d'un
seul coup, je compris que c'est toujours cruel, quand les regards des
autres se posent sur nous, même quand ce sont des regards
bienveillants. Ils font de nous des acteurs. Nous n'avons plus le
droit d'être en nous-même, ils nous faut être là pour les autres,
qui nous détournent de nous-même.
(Pascal
Mercier, Léa,
trad. Carole Nasser, Libella – Maren Sell, 2010)
J'ai
personnellement toujours beaucoup senti la difficulté de me trouver
trop souvent sous le regard des autres. Difficile d'y échapper dans
son enfance, quand on a fait partie, comme moi, d'une fratrie
nombreuse. C'est sans doute pour cette raison que, dès que j'ai pu,
j'ai longtemps vécu seul. Et aussi pourquoi j'aime également
voyager seul. Égoïste, comme certain(e)s me l'ont dit ;
peut-être, mais c'est aussi une thérapie qui m'a magnifiquement
aidé à surmonter mon deuil récent. N'est-ce pas mieux que de
prendre des anti-dépresseurs ?
après l'effort, le réconfort : l'omelette géante de Belvès
Voyager,
en soi, nous permet déjà de sortir de nos petites habitudes, et
de nous
délivrer
de notre train-train, qui peuvent être terribles quand on vit seul.
De faire des rencontres aussi, d'aller au-devant
de surprises, de
sortir de nos émotions ordinaires pour découvrir des sensations
nouvelles, de l'inédit. Tout
cela est décuplé quand on le fait seul ; c'est
nous lancer dans l'aventure. C'est
peut-être
renaître à soi-même. Je n'arrête pas de rappeler à quel point
mon long voyage en cargo (janvier-mars 2013) m'avait rendu zen. Il
fut à la fois une remise en question de moi-même (en serai-je
capable ?) et une manière de me sortir de l'enfermement dans lequel
les autres me casent. Bien
sûr, j'ai
été d'une certaine façon déstabilisé, parfois
mes certitudes ont vacillé en
côtoyant
des êtres si différents de moi (l'équipage multi-national, les
autres passagers), tout en faisant une cure de silence pendant une
bonne partie de la journée. Je crois être allé au-delà de mes
peurs, de mes angoisses existentielles, au plus près de l'infini.
la table des Philippins : barbecue sur le cargo
Le
dernier voyage à vélo, certes très différent, plus physique –
ce
qui m'a obligé à surmonter d'autres types de peurs, liées à
l'affaiblissement de mon corps – a été lui aussi une expérience
forte, vivifiante. On respire, à vélo. Je dirais même mieux :
on entend sa respiration, on la mesure. On rencontre – comme sur
les cargos – des tas d'originaux. Ce n'est pas en restant chez moi
que j'aurais mangé et discuté avec un couple de marcheurs de
Compostelle (à Pommevic), ou
rencontré
un jeune couple avec trois enfants à qui ils font eux-mêmes la
classe ? Voilà, je n'étais plus dans mon quotidien, je
redevenais un peu baba cool, comme lors de cet été passé dans
l'auberge de jeunesse associative de Trélazé en 1973. J'ai non
seulement globalement rajeuni – c'est à Agen comme à Bergerac ou
à Mazamet
qu'on me pensait encore dans le circuit du travail, et non pas
retraité – en rafraîchissant mon corps et ranimant mes neurones,
mais j'apprécie de mieux en mieux le temps qui passe, sa durée, son
épaisseur.
la vallée de l'Elle – et Pégase surchargé
J'ai
affronté mes démons, j'ai pris la mesure de l'existence. Et tant
pis si j'ai un peu perdu en confort, par rapport au même circuit
fait en automobile. Au diable le confort : il
y a un temps pour tout ! Si
je voulais parler, je le faisais à la prochaine rencontre ; si
je voulais rester dans le silence, je me contentais d'un signe de la
main et d'un sourire. Car, comme il est dit dans l'Ecclésiaste, il y
a "un
temps pour se taire, et un temps pour parler".
Toutefois
je ne recommande pas ce type de voyage, en solo, à tout un chacun.
Il faut le désirer, il faut le préparer. Et
bien sûr, il ne faut pas avoir peur de la solitude, ni du contact
avec les inconnus. Tout simplement, il ne faut pas avoir peur. Mais
pourquoi avoir peur ?