ces experts télévisuels et radiophoniques, qui profitaient du moment pour orienter le débat du côté de leurs propres peurs et de leurs obsessions […] ces génies du vide de la pensée…
(Abd al Malik, Réconciliation, R. Laffont, 2021)
J’ai toujours été marqué, dès l’enfance, par les guerres. D’abord, celle qui venait de se terminer, et à laquelle mon père avait participé en tant que militaire en 1944-1945, tout comme il participa plus tard à la guerre d’Indochine, puis à celle d’Algérie, si semblable à celle que nous décrit Svetlana Alexiévitch dans Les cercueils de zinc (Bourgois, 1991). La lecture de ce livre remet les pendules à l’heure : non, mesdames et messieurs les journalistes, la guerre n’est pas un spectacle comme on le voit trop actuellement, ce n’est pas un divertissement, c’est du sang, de la mort et des larmes.
Il faudrait faire un rappel sur la première guerre d’Afghanistan, celle menée par l’URSS, de décembre 1979 à février 1989, qui a opposé les moudjahiddin, soutenus par les États-Unis et des pays à majorité musulmane, au régime communiste afghan, soutenu par l'URSS. En effet, les communistes afghans, après avoir réussi à prendre le pouvoir, n’ont jamais réussi à s’imposer, ont dû pratiquer une politique répressive qui a entraîné une guerre civile. Le régime a eu besoin de l’aide de l’URSS pour se maintenir, à cause des révoltes. Les Soviétiques s'y sont enlisés, comme plus tard les Américains aidés des occidentaux dans ce même pays. Ce fut une sale guerre, non déclarée, comme la guerre d’Algérie le fut pour nous.
Les soldats russes, pour la plupart des jeunes, femmes et hommes, tout juste majeurs, à peine sortis de l'adolescence, y sont allés, pensant libérer le peuple afghan de son obscurantisme et lui apporter le progrès, construire des écoles, des routes, planter des arbres, etc. Ils ont découvert l'hostilité des populations civiles contre une armée d'occupation, les mines, les balles des snipers cachés dans les montagnes, le climat éprouvant (tantôt glacé, tantôt brûlant), la faim et la soif, les blessures horribles, les mutilations et la mort. En bref, l’enfer. Et les humiliations et brimades des anciens, l’alcool et la drogue, les trafics, les viols et les vols, les meurtres et les massacres de civils, les représailles collectives et les vengeances individuelles, les agonies, la terreur, l’art de tuer sans état d’âme apparent et même le plaisir de tuer, les mensonges des dirigeants et des médias (tiens tiens !) et, in fine, les cercueils de zinc dans lesquels les "héros" (ou ce qui en reste) sont ramenés au pays, le mépris des "embusqués" et la honte.
Ce livre nous renvoie à l’époque actuelle et à la guerre d’Ukraine où nous retrouvons les mêmes atrocités. "En quoi le totalitarisme est-il dangereux ? Il nous rend tous complices de ses crimes. Les bons comme les méchants, les naïfs et les réalistes... ", nous dit l’auteur. Le livre est composé d’une mosaïque de témoignages de soldats revenus parfois estropiés et mutilés (des hommes-troncs), parfois entiers, et de mères de famille. On lit dans ces récits toutes les souffrances, toute la haine, toute la violence rentrée qui ne demande qu’à ressortir. Nous ne faisons que lire, eux, soldats et mères, ont vécu tout cela. Il leur a fallu beaucoup d'humilité et de courage pour parler, pour continuer à s'accrocher à la vie : ce sont des cris de douleur, des relations de sacrifices ou parfois de crimes, dont on ne sort pas plus indemne que les protagonistes. "Mille fois je me suis posée la question : comment traverser le mal sans ajouter au mal dans le monde, surtout aujourd'hui quand il prend des dimensions cosmiques ? A chaque nouveau livre je m'interroge. C'est mon fardeau. C'est mon destin », nous dit l’auteur. Qui a dû affronter un procès après publication.
Car elle avait terni le beau visage de la guerre et l’image idéale des héros. La guerre d’Afghanistan était devenue un drame national en URSS (comme le deviendra la guerre d’Ukraine pour la Russie d’aujourd’hui). Pas seulement parce que des soldats meurent, pas seulement parce que c’est tragique politiquement, mais parce que c’est une sale guerre (comme s'il y en avait de propre !). La guerre de référence, en effet, plusieurs fois citée dans le livre, était pour les soviétiques, la guerre de 1941-1945, la Grande Guerre patriotique, où ils ont résisté aux nazis envahisseurs. Découvrir le fait que des soldats Soviétiques étaient capables de piller, tuer, violer, se comporter comme des nazis, c’était la destruction du mythe idéal de l’homme rouge et du soviétisme.
Voici un florilège de ces témoignages, de ces voix qui nous parlent :
* Les armes modernes multiplient les crimes. Avec un couteau, je pourrais tuer un homme, mettons deux… Avec une bombe, c’est par dizaines… Mais je suis un militaire, mon métier, c’est de tuer. (un lieutenant, chef d’équipe)
* Je peux être heureux, libre… Même sans mes yeux… Ça, je l’ai compris… Il y a tellement de voyants qui ne voient rien. Si j’avais gardé mes yeux, je serais plus aveugle que je ne le suis maintenant. (un soldat éclaireur qui a perdu la vue)
* On attendait une caravane depuis deux jours, trois jours. On restait couchés dans le sable chaud. On faisait sous nous. À la fin du troisième jour, on était devenus dingues. Alors, la première rafale, on y a mis toute notre haine… (un tirailleur motorisé)
* Comprenez qu’il est difficile de garder un idéal quand on se bat en pays étranger et sans savoir pourquoi. (un soldat, artilleur)
* Quand on faisait des prisonniers, on s’étonnait de voir ces gens maigres, épuisés, avec de grandes mains de paysans… Des bandits, ça ? C’était le peuple ! Quant à ceux qui nous jugent aujourd’hui, comme quoi nous avons tué… J’ai envie de leur flaquer mon poing dans la gueule ! Ils n’y sont pas allés, eux… Ils ne savent pas ce que c’est… Ils n’ont pas le droit de juger ! (un commandant, propagandiste dans un régiment d’artillerie)
* ici je me pose constamment cette question : pour quoi mon ami est-il mort ? Pour ces spéculateurs repus ? Ici, ça ne va pas du tout. Je me sens étranger... (un soldat, tireur de mortier)
*J’ai vingt-deux ans, j’ai toute me vie devant moi. Je devrais chercher à me marier. J’avais une fiancée. Je lui ai dit que je la détestais afin qu’elle me quitte. Parce qu’elle avait de la pitié pour moi… J’aurais voulu qu’elle m’aime… (un lieutenant, commandant d’une section de tireurs de mortiers)
* Comme il faut mal aimer son peuple pour l’envoyer à des choses pareilles. À présent je déteste toutes les guerres, même les bagarres entre gamins. (une infirmière)
* Je voudrais comprendre : qui répondra de tout ceci ? Pourquoi tout le monde se tait ? Pourquoi ne nomme-t-on pas les responsables ? (une mère)
* Nous sommes probablement déjà morts… Seulement personne ne le sait… Pas même nous… (une mère)
Un livre fort, émouvant, tendre, dur, essentiel, à lire de toute urgence, comme tous les livres de cette immense écrivaine, qui mérite cent fois son prix Nobel !