vendredi 27 mai 2022

27 mai 2022 : la lenteur

 

Elle part, elle s'évertue ;

Elle se hâte avec lenteur.

(Jean de La Fontaine, Le lièvre et la tortue)


Je reviens donc d’une de mes virées coutumières, d’un de mes vagabondages féconds, d’une de ces vadrouilles qui ont le don de m’enchanter et, j’espère, de faire plaisir aux individus, femmes et hommes, à qui je rends visite. Et ils et elles (normalement "ils" englobe "elles", mais s’il nous faut à toute force faire comprendre qu’on parle des deux, n’est-ce pas plus joli d’écrire "ils et elles" plutôt que l’horrible "il.elle.s" ou pire "iels" que j’ai trouvé en écriture inclusive1), me font le cadeau inestimable, de me redonner de la force, du courage, du désir de "vivre" autrement que dans une inquiétude et une peur mortelles. Et, en échange, j’espère aussi leur rendre, au moins momentanément, un minimum de joie de vivre, de sérénité, en dépit de la vieillesse qui vient, de la maladie qui nous tombe dessus et de la mort qui nous guette.

Et puis, dans mes voyages, il y a la lenteur, cette lenteur qui fait la force de la tortue de La Fontaine. « Pourquoi donc êtes-vous si pressés, vous autres, "métros"2, nous nous dirigeons tous vers le cimetière ! Autant y aller le plus lentement possible ! », me disait un vieux Guadeloupéen en 1983. je n’ai jamais oublié cette parole de sagesse, et c’est pourquoi je privilégie la lenteur dans ma vie : elle permet la méditation, la vie intérieure, le silence, le calme, la douceur, alors que la vitesse exacerbe la violence, le fureur, le toujours plus, l’absence de pensée et la négation de la vie.

Mon idéal de voyage reste donc le voyage à vélo, mais il est évidemment de plus en plus difficile à pratiquer à mon âge. Songeons que je n’ai encore roulé que 1250 km depuis le 1er janvier. Il est vrai qu’il a beaucoup plu, que je me suis beaucoup absenté (et dans ce cas, pas de vélo pendant mes absences), et que je n’ai pas un vélo facile à transporter, contrairement à cet ancien cheminot rencontré en 2007 qui passait ses hivers à Ceylan (Sri Lanka aujourd’hui) en apportant dans la soute de l’avion son vélo pliant, en allant à la rencontre des hommes3 de ce pays qu’il révérait.

J’envisage dans le futur, pour mes courts déplacements (Poitiers, Deux-Sèvres, Landes, Toulouse, Aveyron, etc.), de prendre exclusivement des TER et d’emporter mon vélo dedans. Je serai plus autonome, j’y rencontrerai bien des "gros bras" pour m’aider à accrocher la bicyclette dans ces trains. Et, au besoin, je finirai par acquérir un vélo pliant, puisque le cheminot dont je parlais, je l’ai rencontré lors d’une randonnée de groupe de trois jours, et il nous suivait sans problème. Il vivait le reste de l’année à Paris où il utilisait aussi ce mode de transport.

La lenteur, c’est sain, on prend son temps, on ne le zappe pas, on ne s’énerve pas (il est vrai qu’on énerve les autres, j’ai vu bien des automobilistes qui semblaient pester, quand ma présence à vélo les obligeait à ralentir pour me dépasser sur les routes départementales), je dirai presque qu’on "écoute" le temps, qu’on le voit passer, comme quand j’étais petit je voyais de la fenêtre de notre chambre passer les cortèges endeuillés qui suivaient les corbillards et que j’écoutais le silence quasi religieux de ces gens en habit noir. Et comme, en vieillissant, je marche moins vote, je pédale moins vite, je ne me dépêche plus (à quoi bon risquer une chute !) pour attraper le bus ou le tram, je suis en accord avec moi-même.

1 Je viens de lire un livre entier en écriture inclusive, Les non-frères au pays de l’égalité, de Réjane Sénac (Presses de Sciencepo, 2017). Cet essai, fort intéressant en soi, est rendu presque illisible, par l’abus de cette forme d’écriture. Il me semble que les féministes ont d’autres combats plus utiles à mener que celui de rendre la lecture difficile.

2 C’est le nom donné en Guadeloupe aux Français de France.

3 Et chaque fois que je dis cette expression,je pense au beau récit de Benigno Cacérès La rencontre des hommes (Seuil, 1950) que j’avais rencontré en 1971.

 

jeudi 12 mai 2022

12 mai 2022 : eh oui, je voyage seul !

 

L’évidence me frappait. Quel que soit l’endroit où il nous mène, un voyage doit se faire seul.

(Claude Andrzejewski, Remédios, nouvelle inédite)



Je m’apprête à partir, en solo, comme d’habitude. Mais en réalité, je ne suis jamais seul. Dans le bus qui va m’amener à Clermont-Ferrand, puis à Lyon, à Montpellier, à Toulouse, je ferai certainement des rencontres. Et dans chacune de ces villes, je rendrai visite à quelqu'un, à mon fils, à des amis, à des sœurs ou des cousins. Je ne pars pas dans le vide, pour le simple plaisir de partir, comme parfois on le croit. Aussi, n’ayez pas d’inquiétude. Mais c’est vrai que j’aime voyager seul. Pour parfaire ma connaissance de mon moi, pour évaluer mes capacités de faire des rencontres de personnes avec qui il m’arrive de nouer une amitié.

J’ai fait de longues randonnées à vélo en solitaire, depuis 1973 où j’ai traversé la France en diagonale depuis le sud-est jusqu’à mon port d’attache, Angers, où je travaillais alors. Personne ne savait où j’étais, je dormais en auberge de jeunesse. Le téléphone portable n’existait pas, je n’avais rien réservé, j’improvisais. Ainsi, au sommet du col d’Allos (2240 m) : quand j’y suis arrivé non sans difficultés physiques consécutives à environ 20 km de montée parfois assez rude, j’ai trouvé un brouillard si épais que je ne pouvais pas envisager de descendre sans me mettre en péril. J’ai avisé une bâtisse de pierre vaguement visible. J’ai frappé ; c’était un chalet-refuge des PTT. Il y avait là le gardien, sa femme et leur fils de onze ans. Ils m’ont accueilli, réconforté, installé dans une chambre, m’ont fait à manger, nous avons joué à des jeux, et rebelote le lendemain, car le brouillard épais s’est maintenu le jour entier. Mais le surlendemain, je me suis réveillé à 6 h, et en ouvrant les volets, qu'est-ce que je vois : un ciel bleu magnifique. Je cours voir mes hôtes, petit-déjeune avec eux, leur fais mes adieux et m’élance dans la pente avec l’ardeur juvénile de mes vingt-sept ans. 57 km jusqu’à Castellane, en pente rapide d’abord, puis en pente très douce avec, de temps à autre, un faux plat qui remontait. Un bonheur pur et gratuit. Mes hôtes ne m’avaient rien fait payer !!!

J’ai réédité ces randonnées cyclistes en solo plusieurs fois, jusqu’en Guadeloupe dont j’ai fait le tour dormant sur les plages, pendant que Claire gardait le bébé Mathieu, et toujours sans téléphone, que nous n’avions pas à la maison ! Je suis parti seul en Pologne en 1974, traversant vaillamment le Rideau de fer à l’aller et au retour, pour retrouver les amis polonais que je m’étais faits l’été précédent en auberge de jeunesse. Les AJ (comme on disait alors) étaient encore semblables à celles décrites par Jean-Pierre Chabrol dans son beau roman sur le Front populaire, L’embellie : des lieux de vie intense et de rencontres généreuses. Je les avais découvertes en Écosse en 1971, lors du voyage en auto-stop que je fis cette fois pas seul, avec mes amies Anne, Marie-Josée et Anne-Marie, mes condisciples de l’École des bibliothèques. Preuve que j’étais capable de voyager en groupe (petit) avec des personnes que j’aimais et estimais.


Je suis parti seul sur des cargos. On a pu s’en étonner ! Qu’allais-je faire dans cette galère ? Eh bien, m’exercer à vivre, à continuer à vivre, à affronter ce qui restait en moi de peur : de l’inconnu, de la solitude, du vieillissement, du milieu hostile qu’était pour moi la mer (j’avais un rêve récurrent de noyade depuis mon enfance), d’un monde nouveau rempli d’étrangers de diverses nationalités ; et vivre pleinement, totalement (presque) coupé du monde, et obligé de puiser dans les réserves de ma vie intérieure et de mon âme. Eh bien, c’était formidable, et chaque fois j’ai trouvé que c’était trop court !

Vivons, que diable ! Et vivons sans peur et sans inquiétude ! Sortons de notre confort douillet habituel ! Mon amie Léone n’hésitait pas à 90 ans à se remettre en question chaque année, en économisant de quoi se payer un voyage lointain, de groupe, certes, mais elle ne connaissait personne des groupes en question : elle était encore ouverte aux connaissances et expériences inconnues. Elle vivait ! Et, pour l’instant, j’ai, comme elle, toujours envie de continuer à vivre, à découvrir choses et gens, à me repaître de cultures diverses, à refuser la normalité (qui, d’ailleurs, n’existe pas), à me plonger dans un perpétuel étonnement, dans l'émerveillement du monde animé par l’âme des gens que je rencontre, loin du matérialisme ambiant d’un monde sans esprit...

 

 

mardi 10 mai 2022

10 mai 2022 : la guerre 2

 

Devant les perspectives terrifiantes qui s’ouvrent à l’humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille la peine d’être mené, ce n’est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir définitivement entre l’enfer et la raison.

(Albert Camus)


Nous le constatons tous les jours : personne ne parle de paix sur notre planète, ne manifeste pour la paix, ce qui veut dire contre la guerre, le monde s’arme ou se réarme à grande vitesse, jamais on n’a autant préparé la guerre, avec des dépenses mondiales d’armement de plus en plus fortes. Avec en tête les USA, suivis de la Chine, l’Inde, le Royaume-Uni, la Russie et la France en sixième position. Alors qu’on dit que c’est la transition écologique et le changement climatique qui sont les vrais et gros problèmes, on fabrique de plus en plus de matériels destinés à être détruits : presque tous les objets technologiques, ou à détruire : tous les matériaux de guerre. Et dire qu’on nous culpabilise avec notre modeste CO2 !

                         

        (collection que sais-je, PUF, 2014 ; 3866)

Oui, les dépenses militaires ne cessent de grimper, avec leur corollaire, les ventes d’armes (dont nos  hommes politiques se félicitent lors de leurs voyages internationaux, en oubliant qu'un jour, ça va nous retomber dessus) de plus en plus sophistiquées, qui parcourent le monde à des vitesses hypersoniques et sont capables d’effacer peut-être dix villes comme Nagasaki. Des missiles, des canons, des drones, des projectiles, des bombes, des fusils, tous de haute technologie, dans une escalade d’innovation à couper le souffle ! Ah ! si on était capables d'autant d'innovation pour des œuvres de paix !

Pourtant l’Organisation des Nations unies (ONU) a été instituée en 1945 (elle remplace alors la Société des Nations - SDN), avec comme objectifs premiers le maintien de la paix et de la sécurité internationale. Pour les accomplir, elle devait promouvoir la protection des droits de l’homme, la fourniture de l’aide humanitaire, le développement durable et la garantie du droit international. Avec à la clé des sanctions internationales et l’intervention militaire par les casques bleus.

On est en droit de se demander pourquoi le président ukrainien en appelle à l’OTAN et pas à l’ONU ? Les USA (qui sont derrière l’OTAN) n’agissent pas par bonté d’âme, pas plus que la Russie ou la Chine (ou la France en Afrique d’ailleurs) mais dans l’espoir de satisfaire leurs intérêts, notamment économiques. Par exemple : si aucun pays n’intervient au Yémen (martyrisé par l’Arabie saoudite) ou en Palestine (martyrisée par Israël), c’est qu’il n’y a rien à gagner : pas de métaux rares. Naguère, la France fit la guerre à Kadhafi alors que la Lybie ne menaçait nullement la France, et pour quel résultat : un pays détruit devenu le nid du terrorisme et du retour de l’esclavage. On est en présence d’une indignation sélective, comme on le voit avec un autre pays qui pratique depuis des années la même politique que Poutine. Il a annexé la Palestine, mis une partie de ses habitants dans un immense "camp de concentration" nommé Gaza, il étend ses colonies, il bombarde régulièrement ses voisins (Irak et Syrie). Il n’a jamais validé les résolutions votées par la majorité des pays de l’ONU qui lui demandent de mettre fin à son expansion coloniale depuis 50 années au moins. Tout cela dans notre indifférence générale, quand ce n’est pas dans une approbation de notre gouvernement, si prompt à vilipender la Russie, l’Iran ou le Vénézuela : toujours le "deux poids, deux mesures".

On peut s’interroger sur le rôle indécent de l’ONU dans les interventions récentes :

- en Irak (guerre faite pour en chasser le dictateur ; résultat : les Irakiens ne s’en sont toujours pas remis depuis 19 ans) ;

* en Afghanistan, où les talibans sont revenus en force après le départ des USA et de leurs alliés ;

* en Syrie, où les armées étrangères ont été incapables de chasser un dictateur, mais parfaitement capables de détruire le pays désormais partagé entre terroristes, factions diverses, et où règnent les règlements de comptes, et une catastrophe humanitaire de grande ampleur...

J’estime que vendre des armes aux Ukrainiens (seule solution de l’Occident) ne fera que prolonger la guerre et lui donner une raison. Pourquoi l’ONU n’intervient-elle pas pour pousser à la négociation ? Où va-t-on ? On n’a vu aucun mouvement pacifiste ou pour la paix organiser des manifs contre la guerre. La guerre est un crime, la guerre tue, mutile, assassine, torture, détruit. Les bas instincts ressurgissent. La Convention de Genève n’est jamais respectée. Les médias prédisent la guerre nucléaire, la fin de l’humanité, alors allons-y gaiement (comme on disait autrefois : "Ah ! Dieu, que la guerre est jolie !), ce n’est qu’un mauvais moment à passer, comme une opération chirurgicale.

À notre époque, intervenir si on est pacifiste et pour le droit de l’homme en général, est vu comme une faiblesse, peut-être même serai-je taxé de complotiste. Jean Giono, Louis Lecoin, s’ils vivaient encore, seraient vite emprisonnés. Doit-on se taire et laisser faire ? Il est sûrement plus dur de se battre contre la guerre que d’endosser un uniforme et de tirer. À quoi servent les médias hypernombreux, les réseaux sociaux tentaculaires, l’information (et la désinformation) instantanées, si on n’est plus capable de faire de la diplomatie mais seulement de subir la propagande éhontée des marchands d’armes et des va-t-en guerre de tout poil qui mettent en place les prémices d’une nouvelle guerre mondiale ?

 Rappelons-nous le mot de Paul Valéry dans ses Cahiers : "La guerre, un massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui se connaissent mais ne se massacrent pas."


jeudi 5 mai 2022

5 mai 2022 : la chanson du mois : La tendresse (Bourvil)

 

Il existe des paroles qui ajoutent et des paroles qui retirent. Des paroles qui font, d’autres qui défont.

(Xavier Deutsch, Ilette et Bellom, Lamiroy, 2022)

 


J’ai vu au Festival de cinéma de Pézenas le beau film belge de Marion Hänsel, La tendresse, avec Olivier Gourmet et Marilyne Canto, film qui date de 2013 et que j’avais raté à l’époque. Le générique de fin a pour bande sonore la magnifique chanson chantée par Bourvil, dont voici les paroles et que je vous laisse écouter, chantée par Marie Laforet : https://www.youtube.com/watch?v=rjAQJzkOHwQ ou par Bourvil : https://www.youtube.com/watch?v=fcaIamIU8U0

 

La tendresse



On peut vivre sans richesse
Presque sans le sou
Des seigneurs et des princesses
Y'en a plus beaucoup
Mais vivre sans tendresse
On ne le pourrait pas
Non, non, non, non
On ne le pourrait pas



On peut vivre sans la gloire
Qui ne prouve rien
Être inconnu dans l'histoire
Et s'en trouver bien
Mais vivre sans tendresse
Il n'en est pas question
Non, non, non, non
Il n'en est pas question


Quelle douce faiblesse
Quel joli sentiment
Ce besoin de tendresse
Qui nous vient en naissant
Vraiment, vraiment, vraiment


Le travail est nécessaire
Mais s'il faut rester
Des semaines sans rien faire
Eh bien, on s'y fait
Mais vivre sans tendresse
Le temps vous paraît long
Long, long, long, long
Le temps vous parait long


Dans le feu de la jeunesse
Naissent les plaisirs
Et l'amour fait des prouesses
Pour nous éblouir
Oui mais sans la tendresse
L'amour ne serait rien
Non, non, non, non
L'amour ne serait rien


Quand la vie impitoyable
Vous tombe dessus
On n'est plus qu'un pauvre diable
Broyé et déçu
Alors sans la tendresse
D'un cœur qui nous soutient
Non, non, non, non
On n'irait pas plus loin


Un enfant nous embrasse
Parce qu'on le rend heureux
Tous nos chagrins s'effacent
On a les larmes aux yeux
Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu


Dans votre immense sagesse
Immense ferveur
Faites donc pleuvoir sans cesse
Au fond de nos cœurs
Des torrents de tendresse
Pour que règne l'amour
Règne l'amour
Jusqu'à la fin des jours

Paroliers : Hubert Giraud / Noël Roux 

 

mercredi 4 mai 2022

4 mai 2022 : Ah ! le smartphone 3 ! : avec deux ados à Venise


Il m’arrive de penser "pas maintenant" quand je vois le nom sur l’écran [du téléphone], et mon sentiment de culpabilité est compensé par le soulagement de pouvoir me soustraire au besoin de s’épancher de mon entourage.

(Jens Christian Grøndahl, Quelle n’est pas ma joie, trad. Alain Gnaedig, Gallimard, 2018)


                                            le Campanile, la Basilique et le Palais des Doges
 

Ma famille (du moins mes sœurs qui m'ont assisté à mon départ jeudi soir) s’est terriblement inquiétée de n’avoir pas de nouvelles durant ces trois jours. C’est que mon téléphone ne marchait pas à Venise, celui de Nadia non plus (du moins la nuit de notre arrivée). J’avais commis l’erreur de dire à mes sœurs que j’enverrai un sms ! C’est incroyable comme la peur domine les esprits. Si encore j’avais été seul, je crois qu’une arrivée à Venise en pleine nuit aurait eu de quoi les inquiéter. Je leur ai portant dit mille fois de ne pas s’inquiéter : ça ne leur fait pas de bien, et ça ne m’en fait pas à moi non plus de savoir qu'elles s'inquiètent ! Voilà où on en est à l’heure du smartphone triomphant : il faut faire savoir où on est à tout instant.

                           l'île principale et les Giardini vus du Campanile de San Giorgio Maggiore
 

On sait bien que j’aime voyager seul. Et, d’une certaine façon, je n’aime pas du tout la connexion perpétuelle. Je crois bien que mes voyages les plus heureux furent ceux où personne ne s'inquiétait de moi (je l'espère du moins) : mes périples à vélo en solo et ceux en cargo, où là, j’étais totalement déconnecté, bien qu’en compagnie de l’équipage et d’autres passagers. J’ai toujours été surpris, au cours de certains voyages de groupe (Cuba, Madagascar, Roumanie, et dans une moindre mesure Marrakech et Venise), par l’usage intensif du smartphone qu’en faisaient ses adeptes, qui m’ont toujours paru totalement soumis à leur engin-doudou. Ce fut bien sûr le cas à Venise avec mes deux ados. Qu’ont-ils vu de Venise, quand 80 % de leur temps, ils avaient l’œil rivé sur leur machine ? J’espère qu’ils en ont quand même retenu quelque chose.

                                            nous passons en gondole sous le Pont des soupirs
 

Le premier jour, on a dû les réveiller vers 10 h pour pouvoir partir à la visite de la ville vers 11 h. Au programme, vaporetto jusqu’à San Marco, où nous avons fait une promenade en gondole d’une demi-heure sur les canaux du quartier avec passage sous le Pont des soupirs. Puis vaporetto vers l’île de San Giorgio Majore, située juste en face, où nous sommes montés au sommet du Campanile pour avoir une vue panoramique de Venise, puis balade sur cette petite île et visite d’expositions dont une consacrée à de grands artistes contemporains qui utilisent le feu pour leurs œuvres. Puis retour à l’hôtel, car ils avaient tous trois si peu dormi de la nuit (compte tenu de leur repas de ramadan à 4 h du matin, tandis que je dormais paisiblement, avec mes bouchons d’oreille et mon bandeau sur les yeux) que je les ai laissés pour une longue sieste et suis allé annuler ma réservation à l’hôtel que j'avais réservé.

                                                        fauteuil détruit par le feu à l'expo

 

                                                        autre œuvre réalisée avec le feu

J’ai pris un apéritif et écrit mes cartes postales dans un café proche de l’hôtel, puis j'ai retrouvé la petite famille pour aller au restaurant vers 20 h, à l’orée de la nuit. Les ados ont commandé des pizzas, Nadia des spaghettis aux fruits de mer, et moi des penne à l’arrabiata (j’adore cette sauce piquante). On s’est d’autant plus facilement passé de dessert qu’ils voulaient goûter aux fameuses glaces de Venise. Puis je les ai entraînés vers une visite nocturne du quartier du Dorsoduro et nous avons traversé le pont de l’Accademia et nous sommes assis sur un banc du "campo" voisin.

                                un des rois Kong de Richard Orlinski dans un beau petit parc public

Le deuxième jour, scénario presque identique pour la nuit et le matin. Vers 10 h et demi, nous sommes partis en vaporetto jusqu’à la station Arsenale pour nous promener un peu sur les quais puis entrer au Musée d’histoire navale admirer un peu l’histoire maritime de Venise : nombreuses maquettes de bateaux, figures de proue, une galère vénitienne entière au dernier étage, costumes, armes, etc. Je savais que ça plairait aux ados et ils étaient contents. En sortant, on s’est approchés des Giardini et nous nous sommes arrêtés dans un petit parc où il y avait des sculptures d’animaux et de monstres colorés (King Kong, ours, cheval, etc.). J’ai pris mon déjeuner succinct d’aliments (piqués au petit déjeuner de l’hôtel), puis nous avons repris le vaporetto pour le Lido, cette fois, traversant la lagune.


Au Lido, nous avons retrouvé la circulation automobile (et regretté l'île principale) ; ils ont acheté au supermarché de quoi se sustenter la nuit prochaine. Et je leur ai proposé de rejoindre la plage pour prendre le soleil et voir la mer. Près de la jetée, nous avons découvert un vélo échoué et couvert d’algues. On a prolongé la promenade jusqu’au Palais du Festival de cinéma et vu un curieux restaurant-snack installé dans un bus à étage. Puis nous avons pris un bus pour revenir à l'embarcadère du vaporetto. Au total, cinq bons km à pied, car l’île est longue.

                                                                    le snack du Lido

Il était environ 16 h. Les ados avaient repéré, dans la nuit d’arrivée, près de la gare, un magasin Nike®, et voulaient y aller. Qu’à cela ne tienne, le vapoertto est direct du Lido à la gare, mais assez long, preque une heure, avec de nombreux arrêts. Je savais qu’ils seraient déçus. Mais il fallait leur laisser faire l’expérience ! Nous sommes descendus, je suis resté sur le quai, pendant qu’il y pénétraient. Cinq minutes après, ils me rejoignent : « C’est deux fois plus cher qu’à Bordeaux ! » Je leur fais reprendre le vaporetto pour descendre à la station Rialto mercato ; je savais le marché fermé, mais les marchands ambulants de souvenirs devaient trôner dans le coin. Je voulais y acheter des vêtements pour tout petits pour les jeunes enfants du gardien de ma tour et pour la petite fille des Bangladais. Affaire conclue.

                                                        près de la jetée le vélo échoué

 il aurait fallu descendre pour m'approcher et j'ai eu peur de tomber sur les rochers
 

Et on traverse le pont du Rialto (une des curiosités de Venise) avant de reprendre le vaporetto, et refaire de jour le chemin qu’on a pris de nuit de la station San Toma jusqu’à l’hôtel ; vers 19 h, je descends manger seul au restaurant, en terrasse où j’observe des jeunes enfants (8-9 ans) faire du foot (l’un d’entre eux jonglait très bien avec le ballon). Nadia, Wissem et Wadi font une courte sieste, et on se retrouve à 20h 30 sur le campo, où ils achètent des portions de pizzas à manger sur un banc de la place, avant d’achever par une nouvelle tournée de glaces. Puis dernière promenade nocturne, où l’on croise des fêtards bruyants.

                                 table avec roues de vélo dans une autre expo (oeuvre de Tavolo Gae Aulenti)
 

Nuit très courte (ponctuée par le petit déjeuner du ramadan) et réveil à 5 h pour tout le monde, afin de rallier le vaporetto jusqu’à la gare routière, puis le bus bondé vers l’aéroport. Au contrôle, on nous demande le pass sanitaire. Comme en septembre, on ne nous a pas demandé la fiche de traçabilité numérique européenne ni à l’aller, ni au retour : les employés de l’aéroport ont d’autres chats à fouetter ! Cette fois, l’avion n’a pas de retard. Et on arrive à Bordeaux à 11h, où on ne nous demande pas non plus la fameuse attestation de déplacement vers la France métropolitaine depuis les pays tiers : comprenne qui voudra toute cette paperasse inutile !

                                            dans un autre parc, des têtes de chevaux sculptées
 

 

mardi 3 mai 2022

3 mai 2022 : une arrivée nocturne à Venise

 

Elle compte les heures, dans le paradoxe du temps ressenti qui fait de tout séjour une éternité et un instant.

(Emmanuelle Favier, Virginia, Albin Michel, 2019)

 

 

                                              mes comparses à Venise : Wadi, Nadia et Wissem      

J’ai saisi l’occasion de faire un saut à Venise (trois nuits, deux jours) lorsque Nadia, ma femme de ménage tunisienne (qui est aussi aide à domicile chez des personnes bien plus âgées que moi), m’a annoncé que Mina, une de ses patientes (89 ans) lui avait offert, pour la remercier de s'être si bien occupé de son mari décédé à 96 ans, un voyage à Venise, à elle et à ses deux enfants (Wissem, 16 ans, et Wadi, 14 ans). J’ai eu l’impression que ça lui faisait peur, bien qu’elle fût très contente, et je lui ai proposé de les accompagner et de leur servir de guide pour ce voyage-éclair. J’ai donc pris un billet d’avion, réservé sans paiement un hôtel (le sien était complet), je l’ai aidée dans ses démarches et on s’est retrouvé à l’aéroport de Bordeaux jeudi 28 avril à 19 h pour un départ prévus à 20h 50 !

 

                                            le bel escalier d'entrée de l'hôtel Ca Nobile Corner

Comme elle avait de l’eau et du lait à emporter (ils faisaient le ramadan et allaient manger à l’arrivée à l’hôtel), je lui avais prêté une valise que mon billet permettait de mettre en soute. J’avais mangé les deux sandwiches que je m’étais préparés juste avant qu’ils n’arrivent. Je suis donc passé à l’enregistrement avec leur valise pleine de vivres. J’avais un simple sac à dos et mon sac en bandoulière. Nous passons donc ensuite les contrôles. On nous annonce quarante minutes de retard pour l’avion, ce qui signifie une arrivée vers minuit au bus de l’aéroport qui doit nous conduire à Venise. Nous sommes donc arrivés à la gare routière de Venise vers minuit 45. Le temps de trouver un vaporetto, il est une heure du matin. Malheureusement il ne s’arrête pas à Ca Rezzonico, l’arrêt le plus proche de leur hôtel, mais à San Toma, l’arrêt précédent.

Je les guide tant bien que mal, dans les sombres ruelles vers le Campo Santa Margherita, où est situé leur hôtel. Heureusement les bars sont encore ouverts, on demande à deux ou trois reprises notre chemin à quelques fêtards nocturnes, et le barman d’â côté de l’hôtel sonne à la porte et parlemente à notre place. Je ne me voyais pas rechercher mon propre hôtel, situé à un kilomètre dans le dédale de l'obscurité vénitienne. On nous ouvre, et ô surprise, la personne d'accueil de nuit parle français et nous dit que l’hôtel est complet ! Je lui explique mon cas, et lui demande si je ne peux pas dormir dans la même chambre que mes "amis". Il me l’accorde, moyennant supplément et j’aurai même droit au petit déjeuner. La chambre est grande, contient un grand lit de 160, un lit à une place de 90 et un canapé. Je vais donc dormir sur le canapé, dans mon "sac à viande" que j’ai précautionneusement apporté, auquel j’ajoute une couverture trouvée dans l’armoire. Je me prépare très vite, me mets en pyjama, me brosse les dents, installe mes bouchons auriculaires, mon bandeau sur les yeux, et les laisse procéder à leurs agapes, en sombrant illico dans le sommeil !


                                                le Palais des Doges, vu de notre gondole

Je pensais me lever tôt pour commencer à visiter Venise, mais je me réveille seulement à 8 h 30 le matin. Les ados dorment, Nadia se lève aussi, et nous allons petit déjeuner (du moins moi), emportant chacun un sac pour le remplir discrètement de choses (pain, biscuits, gâteaux, yaourts, confiture, fruits, etc.) pour mon pique-nique de midi et pour leur petit déjeuner du lendemain qu’ils effectueront tous trois pendant la nuit, tandis que je dormirai comme un bienheureux ! Je savais qu’ils faisaient le "ramadan" et que ça pouvait apporter quelques complications pour notre séjour. Mais finalement, tout s’est bien passé. Et ça ne nous a pas empêchés de manger au restaurant le soir après le coucher de soleil, puis chez le glacier où ils se sont offert tous trois d’énormes glaces de différents parfums (je n’aime pas ça et donc ça ne me prive pas, par contre mes pennes à l’arrabiata étaient succulentes).

                                dans le vaporetto, une jeune touriste chinoise pousse un roupillon

Le jour même, j’ai profité d’un moment de l'après-midi où tous trois faisaient la sieste (qui dura trois heures) pour aller rechercher mon hôtel (qui en fait était une "guest house") pour annuler ; ils ont accepté de bonne grâce sans me faire payer. Et j’avoue que je ne l’aurai jamais trouvé dans la nuit, tant le numéro et l’écriteau sur la porte étaient tout petits ! Et je pensais au texte que j’avais trouvé dans le livre de Rachid Benzine, Ainsi parlait ma mère (Seuil, 2020) : "Je dois rester dans le maintenant, me nourrir de chaque instant, de chaque sourire, faire de chaque moment une éternité. Je dois être là. L’après me rattrapera bien un jour. Mais pas tout de suite… pas aujourd’hui". 

 

                  dans la matinée, nous assistons au chargement des poubelles dans le bateau ad hoc

                                    (puisqu'ici tout se fait en bateau)

La suite au prochain numéro !


lundi 2 mai 2022

2 mai 2022 : poème du mois : aider à regarder vers le haut

 

Il glisse ses doigts le long de son visage émacié et se demande comment ces rides ont fait pour l’envahir contre son gré. Ça en fait des ravins, des reliefs et des abysses que les souvenirs qui ne veulent pas s’effacer ont laissés avec ce maudit temps bien trop rapidement passé.

(Christophe Reichhardt, Sur le chemin de notre amour, Lamiroy, 2022)




J’avais acheté ce volume de poèmes de Linda Maria Baros, d’origine roumaine et qui écrit en français. C’était lors de mon stage de lecture à haute voix au Chambon-sur-Lignon qui avait lieu pendant la semaine de poésie organisée par les éditions Cheyne en août 2010 (cf ma page de blog du 24 août 2010). J’aime beaucoup leurs livres typographiés à la main, sur beau papier, et avec une très belle jaquette de couverture. J’ai lu ces beaux poèmes récemment, et j’ai sélectionné celui-ci, qui parle de vieillesse, d’immobilité et d’un simple geste d’humanité : tendre la main.

 

Regarder vers le haut



Mon père reste parfois immobile, enveloppé

            dans les effluves d’une cigarette.

Les années ont passé – sourit-il,

            et, hagard, il regarde vers le haut.



De toute cette ville, il ne veut emmener

        que les vieux, les grands enfants sans maison,

blottis sur les bouches des canalisations,

        dans leur niche écologique.



Il s’arrête devant eux,

        au long des rues,

        leur tend la main, les aide à se relever.



Et alors les effluves s’élèvent au-dessus d’eux,

        comme la robe blanche d’une jeune femme,

        au-dessus d’une bouche d’aération…



Les vieux, les grands enfants de la ville, regardent vers le haut

            et sourient, heureux.

 


 

Linda Maria Baros, L’Autoroute A4 et autres poèmes

(Cheyne éditeur, 2009)