samedi 28 août 2021

28 août 2021 : un été avec Colette


Il suffit que la méfiance existe pour que n’importe qui devienne suspect.

(Bertolt Brecht, Grand-peur et misère du IIIème Reich, trad. Pierre Vesperini, L’Arche, 2014)



Je n’avais rien lu de Colette depuis un moment. Mais Antoine Compagnon, en nous racontant tous les jours sur France inter "Un été avec Colette" m'a donné envie de puiser dans ma bibliothèque et de sortir La seconde (1929), inconnu de moi à ce jour, mais que j'avais acheté il y a quelques années. J'étais plutôt cet été plongé dans George Sand jusqu’au cou, achevant une belle étude de Maurice Toesca intitulée Le plus grand amour de George Sand (Albin Michel, 1965) amour qui, d’après lui, fut l’amour maternel : celui de ses propres enfants, et en particulier de son fils Maurice, qu’elle couva. Mais l’auteur constate que ses amants furent presque tous bien plus jeunes qu’elle, en particulier les deux plus célèbres, Musset et Chopin, pour qui l’amour passion dura peu, et elle les traite volontiers dans sa correspondance d’enfant ou de gamin. Elle eut pour eux un amour maternel ou de la "sollicitude maternelle" d'après Maurice Toesca. D’une certaine façon, cela aussi la rapproche de Colette.


Donc, je me suis plongé dans La seconde, un roman que je ne connaissais que de nom et qui m’a fortement intéressé. La "seconde", c’est Jane, secrétaire du grand Farou, écrivain de théâtre de boulevard habitué au succès public et, bien que marié, homme à bonnes fortunes. Jane vit avec eux ; il y a aussi le petit Farou, un adolescent issu d’un premier lit. Et Jane sert aussi de femme de chambre à Fanny, la femme de Farou, en quelque sorte la "première" : elles cousent et cuisinent ensemble, et Jane la sert avec plaisir. Tout le roman est vu du point de vue de Fanny. Fanny découvre un jour que Jane, bien plus jeune qu’elle, est en fait la maîtresse de son mari, comme le sont de nombreuses jeunes actrices qui cherchent chez lui un rôle de débutante et jouent dans ses pièces ; pour ces dernières, ça ne fait à Fanny ni chaud ni froid, elle sait que ce sont des passades. Mais Jane, là, chez elle, ça lui fait mal et la jalousie s’installe. Celui qui est jaloux aussi, c’est le petit Farou, en quête d’une première femme, et qui est amoureux transi de Jane.

Dans cette maison de vacances où ils passent tous quatre l’été sauf pendant les déplacements de Farou à Paris pour surveiller les répétitions de sa prochaine pièce), l’atmosphère finit par devenir pesante jusqu’au jour où Fanny avoue à Jane qu’elle a découvert le pot-aux-roses et finit pas organiser une discussion avec son mari, retour de Paris. Pour Fanny, la priorité, c'est de conserver son mariage avec Farou qui dure depuis douze ans, de continuer à veiller sur l'éducation de son beau-fils, son "amour" pour les deux, et peut-être bien pour les trois. Car elle ne peut plus se passer de Jane. Fanny s’efforce de cacher son chagrin : car les incartades de Farou, c’était une chose, mais là, ça dépasse les bornes. Farou est stupéfait, il n’a jamais caché ses infidélités, elle n’en avait jamais fait un drame. Fanny se dit que l’amitié, y compris l’amitié amoureuse, est plus importante, et que Farou ne mérite pas qu’elle lui sacrifie Jane.

Une étude de la naissance de la jalousie très étonnante et qu'on lit avec intérêt. Comme souvent, chez Colette, les hommes n’ont pas le beau rôle : "Ce n'est pas si grave, un homme, ce n'est pas éternel. Un homme c'est... ce n'est pas plus qu'un homme". Farou, auteur à succès, jouit de son pouvoir et en abuse. Tout se déroule dans la maison de vacances, unité de lieu donc, propice à une étude sur la jalousie, d’autant plus que visiblement, le jeune Farou se montre aussi jaloux de son père qui, en faisant de Jane sa maîtresse, l’a empêché de faire ses premières armes dans la sexualité. Si Fanny acceptait passivement les incartades de Farou, c’est qu’elle était sûre qu’il lui reviendrait. Jane, elle, est devenue sa confidente, presque son amie. Ce qui rend la trahison plus douloureuse. En fin de compte, Farou laisse les deux femmes trouver une solution. Le roman se termine sans vraie réponse. Au lecteur de deviner la suite. Quant au jeune beau-fils de Fanny, il ressemble au Phil du Blé en herbe, autre adolescent lui même inspiré du beau-fils de Colette, Bertrand de Jouvenel, qui fut son amant. Un beau roman très féminin, servi par une écriture élégante ("Maint repli de sa mémoire cachait des souvenirs de petites larmes aigres, d'insomnies, de lettres soustraites, puis restituées en secret à Farou. Prénoms, écritures inconnus, dessins effaçables... Les embellies venaient vite, elle les pouvait escompter, et faisait bon visage en attendant"), comme la plupart des romans de Colette

 

mercredi 25 août 2021

25 août 2021 : la smartphomanie

 

peur et impuissance, peur par impuissance, impuissance par peur… (Jean-Paul Sartre, Situations V, Gallimard, 1964)


Il est certain que la peur du covid est alimentée par les fantasmes ou les infos, notamment internet et la télévision (mais les journaux et la radio ne sont pas en reste), et l’usage intensif du smartphone y contribue aussi. Je préfère ignorer les infos en continu et, pour l’instant, rester à l’écart de la smartphomanie (tout en pensant que je m’y mettrai peut-être un jour, mais le plus tard possible). Pourtant, encore aujourd’hui, au centre de Bordeaux, une majorité de piétons (3 sur 4 environ) se baladaient, leur petite machine à la main, ne levant la tête que de temps en temps. Comme dans les transports en commun, je me demandais : « Mais qu’est-ce donc qui est si important que leurs yeux soient captés quasi en permanence par cet écran ». Même les cyclistes s’y sont mis, se mettant en danger.

J’étais invité hier au soir à un apéritif dînatoire dans un appartement de la tour pour l’anniversaire (deux ans) d’une petite fille. Nous étions huit adultes, des voisins, plus le couple et ses deux enfants (dont le dernier-né (huit mois). J’ai été frappé par l’intrusion du smartphone comme élément perturbateur de la soirée. La petite fille, fort peu intéressée par la fête, jouait avec l’un : elle parle encore très peu (mais lui parle-t-on, lui lit-on des livres, joue-t-on avec elle ?). Je lui ai offert un petit lapin en peluche et deux albums du père Castor, lui promettant de venir les lui lire. Nous fûmes dérangés à plusieurs reprises par des conversations téléphoniques, car le smartphone sert, aussi, à téléphoner. Comme on ne peut pas être tranquilles quand on l’a dans sa poche, j’avais laissé mon portable dans mon appartement.

Je plains les gamins à qui on met dans les mains ces écrans dès le plus jeune âge et qui finissent par sembler ne s’intéresser à rien d’autre. Je plains les professeurs (d’école, de collège, de lycée et même d’université) qui ont affaire à de tels enfants et jeunes gens. Dieu merci, dans mon cinéma (l’Utopia), les spectateurs respectent les consignes de laisser éteints leurs écrans portatifs. On peut y voir des films dont les héros, pourtant jeunes, ne semblent pas accros au sacro-saint doudou d’aujourd’hui.


Ainsi, le film Fragile, un premier film français, met en scène une jeunesse métissée de la bonne ville de Sète, qui découvre l’amitié et l’amour. C’est drôle, c’est très beau, un vrai antidote à la morosité ambiante et une claque contre les clichés sur la jeunesse actuelle.

 

lundi 23 août 2021

23 août 2021 : la peur se généralise

 

Maintenant, partout, dans la rue, au café, je vois chaque individu sous l’espèce du devant mourir […] Et avec non moins d’évidence, je les vois comme ne le sachant pas.

(Roland Barthes, Journal de deuil, Seuil/IMEC, 2009)



Il n’y a pas de doute, nous sommes entrés dans l’ère de peur généralisée. Est-ce dû au confort excessif dans lequel nous nous vautrons depuis une soixantaine d’années, au point que, paraît-il, on ne peut plus donner en location une bâtisse sans chauffage, électricité ni eau courante ? Ces trois notions semblent les trois mamelles du propriétaire-loueur. J’ai pourtant vécu, enfant, entre 6 et 16 ans quelques années dans une telle maison ; certes on a tout de suite fait installer l’électricité ; mais l’éclairage restait restreint : une ampoule par pièce. De plus, nous sommes restés sans adduction d’eau (elle est arrivée au village en 1963 seulement ; on accompagnait ma grand-mère pour remplir des seaux d’eau à la pompe du village, à cent mètres de chez nous), et seule la cuisinière à bois chauffait la pièce principale où l’on faisait tout : cuisine, lavage du linge, devoirs de l’école, repas, repassage, couture, tricotage, etc.

On allumait parfois le feu dans la cheminée de la salle à manger voisine où nous ne mangions qu’aux grandes occasions : Noël, Chandeleur, Pâques, ou quand des invités venaient nous voir. Pour les chambres, ma grand-mère mettait des briques à chauffer dans le four de cuisinière, allait les mettre au fond des draps pour réchauffer chaque lit. On se mettait en pyjama dans la cuisine. Il arrivait les jours de grand froid qu’on ajoute une veste de laine sur le pyjama. Mais je n’ai pas souvenance qu’on ait souffert de tout ça, ni que nous étions plus souvent malades que les enfants d’aujourd’hui. Et, habitués au "noir" et au froid en hiver, nous n’avions pas peur de la nuit, ni du froid, ni de sortir remplir des seaux d’eau, les jours où il n’y avait pas école, ou même le soir dans la pénombre, le village étant peu éclairé. Et, cerise sur le gâteau, le loyer était très bas, incomparablement plus bas que ceux de nos jours, que je trouve effarants !

J’ai donc appris à ne pas avoir peur et, par la suite, dans ma vie personnelle, ma propre famille, mon travail, je n’ai jamais eu peur, même dans les quelques coups durs que la vie m’a réservés, comme à tout le monde, je suppose.

Aussi, aujourd’hui, quand je vois les gens se barricader et se confiner d’eux-mêmes, quand je les vois trembler en redoutant les malfrats, les cambriolages, les terroristes, et maintenant ce satané virus, quand je les vois me regarder d’un œil torve parce que je ne mets le masque que quand c’est strictement nécessaire, quand je vois des amis refuser de me serrer la main ou, pire, de m’embrasser, je me demande dans quel monde je vis. J’avoue humblement n’avoir pas peur du covid, de la maladie en général, de l’hospitalisation, du vieillissement et de la fin finale, la mort (omniprésente dans ma jeunesse villageoise, où les enterrements passaient sous nos fenêtres) qui est devenue un GROS MOT aujourd’hui, dont on ne parle jamais, comme si elle n’existait pas.

                                                                            Karak

J’avoue toutefois que j’ai quelques peurs : en premier lieu, de la police, et c’est même la raison pour laquelle, opposant au passe sanitaire (qui nous empoisonne l’existence), je n’ai pas encore participé aux manifestations qui colorent désormais chacun de nos samedis ; je n’ai pas envie de me faire éborgner ou arracher une main par une grenade, ni de recevoir des gaz lacrymo en plein visage et encore moins un puissant jet d’eau venant d’un canon (comme si l’eau n’était pas une denrée rare : j’ai vu ça en Côte d’Ivoire et à Madagascar dont certains villages traversés me rappelaient mon enfance). J’ai peur aussi de la délation qui refait surface comme pendant la guerre sur toutes sortes de sujets : par exemple, sac à main sans nom laissé sur un siège dans le train, et immédiatement suspecté (la personne étant allée aux toilettes). On ne me verra pas dénoncer les non-vaccinés, ni les abandonner comme des pestiférés. Au contraire, je continuerai à les fréquenter, ne serait-ce que pour les inciter à se faire vacciner ! Mais en aucun cas, je ne les obligerai !

 

vendredi 13 août 2021

13 août 2021 : la chanson du mois, Catherine Ribeiro

 

S'il y a une leçon que l'on peut tirer de l'histoire, c'est qu'on n'affaiblit pas un courant de pensée en essayant de l'interdire. La répression renforce en général ceux contre qui elle s'exerce, les protestants le savent bien.

(Antoine Nouis, Réforme, n° 3894, 15 avril 2021)


Ce mois-ci, retrouvons Catherine Ribeiro, largement boycottée par les médias de l’époque, elle fut une de mes chanteuses favorites des années 70, qui a chanté pour la Palestine, pour les réfugiés espagnols, chiliens, pour les anars, une vraie libertaire. Elle a aussi chanté Ferrat et Aragon (Aimer à perdre la raison), Piaf (Les amants d’un jour), Brel (Ne me quitte pas). Elle est encore vivante, n’ayant que quatre ans de plus que moi !




Tous les droits sont dans la nature

(pour écouter : https://www.youtube.com/watch?v=yFU5Jsd8LaM)



Le droit de baiser

Le droit de fondre en larmes

Le droit de s’épanouir

Le droit d’être exigeant Et d’exiger

Le droit d’être riche De presque rien

Le droit d’être pauvre De toutes les richesses

Le droit de soulever Des montagnes

Le droit d’accoucher De toutes les tendresses

Le droit de penser Haut et fort Sans être mutilé

Le droit d’opinion

Les droits de l’immigré Le droit au travail

Le droit de manger Quand on a faim

Le droit de faire Et de défaire

Le droit à la paresse

Le droit d’aimer Sans être châtré

Le droit à la faiblesse À la fragilité

Le droit à l’intelligence

Le défi à la connerie

Le droit du plus fort Pour mieux protéger

Le droit de l’arbre Face à la tronçonneuse

Le droit de s’amuser Sur les pelouses interdites

Le droit de sanctionner Un pouvoir déficient

Le droit de frapper Malgré les menottes

Le droit de rire De devenir fou

Le droit de s’éclater À l’herbe sauvage

Le droit de crier, de hurler

Le droit d’être enfin reconnu



Un concert entier aux Bouffes du nord en 1995, à écouter :

https://www.youtube.com/watch?v=V4jeRI4Qm1I

 

mardi 10 août 2021

10 août 2021 : le poème du mois, Maram Al-Masri

 

Maintenant, partout, dans la rue, au café, je vois chaque individu sous l’espèce du devant mourir […] Et avec non moins d’évidence, je les vois comme ne le sachant pas.

(Roland Barthes, Journal de deuil, Seuil/IMEC, 2009)


Je vous propose aujourd’hui des extraits d’un poème de Maram Al-Masri, Syrienne que j’ai eu la plaisir de rencontrer lors d’une manifestation de la Maison de la poésie de Poitiers, extrait, je crois, de Je te menace d’une colombe blanche (Seghers, 2008). Il peut nous aider à vivre dans cette époque fétide et à conjurer les diverses peurs entretenues pas les médias et la pseudo-information qu'ils délivrent.



 

Le monde d’après

[…] Nous sommes le monde d’avant et nous sommes le monde de maintenant et nous sommes le monde d’après.

Nous sommes la Terre et le ciel.

Les chevaux, les lions, les faucons, les oiseaux sont nos frères.

L’air et la mer sont nos âmes.

Nous sommes les transformateurs et nous sommes les fixes,

Nous sommes les acteurs et des fois les objets.

Le monde avec ses vieux vêtements commence à se déshabiller pièce par pièce et à enfiler ses nouveaux habits de prudence, de peur on ne peut plus prendre les gens dans nos bras ni serrer leur main. Le bonjour reste sur les lèvres comme un oiseau qui a perdu ses ailes. […]

Heureusement, le soleil se lève à chaque aube et le printemps n’a pas raté son arrivée magistrale, l’oiseau et le papillon ont remplacé les bruits des avions et les bruits humains.

Le monde est calme, le silence de l’angoisse plane autour comme un long serpent rapide, il se faufile partout, cruel et brusque,

Et la mort attend pour séparer les êtres et éprouver encore et encore combien nous sommes fragiles. Même si nous faisons semblant d’oublier sa présence.

Le cœur du monde bat, fatigué, effrayé, comme le cœur des déplacés aux frontières, comme les cœurs des enfants sous les bombes de guerre et les frappes de la violence parentale,

Plantes abandonnées qui agonisent de soif.

Quand nous allons comprendre que nous vivons dans la même maison

Et que la sécurité de l’autre nous concerne aussi

Et que nous devons veiller sur les autres car si leurs maisons brûlent la nôtre sera aussi brûlée.

S’ils sont malades nous le serons aussi.

 

Je ferme les yeux et rêve d’un monde meilleur.

De l’air pur, propre, pas de pauvreté,

La richesse répartie équitablement.

Pas de guerre, pas de maladies. Un monde humain fondé sur les valeurs justes et nobles.

Il va nous falloir réviser l’importance relative des choses et que l’humain soit la plus importante.

Il va nous falloir réapprendre à vivre ensemble sur cette Terre. […]