La misère a toujours le même visage et laisse les mêmes marques. Le temps, les lieux changent, la misère, non.
(Alberto Cavanna, L’homme qui ne comptait pas les jours, trad. Marie-Françoise Balzan, La Fosse aux ours, 2013)
Un vieil homme découvre devant la porte de son atelier un jeune homme miséreux, visiblement étranger, qui dort. Nous sommes en Italie sur la côte ligure. Le vieil homme, Cristoforo, a perdu sa femme et son fils. Il descend d’une vieille lignée de pêcheurs. Mais la guerre, en 1944, a détruit sa barque de pêche, et il a été contraint de travailler en usine. Maintenant, seul et à la retraite, il utilise l’atelier pour se construire une nouvelle barque : il a commencé il y a cinq ans. Il relève le jeune homme, lui donne à manger, et l’installe dans l’atelier et le fait dormir sur un lit de camp. Je ne vous dévoile pas la suite de l’intrigue, simplement que le vieil homme et Mohamed, le jeune homme, vont lentement s’apprivoiser. Le jeune, migrant évadé d’un centre de regroupement, est lui aussi issu d’une longue lignée de pêcheurs tunisiens. Il va aider le vieux à finir la construction du bateau, et ensemble, ils retrouveront la dignité.
L’auteur est charpentier de marine et parsème son récit de nombreux termes techniques. C’est très beau. J’ai pensé à Hemingway (Le vieil homme et la mer, pour le personnage du vieux), à Steinbeck (Des souris et des hommes, pour la naissance de l'amitié, lent apprivoisement entre deux êtres si différents). J’ai surtout pensé à notre triste humanité qui laisse si peu de place à ce genre de rencontres, en multipliant les centres de rétention et les expulsions, les dénonciations par les "honnêtes gens" de ceux qui secourent les sans-papiers.
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Et je reviens encore sur les migrants, ceux qui ont réussi à pénétrer sur le sol français, et qui sont détenus dans les tristement fameux « centres de rétention », la honte de la République, il est vrai qu’elle n’en est pas à son coup d’essai : les républicains espagnols de 1939 se souviennent des camps qui les ont accueillis !
Au moment où le gouvernement se saisit du prétexte de la pandémie pour nous empêcher d’exercer notre droit de manifester, je propose de réfléchir à ce que nous dit SôS Soutien ô Sans-papiers, un comité de soutien aux sans-papiers, sur leur situation actuelle en centres de rétention et qui appelle à manifester devant tous les centres de rétention le samedi 5 septembre à partir de 14 h.
En effet, "dans plusieurs camps de rétention […] des retenus sont en grève de la faim ! la machine à expulser avec interdictions de retour sur le territoire bat son plein ! Peu importe à ce gouvernement que des retenus mettent leur vie en danger. […] Peu importe la confirmation des cas de COVID-19 dans plusieurs centres. Peu importe l’absence de propreté, d’hygiène et la promiscuité. […] La politique du chiffre et la chasse à l’étranger est assortie d’une obligation à quitter le territoire et, de plus en plus souvent, d’une IRTF (interdiction de retour sur le territoire français) signée par le préfet. […] Bannissements de plus en plus fréquents pour un simple défaut de titre de séjour… avec inscription au système d’information Schengen (SIS), interdiction de visa et d’entrée dans tout l’espace Schengen [Ah ! c’est beau l’Europe! Et on s'étonne que je ne l’aime pas !]. […] Certains sont pères d’enfants français. Ils sont tout de même expulsés, sans possibilité de retour, en violation des articles de loi du code d’entrée et du séjours des étrangers et du droit d’asile (CESEDA). Plus grave : des exilé-es sont expulsé-es vers leur pays où ils risquent la torture et la mort, en violation de l’article 3 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme. […] Le CESEDA dont vous êtes le garant, Monsieur le garde des Sceaux, est régulièrement bafoué. Des jugements sont rendus par visioconférence, sans interprète, sans avocat, même commis d’office. Les juges du tribunal administratif confirment systématiquement les décisions d’expulsion, jugements types non argumentés. Et ces jugements sont rendus au nom du peuple français !"
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Allons-nous laisser des êtres humains être brimés (ici encore, le mot est faible) par des lois iniques et une justice aux ordres, attendrons-nous passivement que la France les laisse mourir de la grève contre la faim, suivant les traces de la détestable Thatcher (dans une soi-disant démocratie) en Angleterre naguère, et du tout aussi horrible Erdogan (lui, laissant clairement voir sa dictature) dans la Turquie aujourd’hui ?
J’avoue que je ne pensais pas voir ça de mon vivant ; et ce n’est pas parce que j’approche de mes 3/4 de siècle que je vais cesser de m’indigner.