Une
ville ne se livre qu'à celui qui la parcourt interminablement.
(Pierre
Sansot, J'ai
renoncé à vous séduire)
Naturellement, je ne prétends pas, même si je parcours inlassablement les villes où je vis de façon continue ou celles que je visite temporairement, qu'aucune d'entre elles se soit réellement livrée à moi. Comme le héros de Mário de Sá-Carneiro, dans La confession de Lúcio, qui écrit : "D'ailleurs, je ne me suis jamais vu « admis » où que ce soit. Les rares milieux que j'ai fréquentés, je ne sais pourquoi, je m'y suis toujours senti étranger...", je remplace milieux par ville, et je constate qu'elles gardent quelque chose d'étranger (ça me semble d'ailleurs normal pour Venise, Tanger, Cracovie, Saint-Pétersbourg, entre autres villes réellement étrangères où j'ai eu tout loisir de déambuler), ou bien est-ce moi qui demeure irréductiblement étranger, comme le personnage du roman d'Albert Camus ? Pourtant, j'aime beaucoup y flâner, tourner dans la première rue venue, découvrir un nouvel aperçu, observer les immeubles, les ponts et les parcs, les choses et les gens...
Je
regarde les enfants surtout, quand du moins ils sont encore restés
des enfants. Hélas, le monde moderne leur vole de plus en plus leur
enfance. La télévision, les jeux vidéo, les ordinateurs, les MP3,
internet, les téléphones portables, les coupent d'une enfance vraie
– à l'écart des problèmes de grandes personnes –, et les
adultes ne savent plus comment procéder à cet égard. Le rêve est
annihilé par l'excès d'images télévisuelles ou de dvd ; le
silence, pourtant si nécessaire à la vie intérieure, est effacé
par les bruits perpétuels (télé ouverte en permanence à
l'intérieur, dans la rue casque collé aux oreilles, et d'après ce
qu'on entend quand on passe à côté, ce ne sont pas des musiques
douces). Les enfants actuels vivent dans un monde bruissant de
communications diverses, sans avoir la capacité de faire le tri,
croyant avoir des centaines d'amis parce qu'ils sont sur facebook...
Sans doute étions-nous autrefois complètement tenus à l'écart,
maintenus parfois artificiellement en enfance, et le réveil était
dur, à l'adolescence, voire plus tard. Pourtant, il me semble que
nous faisions preuve de davantage de maturité, que nous affrontions
la vie (rappelons qu'à dix-huit ans, ou même souvent plus tôt, la
plupart d'entre nous avions quitté le giron familial) pour la
découvrir avec ferveur, sans qu'elle soit un désert peuplé de
fantômes éthérés tout droit sortis d'un internet quelconque.
C'est qu'il nous restait plein de choses à découvrir, à inventer,
à construire, des rencontres à faire, des vraies, pas des
facebookeries !
On
découvrait au fur et à mesure. On faisait des erreurs. On se
trompait, mais au moins était-ce nos propres erreurs. On pouvait
rectifier de soi-même. On avait le temps. On le prenait. Maintenant,
les découvertes se font de plus en plus tôt. Aujourd'hui, on est
vite blasé, effrayé si telle ou telle expérience n'a pas faite
plus tôt, et au plus vite. On accumule les sensations fortes qui,
bientôt, ne le sont plus assez.
Et,
bien entendu, on veut gagner beaucoup, et le plus rapidement
possible. Je suis époustouflé par les prix des loyers, par
exemple : Lyon, 55 m², 1500 euros, Paris, 27 m², 1200 euros,
Fontainebleau, 100 m², 3400 euros... Car au hasard de mes
pérégrinations, je jette un œil sur les agences immobilières.
Pour voir jusqu'où ira l'avidité, la rapacité des propriétaires,
sociétés ou individus. Je rappelle quand même qu'un loyer, c'est
un intérêt sur un capital. Quand il atteint de telles sommes
extravagantes, ce n'est plus un intérêt, c'est de l'usure. Voilà,
nous vivons dans un monde d'usuriers. Faut-il rappeler que le salaire
moyen est aux alentours de 1500 euros, que bien des retraités
touchent moins de 1000 euros ? Qui peut se loger aux prix
indiqués plus haut ? Je suis personnellement pour une taxation
féroce des loyers, dès qu'ils dépassent le seuil des loyers
sociaux, et que cette taxe soit affectée aux constructions de
logements sociaux. L'essentiel en effet est que les gens puissent se
loger décemment. Et qu'on ne se retrouve pas à la rue parce que,
justement, le logement est trop cher.
Quand
on voit de tels débordements de la délinquance légale (car comment
qualifier autrement cette hausse abusive des loyers ?), je ne vois
pas comment on peut continuer à s'étonner d'une soi-disant hausse
de la délinquance : "Personne
ne se ferait truand s'il pouvait obtenir légalement le même niveau
de vie, assorti d'une pension de retraite",
remarque ironiquement Tuomas
Kyrö, dans son roman Les
tribulations d'un lapin en Laponie.
Oh, je sais, il y a bien d'autres délinquances légales, la
spéculation boursière ou sur les œuvres d'art par exemple, la
fermeture d'entreprises et leur délocalisation – mais nous y
sommes aussi pour quelque chose : "Les
emplois ne partaient pas en Chine parce qu'un bourgeois sans scrupule
les y délocalisait, mais parce que le consommateur achetait des
produits bon marché"
(même livre finlandais),
le remplacement des individus par des machines (toutes ces bornes
électroniques, on va finir par devenir borné !), l'obligation de
tous ces prélèvements automatiques (et la difficulté d'y mettre
fin), les recrutements par piston ou par réseau, la violence de tous
les détenteurs d'une parcelle de pouvoir, etc. Je ne peux m'empêcher
de penser que les truands ne font que parodier le système économique
officiel : ne parle-t-on pas à leur sujet d'économie
souterraine, d'économie parallèle ?
Quand
le vide spirituel d'une société est tel qu'il ne reste plus que la
débrouille, quand l'individu est transformé en un simple
consommateur et qu'il ne s'en rend même plus compte, quand la
technologie emprisonne l'humain d'une carapace telle qu'on n'imagine
plus une vie sans téléphone portable (n'est-ce pas, les nomophobes
?) ou sans GPS (je pense à Alexandra David-Neel qui parcourut à
pied le Tibet au début du XXe
siècle, diable comment a-t-elle fait, on se le demande ???),
et que si on n'a pas de téléviseur on passe pour anormal, je ne
sais plus où l'on va.
C'était
mon matin de pessimisme, ça m'arrive parfois !