain
Quand on ira sur les chemins
À bicyclette


 

dimanche 3 juillet 2022

3 juillet 2022 : la guerre 4, le verbe "faire"

 

Pour les montagnes que vous escaladerez, je vous ai dit d’éviter le verbe « faire ». Ne dites pas : j’ai fait celle-ci. C’est le monde qui s’est chargé de les faire.

(Erri De Luca, Impossible, trad. Danièle Valin, Gallimard,2020)


Je trouve en effet, comme le romancier italien, cette fâcheuse utilisation du verbe faire à tout bout de champ pour signifier toute autre chose. Par exemple, on dit j’ai fait Cuba (ou le Vietnam, la Russie, l’Egypte, Venise, etc), à la place de « j’ai visité » ou « je suis allé à ». De même, beaucoup de cyclotouristes disent j’ai fait le Galibier, le Tourmalet ou le Mont Ventoux alors que « j’ai escaladé à vélo » serait plus approprié. Pour ma part, je ne dis jamais j’ai fait le marathon de New York, au lieu de « j’ai couru » ou « j’ai participé au » ! Cet usage excessif du verbe faire, par manque de vocabulaire peut-être, par paresse probablement, par souci de se mettre en valeur (comme tous les selfies qui traînent sur les réseaux sociaux) ou mettre en valeur sa capacité à beaucoup voyager, pédaler, courir, etc, me paraît symptomatique de ce début de siècle. L’individu est tellement nié dans sa personnalité, broyé par la machine sociale qu’il en arrive à prétendre avoir fait ceci ou cela.

 

Par contre, on devrait dire : « j’ai fait la guerre », non seulement quand on a été soldat, homme politique ou dictateur déclencheur de la guerre, mais quand on a laissé la guerre se faire, sans en empêcher le moins du monde la venue ou la continuation. Ainsi, actuellement, en laissant nos marchands de mort vendre leurs cargaisons d’armes meurtrières par notre passivité (et parce qu’il faut bien que notre économie tourne, qu’on n’accroisse pas le chômage, tant de raisons fallacieuses), nous ne sommes pas artisans de paix, mais nous sommes complices des faiseurs de guerre, nous contribuons à alimenter la guerre. Et l’ONU, qui avait été créée pour éviter les guerres ou du moins régler les conflits, n’est pas plus brillante que nous !

D’ailleurs, on peut se poser la question : pourquoi l’Ukraine a fait appel à l’OTAN plutôt qu’à L’ONU, au risque d’élargir la guerre à toute l’Europe ? On sait que la guerre dissimule toujours son objectif premier : le pillage. Comme par hasard, l’OTAN n’intervient pas en Palestine (ou d’ailleurs l’ONU peut pondre des tas de résolutions pour mettre fin à l’expansion d’Israël, non suivies d’effets, comme si c’était normal) et au Yemen, car il n’y a rien à gagner. Ne parlons pas de l’Irak, de l’Afghanistan, de la Libye, de la Syrie, où on prétendait chasser des dictateurs et où on a laissé des décombres sanglantes.

Nous sommes nombreux à penser que donner des armes aux Ukrainiens est une manière de pousser les marchands de mort à prolonger la guerre. Dans quel but ? Quand va-t-on prendre du temps pour négocier ? Va-t-on laisser Poutine sortir son arsenal nucléaire, au risque que les USA (et la France, la Grande-Bretagne) en fassent de même dans la minute qui suit. Où sont les mouvements pacifistes et pour la paix ? Où sont les manifs de refus de la guerre pour que nos dirigeants prennent la bonne décision, c’est-à-dire arrêtent tout ? Est-ce parce que se montrer pacifiste et partisan des droits de l’homme est vu désormais comme complotiste ? Il est plus dur de se battre contre la guerre que de se ruer contre un ennemi : l'écrivain Jean Giono le pacifiste en a su quelque chose qui fut emprisonné en 1939, puis derechef en 1944.

Oui, la guerre est un crime, la guerre détruit, assassine, torture, mutile, fait ressortir les plus bas instincts. Les médias en font leurs choux gras, comme si c’était un spectacle. Où sont nos intellectuels pour protester ? Nos étudiants de l’époque de la guerre du Vietnam ? Écoutons Albert Camus : "Devant les perspectives terrifiantes qui s’ouvrent à l’humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille la peine d’être mené, ce n’est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir définitivement entre l’enfer et la raison" (éditorial de Combat, 8 mai 1945).


samedi 2 juillet 2022

2 juillet 2022 : Jean Rouch le cinéaste humaniste

 

La raison pseudo-universaliste n'est autre que la raison coloniale : elle n'est pas l'universalisme comme projet pour l’humanité, mais une idéologie de l’universel au service de la supériorité européenne.

(Julien Suaudeau et Mame-Fatou Niang, Universalisme, Anamosa, 2022)


Je connaissais Jean Rouch cinéaste, et cinéaste de l’Afrique noire, mais j’ignorais l’ethnographe (quoique ses films le montrent) et le voyageur, sa curiosité insatiable de l’autre, des autres, sans préjugés. Je viens de lire Alors le Noir et le Blanc seront amis : carnets de mission, 1946-1951 (Mille et une nuits, 2008), un livre de voyage exceptionnel dont je ne résiste pas à vous proposer ces quelques phrases des paragraphes de conclusion qui en disent long sur la marche à suivre quand on est un vrai voyageur :



« Je n’oublierai jamais les leçons de méfiance que j’ai reçues en arrivant en Afrique. Sur le paquebot de vieux coloniaux initiaient les nouveaux venus aux mystères de le vie coloniale […] ils tenaient à nous inculquer la haine du nègre. […] 

« Ces vieux coloniaux étaient par ailleurs d'une si évidente stupidité que, par réaction, ils m'ont fait, a priori, aimer les Noirs.

« Car il faut qu’entre des hommes si différents, une occasion révèle un point commun. […] C’est […] la rencontre pour ce que ce mot exprime de hasard, de fragilité et d’espoir.

« Et, un jour, au cours d’une panne de camion sur la piste de la brousse, pendant une chasse ou une promenade, […] le Blanc dira. Il dira ses parents, son pays, un peu de sa vie, les amis qui vivent là-bas et les femmes si belles dans les rues le soir, le métro et les pâtisseries. Il dire les arbres, les parcs et les pelouses, la neige et les montagnes, les théâtres et les concerts, les vacances… Et le Noir qui ne sait pas ce qu’est la neige ou les concerts, écoutera et, lentement, l’idole inaccessible, le commandant de cercle et le chef des travaux ne sera plus un être infaillible retranché derrière ses plans ou ses télégrammes-lettres, il se révélera lui aussi rêveur, paresseux, gourmand, il aura tous les bons défauts sans lesquels seraient de froides mécaniques. Et, ce jour-là, ou un autre, le Noir, à son tour, dira.il dira ce qu’il est, les enfances dures de peul à « berger », les troupeaux de pâturage à pâturage, où l’on reste seul pendant deux ou trois ans à se nourrir seulement de lait, à disputer aux lions les bêtes confiées, les enfances bambara avec les sociétés, les initiations, les enfances des pêcheurs où l’on va dans une frêle pirogue se battre conte le crocodile terrible. Il dira l’Afrique immense et rude, les villages tièdes et sonores où l’on est si bien à l’abri, et la brousse alentour, où vivent les génies et les dieux… Et l’homme blanc comprendra peut-être que le Noir, qu’il croyait si ignorant, si primitif, a aussi des techniques adroites, des façons de penser cohérentes, une philosophie extraordinaire du monde et de la vie, en un mot, une civilisation que rien ne permet de classer au-dessous de notre civilisation, une civilisation très différente certainement, mais aussi riche et aussi valable que la nôtre.

« Alors l’homme noir et l’homme blanc seront amis.

 

 

vendredi 1 juillet 2022

1er juillet 2022 : "Incroyable mais vrai"

 

Si tu veux pouvoir supporter la vie, sois prêt à accepter la mort.

(Sigmund Freud, Essais de psychanalyse, trad. sous la dir. d’André Bourguignon, Payot, 1989)


Depuis déjà pas mal de temps, je me tue à critiquer la technologie triomphante, qui culmine avec les smartphones (et les écouteurs dans les oreilles), les drones et les innombrables machines utilisant l’électricité (voir ma page du 18 novembre 2021). Heureusement des périodiques (La décroissance par exemple), des livres (Tourisme, arme de destruction massive, Technopoly : comment la technologie détruit la culture) ou des films nous rappellent à l’humilité devant ce déferlement impitoyable destiné à nous abrutir.


Incroyable mais vrai de Quentin Dupieux se moque allègrement de la technologie, en ajoutant une touche fantastique. Soit deux couples bien branchés dans la modernité. Dans l’un, c’est l’homme (Benoit Magimel) qui dérape par souci de ne penser qu’au sexe, plaie du monde moderne : la technologie ne pourrait-elle pas ajouter un plus à sa sexualité débordante ? Sa compagne (Anaïs Demoustier) ne semble pas contre. Dans l’autre couple, c’est le femme (Léa Drucker) qui tient absolument à rajeunir, autre plaie actuelle, au grand dam de son mari (Alain Chabat) qui préférerait une vie plus pépère. Résultat des courses, les deux couples finissent par s’effriter.

Un film d’une grande loufoquerie (parfois un peu potache) à laquelle Dupieux nous a habitués et qui tranche avec le comique franchouillard. Je l’ai vu deux fois et je dois dire qu’il m’a fait davantage rire à la deuxième vision, où j’étais chargé de mener après le film une discussion sur le film avec un groupe de seniors invités par l’Association des Amis de l’Utopia. Il faut bien sûr abandonner son côté cartésien pour entrer dans l’intrigue et accepter l’humour absurde. Les comédiens sont formidablement entrés dans l’univers du cinéaste et nous ravissent pour peu qu’on accepte les postulats de départ que je ne dévoilerai pas ici.