samedi 26 septembre 2020

26 septembre 2020 : VIEILLIR 4 : la chanson du mois, Jean-Marie Vivier

 

« Un certain âge » : quelle expression horrible… Il fallait qu’il s’informe sur l’âge en question.

(Gianrico Carofiglio, En attendant la vague, trad. Nathalie Bauer, Seuil, 2013)


Ce mois-ci, une chanson de Jean-Marie Vivier, un chanteur normand né en 1942, et proche des chanteurs québécois, dont il a repris des titres : une blogueuse l'a appelé "Notre Félix Leclerc à nous" ! 

Très bien écrite, elle illustre ce que l’on devient, quand on a atteint « un certain âge », comme fait dire Carofiglio à l’un de ses personnages dans un de ses passionnants romans policiers. La chanson est parue dans l'album Sur les traces d'un prince, en 1990. On la trouve sur le cd Chanter, paru en 2020.




Vieillir c'est garder sa jeunesse comme un beau souvenir
C'est s'habituer à vivre un peu au ralenti
Réapprendre son corps pour pouvoir s'interdire
Ce que la veille encore on se savait permis
Se dire à chaque fois lorsque l'aube se lève
Que quoi que l'on y fasse on est plus vieux d'un jour
A chaque cheveux gris se séparer d'un rêve
Et lui dire tout bas un adieu sans retour

Vieillir c'est se résigner à rester sur le rivage
Espérer pour ses fils un avenir heureux
C'est vivre dans son coin sans devenir sauvage
Se laisser ignorer tout en restant près d'eux
Et c'est pouvoir enfin apprivoiser l'amour
En faire une symphonie aux accords de sagesse
C'est aimer une femme pouvoir lui faire la cour
Pour d'autres raisons que la plastique de ses fesses

Vieillir ce n'est plus faire l'amour mais c'est faire la tendresse
Ce n'est plus dire encore c'est murmurer toujours
C'est sentir dans sa main une main qu'on caresse
Et trembler à l'idée qu'elle vous quittera un jour
Vivre dans un jardin où l'on peut s'attendrir
Se prendre par le cœur et lui dire je t'aime
Avouer qu'on l'a trompée mais osera-t-on lui dire
Quand on sait maintenant qu'on s'est trompé soi-même


Vieillir c'est s'inquiéter soudain du salut de son âme
Entrer dans une église sans bien savoir pourquoi
De tous les Saints Patrons devenir polygame
Et avoir des frissons en regardant la croix
C'est ignorer la fin d'un sketch qu'on a écrit
Vouloir rejouer encore devant ses spectateurs
En cherchant une réplique ou bien un mot d'esprit
Tout en sachant très bien qu'on n’en est pas l'auteur

Vieillir c'est s'en aller un jour sans jamais faire de vagues
En une heure, un endroit qu'on ne choisira pas
Sentir un soir quelqu'un qui souffle votre flamme
Disparaître doucement parce que c'est comme ça

Vieillir... Vieillir..


On peut l’écouter ici :

https://www.youtube.com/watch?v=9rLqWhS3j0g



 

jeudi 24 septembre 2020

24 septembre 2020 : des femmes libertaires

 

Quand on sait ce que c’est, le vote ! s’il changeait quelque chose, il aurait été interdit depuis longtemps.

(Daniel de Roulet, Dix petites anarchistes, Buchet-Chastel, 2018)


Dix femmes (ouvrières dans l’horlogerie, férues de Jean-Jacques Rousseau) décident de quitter leur petite ville de Saint-Imier, en Suisse jurassienne, en 1873. elles se disent anarchistes et veulent créer une communauté où réaliser leur rêve, "réinventer le monde" ; leur devise : « Ni Dieu, ni maître, ni mari ». La Commune de Paris de 1871 a dessillé leurs yeux et elles assistent avec enthousiasme aux conférences de Bakounine qui sillonne la Suisse. À l’occasion su congrès de la fédération des anarchistes de toute l’Europe, elles rencontrent aussi Malatesta, alias Benjamin, dont l’une des dix tombe amoureuse. Elles peuvent désormais mettre des mots sur leurs sentiments, leurs désirs, leurs aspirations, et découvrent un désir d’affranchissement, se mettent en route vers la révolution sociale : "sentiment d’unité, de force, plaisanteries faciles sur notre sujet préféré, la liquidation. Liquidation de la société patriarcale, de ses flics, de son armée, liquidation de nos dettes, du travail salarié, de la rente, de nos habitudes d’esclave".


Elles se veulent libres ; loin du capitalisme, "qui se nourrit du travail de l’ouvrier, vendu trop bon marché", et débarrassées du carcan du mariage. Elles sont contre le vote, ayant vu dans leur jeunesse que "quand le vote ne plaît pas à l’autorité, il est cassé". Elles quittent la Suisse, abusées par la propagande gouvernementale qui incite les pauvres à émigrer, et partent en Amérique, comme beaucoup d’émigrants de cette époque, et plus précisément pour Punta Arenas. Le bateau qui les emmène n’est autre que la Virginie où embarquent également des Communards, enfermés dans des cages de fer. Elles y font connaissance de Louise Michel, qui est du voyage.

Quand elles débarquent, leur désir de créer une communauté libre se heurte aux réalités du terrain et au climat délétère du sud de la Patagonie, mais elles auront essayé, et même créé  La Brebis noire, horlogerie, boulangerie, magasin, accueillant des Européens débarquant, se souvenant combien elles avaient été mal accueillies... Parmi les dix femmes, plusieurs ont des enfants, qui sont élevés selon les principes libertaires. Quelques années après, elles choisissent d’aller à l’île de Robinson Crusoé, où elles emmènent avec elles un Mapuche, persécuté par les colons. Elles y créent une "une zone autonome temporaire comme une société de pirates", pratiquant l’égalité et le travail libre et se heurtant aussi au gouverneur nommé par le Chili. Puis elles rejoignent Malatesta à Buenos Aires.

C’est Valentine Grimm, la dernière rescapée du groupe, qui raconte, "sans trop mentir, ce qu’il en coûte de réinventer le monde" : idéaliste et pragmatique, plus frondeuse et révoltée que révolutionnaire, elle observe (remarque la laideur de Louise Michel, par exemple), écoute son cœur ("Elle ne pleurait pas sur elle-même, mais sur le trop d’émotions qu’elle vivait malgré elle") plutôt que les abstractions théoriques, ne se paye pas de mots.

La particularité du roman, c’est qu’à chaque étape de leur pérégrination, l’une d’entre elles disparaît, soit pour rester sur place, soit pour suivre un homme, soit par mort brutale et même assassinat, car il ne fait bon être femme libre au milieu de colons. Le titre fait référence au fameux Dix petits nègres d’Agatha Christie (devenu récemment Ils étaient dix). L’histoire de l’anarchisme, avec l’opposition au socialisme autoritaire de Marx et la répression policière, notamment en Argentine, est en filigrane tout au long du roman, véritable ode à la liberté, à l’égalité et au féminisme. Solidement documenté, le récit magistral de Daniel de Roulet met en scène ces dix femmes, leur donne une voix : "est-ce qu’elle a douté, Mathilde, quand elle a compris qu’ils la mettaient en joue ? Hésité ? Renoncé ? Non, une mort exemplaire. Ne pas désespérer de la cause. Pas besoin de réussir pour garder l’espoir. Elle aurait trouvé moche de mourir sans avoir jamais aidé personne à vivre".

 édition originale

La fin est magnifique : "Nous sommes avec vous, avec les anarchistes, celles qui doivent marcher en avant, la poitrine découverte, bravant le danger, sans que leur importe de mourir pour notre bel idéal. Nous donnerons l’exemple, c’est pourquoi nous réclamons le droit de marcher en tête avec nos compagnes". Un roman historique exceptionnel, petit (144 pages), mais qui nous fait rêver.

 
 

 

 

samedi 19 septembre 2020

19 septembre 2020 : Vincent Berthelot, "le facteur humain"

 

Les Indiens, mieux que tout autre peuple, les Arabes exceptés, entendent les liens de l’hospitalité, cette vertu des nomades ignorée dans les villes, où elle est, à la honte des peuples civilisés, remplacée par un froid égoïsme et une méfiance honteuse.

(Gustave Aimard, L’éclaireur, in Les Trappeurs de l’Arkansas et autres romans de l’ouest, Laffont, 2001)


Qui a dit que les romanciers populaires du XIXe siècle véhiculaient un racisme primaire, y compris Jules Verne ? En tout cas, Gustave Aimard, connu pour ses nombreux westerns, échappe souvent à cette règle ; dans un autre de ses livres, on trouve : "vous seriez stupéfait de la finesse et de l'intelligence raffinée de ces Indiens que vous nommez dédaigneusement des sauvages, parce qu'ils ne veulent pas accepter votre civilisation et préfèrent la leur" (Les bandits de l'Arizona, même édition). Je pensais à lui en lisant Le facteur humain, de notre ami cycliste Vincent Berthelot et dans son livre, on trouve les réflexions suivantes que n’aurait pas désavoué le bon Gustave Aimard, trop peu réédité aujourd’hui : "Déjà au XVIIIe siècle, les encyclopédistes Diderot et d’Alembert observaient le déclin de l’hospitalisé en Europe « voyageante et commerçante. […] L’esprit de commerce, en unifiant toutes les nations, a rompu la chaîne de bienfaisance des particuliers ». Aujourd’hui, nous continuons à transformer en or cette hospitalité. Nous la monnayons auprès de nos hôtes de passage" ou bien "Avec la fin de la gratuité, c’est la fin du voyage. Avec la monétisation de nos rencontres, nous cherchons la sécurité. Nous y avons perdu et l’aventure et la rencontre"

 

Le moment venu de la retraite, Vincent Berthelot, qui a préparé le terrain auparavant, se lance dans une folle équipée à vélo couché a travers la France : "Je savais que je voyagerais. Je savais que je le ferais à vélo par un effet cumulatif : un intérêt pour mon bilan carbone, mon goût prononcé pour la pratique de la bicyclette, une once de fainéantise m’orientant horizontalement vers la route". 

Je n’ai jamais fait de vélo couché, mais j’ai fait de nombreuses randonnées cyclistes en France (Aquitaine, Poitou, Alpes, Massif central, Bretagne, Languedoc, Provence, Jura, Vosges, Pyrénées, Val de Loire, Picardie, et même Guadeloupe), et je sais que c’est dur, même quand on ne cherche pas l’exploit et qu’on part plutôt léger (c’était mon cas). Le vélo couché de Vincent, avec tous ses accessoires, tente, duvet, un peu de nourriture et de boisson, vêtements de rechange, et surtout le sac à lettres, pèse aux alentours de quarante kilos !

Car notre héros a un objectif précis : il a demandé à ce qu’on lui donne des lettres à distribuer ici ou là à des personnes qu’il connaît (parfois) ou pas (le plus souvent), et qui seront bien étonnées de sa visite, programmée certes par lui, mais inconnue des destinataires. Il sera le facteur humain. Et ce sera l’occasion de rencontres inoubliables : "Chaque maison est un royaume où je suis accueilli comme un ambassadeur. Chaque rencontre est une aventure. Chaque départ finit en embrassades. La terre, cette hospitalière, est encore capable de m’offrir mille et une fantaisies. Aucune ingénierie touristique ne saurait imaginer de telles richesses".

Pourquoi des lettres à l’époque du numérique ? Parce que les techniques modernes de communication lui paraissent un média froid qui ne remplace pas le contact ni l’humanité. Parlant d’une de ses correspondantes, il dit : "Elle souhaite donner à son courrier le poids et l’amour qu’il convient. La messagerie électronique n’a pas cette qualité, le téléphone non plus". C’est particulièrement vrai des personnes âgées, des esseulés, des amis de jeunesse perdus de vue, pour qui une lettre apportée de la main à la main, fait chaud au cœur, comme un rayon de soleil qui déchire la brume du quotidien. Combien je vois encore des personnes âgées de ma tour descendre à leur boîte aux lettres tous les jours, et remonter le plus souvent à leur appartement tristement bredouilles, et parfois le sourire aux lèvres, les yeux rayonnants, tenant à la main tremblante une missive qu’ils ou elles vont longuement considérer avant de se décider à l’ouvrir, avec une joie impérieuse, puis de la ranger dans un tiroir ou une boîte, et la relisant les jours suivants, étonnés de n’avoir pas été complètement oubliés.

Vincent Berthelot a balisé la France par les petites routes, propices à l’exercice du vélo : "L’homme de la capitale ignore superbement ces chemins. Il a construit son pouvoir sur la compétition, la vitesse et la réussite individuelle. Il ne réussit pas à changer ses références. Il se nourrit d’une hypothétique croissance individuelle, à force de projets inutiles et destructeurs. Sa moisson c’est l’exclusion de l’autre. La violence protéiforme en est son corollaire immédiat". Et surtout, à notre époque de vitesse effrénée, il apporte le plaisir de la lenteur, de celui qui vient, à la fois chemineau et météore nomade, porter au sédentaire un bonjour amical, venu de loin, dans l’espace et le temps : "La locomotion à l’aune des capacités de notre corps est un acte de résistance. Le marcheur, le cycliste, le rameur pourquoi pas, offrent une image à contre-emploi du modèle aujourd’hui dominant dans notre société".

Chemin faisant, il se livre à des soliloques sur le prétendu « progrès ». Sur la peur qui semble désormais régner : "Selon l’INSEE, seuls onze pour cent des enfants vont à l’école sans être accompagné d’un adulte. La plupart de ces mêmes adultes sont allés seuls à l’école à pied ou à vélo. Le monde serait-il si dangereux qu’il faille aujourd’hui interdire l’espace public aux enfants ?" [et les plaisirs de l'école buissonnière] ? On l’interroge sur le fait de partir seul à l’aventure (j’ai subi les mêmes remarques de mon entourage) : " Tu n’as pas peur ? Peur de quoi ? Avec tout ce qu’on voit ? Qu’est-ce qu’on voit ? Ben, je sais pas." Cette peur irrationnelle de ceux qui se sont volontairement privés d’aventure, liée certes au mode de locomotion, mais aussi à "une sorte de fantasme sur la dangerosité supposée de l’autre, de l’étranger, de celui qu’on ne connaît pas". Alors même que tout l’intérêt est là, dans la rencontre des êtres humains.

Il est étonné au contraire par la richesse de ces rencontres, il croise l’humanité dans toute sa splendeur : "La rencontre est probablement le mystère et le trésor de cette histoire. Ce n’est pas votre carte bancaire qui la permettra. c’est le temps que vous y consacrerez. Privilège des retraités, des malades, de quelques enfants pas encore empêchés, des SDF, c’est une denrée chère sur le chemin, le temps partagé m’a rendu chaque jour plus riche". Il fustige ceux qui "nous font préférer l’argent à l’échange, le statut à la personne, la possession à la confiance, le pouvoir au service, l’esprit de caste à l’humanité", et trouve dans ses pérégrinations une simplicité de bon aloi, une hospitalité extraordinaire, à faire pâlir ceux qui ne croient plus en la solidarité. "Quand j’observe sur moi-même l’effet positif des regards bienveillants, je trouve dommageable ces vécus scolaires si négatifs", que malheureusement pèse sur nombre de nos concitoyens : "Le regard de l’école a été vécu par beaucoup comme disqualifiant, réprobateur quand ce n’est pas agressif et humiliant". Et il reproche à notre société la "disqualification et la mise à l’écart des autres" fondée sur "sur la sélection des meilleurs".

Rassure-toi Vincent ! Tu as gardé ta liberté individuelle, ce qui ne t'empêche pas d'être ouvert aux autres. Tu as même rencontré sur ta route un réalisateur de télévision suisse qui a décidé de te suivre et de faire des films documentaires de ton équipée :  

https://www.youtube.com/watch?v=X72HGCTNTcI et https://www.youtube.com/watch?v=yJ741nxDtBg

Alexandre Dechavanne, cycliste lui-même et qui dit : "Souvent des amis me demandent si je vais plus vite en vélo dans le centre ville de Genève où j’habite, si je gagne du temps. En réalité je gagne le droit d’aller lentement". Et toi, Vincent, tu as gagné le droit de nous dire :  "Devenir messager s’est alors imposé comme la solution du contrat que je m’étais donné. Chaque destinataire me donnerait un but, l’ensemble de ces destinations me donnerait ma route".

Et c’est la route d’un grand bonheur pour le lecteur qui te suit, Vincent ! Et, pour les lecteurs de mon blog, excusez la redondance, puisque j'avais déjà évoqué assez abondamment ce livre le 2 septembre dernier dans mon "post" Voitures et/ou vélos.

 

vendredi 18 septembre 2020

18 septembre 2020 : un pamphlet toujours actuel

 

La civilisation telle que je l’entends ici – la primauté morale conférée au culte du spirituel et au sentiment de l’universel – m’apparaît, dans le développement de l’homme, comme un accident heureux ; elle y est éclose, il y a trois mille ans, par une conjonction de circonstances dont l’historien a si bien senti le caractère contingent qu’il l’a nommé le « miracle » grec…

(Julien Benda, La trahison des clercs, Pauvert, 1965)



J’avais déjà entendu parler de cet essai féroce pendant mes années d’étudiant, je l’avais d’ailleurs acheté à l’époque dans l’édition Pauvert (collection Libertés), puis je l’avais remisé quelque part dans ma bibliothèque où je l’ai retrouvé en faisant un tri drastique de livres à éliminer (appelé désherbage en bibliothèque), et je n’ai pas voulu m’en séparer sans l’avoir lu. D’autant plus que je peste toujours contre les clercs d’aujourd’hui, toujours prêts à se prostituer dans les médias (principalement télévisuels), exaltant le pragmatisme aux dépends des idées pures, recherchant les prébendes plutôt que le désintéressement. Tout ce que Benda dénonçait il y aura bientôt cent ans !

 

 

Il dressait un tableau sombre des intellectuels, écrivains, penseurs et artistes, qui se détournaient de la recherche pure du beau, du juste et de la vérité au profit du réalisme, de la possession matérielle, de la politique et des idéologies, exaltant les états forts, le nationalisme imbécile (citant Barrès : "la patrie eût-elle tort, il faut lui donner raison"), la guerre et l’ordre plutôt que la justice. On sortait, il est vrai, de la Grande guerre (contre laquelle il s’élève ici : "On peut d’ailleurs douter que la guerre devienne assez terrible pour décourager ceux qui l’aiment, d’autant plus que ceux-là ne sont pas toujours ceux qui la font") et de l’Union sacrée.

"Assistons-nous, comme certains le pensent, à l’avènement d’un nouveau moyen âge – bien plus barbare toutefois que le premier, car si celui-ci pratiqua le réalisme, du moins il ne l’exalta point – mais dont sortira une nouvelle Renaissance, un nouveau retour à la religion du désintéressé ?" Il n’y croit guère. D’autant que "Les clercs modernes […] se sont mis à proclamer que la responsabilité intellectuelle n’est respectable que dans la mesure où elle est liée à la poursuite d’un avantage concret et que l’intelligence qui se désintéresse de ses fins est une activité méprisable…"

Il ne masque pas son mépris de beaucoup d’écrivains, dont la pratique est "de plaire à la bourgeoisie, laquelle fait les renommées et dispense les honneurs". Il note que "l’écrivain moderne [...] est devenu lui-même de plus en plus un bourgeois, pourvu de toute l’assiette sociale et de toute la considération qui définissent cet état, l’homme de lettres bohème étant une espèce à peu près disparue, du moins parmi ceux qui occupent l’opinion"…

Il constate que "chez la grande majorité de la jeunesse pensante, la dureté est aujourd’hui objet de respect, cependant que l’amour humain sous toutes ses formes, passe pour une chose assez risible" et qu’on méprise chez l’homme d’étude celui "qui ne fonde pas, qui ne conquiert pas, qui n’affirme pas la mainmise de l’espèce sur son milieu ou bien qui, s’il l’affirme, comme fait le savant avec ses découvertes, n’en retient que la joie de savoir et en abandonne à d’autres l’exploitation pratique". Il s’insurge contre la « stricte observation des faits » ("on sait avec quel visage fatal, quelle raideur méprisante, quelle sombre certitude de tenir l’absolu, ils [les clercs] prononcent qu’en matière politique ils ne « connaissent que les faits »") sur laquelle prétendent se fonder toutes les idéologies politiques, avec pour corollaire que "se vouloir fort est le signe d’une âme élevée, se vouloir juste est la marque d’une âme basse. C’est l’enseignement de Nietzsche, de Sorel, applaudis par toute une Europe dite pensante".

Il combat férocement la bourgeoisie : "que de fois la bourgeoise n’a-t-elle pas pactisé avec l’étranger quand elle y a vu son intérêt !", le conservatisme et le capitalisme et signale que "la paix, si jamais elle existe, ne reposera pas la crainte de la guerre mais sur l’amour de la paix". Et enfin que les clercs doivent s’occuper de la moralité, de l’esprit, de l’élévation des âmes, même si ce n’est ni facile ni populaire. Pas de démagogie ! "Les clercs modernes ayant cessé de comprendre que le signe d’une attitude vraiment conforme à leur fonction est précisément qu’elle leur vaut l’impopularité auprès des laïcs". Si le clerc doit s’engager, c’est au nom de valeurs morales absolues, en restant indépendant des idéologies, au nom de la raison et sans flatter qui que ce soit. On en est fort loin aujourd’hui, et le constat reste pertinent.

 

 

jeudi 17 septembre 2020

17 septembre 2020 : un jeune homme en EHPAD

 

On ne lit bien que ce qu’on aime.

(Marc Roger, Grégoire et le vieux libraire, A. Michel, 2017)



Je connaissais Marc Roger, l’infatigable lecteur (et marcheur, voir ses autres livres sur le site CL), mais là je dois dire qu’il m’a bluffé. Il crée ici le personnage de Grégoire, un garçon frustre et qui a loupé ses études, engagé dans un EHPAD comme aide-cuisinier et qui rencontre un vieux résident, M. Picquier, ancien libraire ; ce dernier a meublé sa chambre des 3000 livres qu’il a pu préserver. Malheureusement, il est affligé de la maladie de Parkinson (et d’une baisse terrible de la vue), ne peut plus lire. Peu à peu, les deux vont s’apprivoiser et le vieux libraire demande au jeune homme de lui faire la lecture, en lui enseignant peu à peu l'art subtil de lire à haute voix : "Tu sélectionnes les textes drôles ou sérieux que tu souhaites partager, et peu à peu, s’élabore une toile au centre de laquelle tu peux te promener comme bon te semble".


Grégoire, dix-huit ans, abasourdi et qui n’aimait pas lire (croyait-il), orphelin de père, vit avec sa mère, couturière à domicile. Il va se révéler un lecteur hors pair ; le libraire lui fait lire, pour commencer, L’attrape-cœur, qui fait mouche : Grégoire fait la découverte de la lecture et de la joie de lire. La directrice lui accorde d’abord une heure, bientôt les deux voisines de M. Picquier demandent à assister aux lectures. Pour les appâter, il propose à Grégoire des nouvelles de Maupassant. Grégoire fait des jaloux parmi le personnel. On se moque de lui, le mignon du libraire dont tout, le monde sait qu’il est gay. "Bon, ici, j’en connais, quand tu vois le niveau de leurs enfants, tu te dis que t’as bien fait d’être pédé". Petit à petit, ses heures de lecture vont s'élargir.

Pas facile de se lier avec un vieux monsieur dans une maison de retraite. M. Picquier va jusqu'à lui demander de faire sa toilette ! Grégoire apprend l’amitié avec le goût de la lecture : ça change la vie du jeune homme et rend le courage de vivre ses derniers mois au vieil homme. Parallèlement, il fait connaissance d’une infirmière le la maison, Dialika, sénégalaise, dont il tombe amoureux. Elle lui révèle l’amour physique et ne manque pas de lui dire sa pensée au sujet de nos maisons de retraite ; "Dialika m’avoue être choquée par le sort qui nous est réservé quand on ne sert plus à rien dans notre société soi-disant avancée. Cette façon que nous avons de réunir nos anciens hors la vie du village, du quartier où se trouvent leurs attaches matérielles et humaines, de les parquer hors sol comme nous faisons, et surtout notre façon d’exploiter la fin de vie en créant des services comme on gère des produits".

Devenu un "mordu de la lecture", il va pouvoir accompagner les résidents, la lecture à haute voix valant bien des antidépresseurs (selon le propre médecin de l'EHPAD)… Une histoire très simple (on pense parfois à La tête en friche, mais les deux romans gardent leur originalité), dans laquelle tout lecteur va se reconnaître, pour peu qu’il ou elle aime partager ses lectures.

Merveilleux ! Un excellent livre qui fait du bien, en parlant des personnes âgées, ces personnes telle ment oubliées dans notre société, sans condescendance et avec un grand réalisme, mais avec tact. Le jeune homme devient adulte. La marche n’est pas oubliée et il va accomplir le vœu terminal de M. Picquier, aller faire une lecture à Aliénor d'Aquitaine dans l'abbaye de Fontevraud : "Dès que tu marches, tu n’es plus un vivant ordinaire. Tu deviens le curseur de ta vie dans l’espace et le temps. Sans en être conscient, tu accèdes au présent le plus pur en n’ayant pour passé qu’horizon qui s’éloigne, pour futur qu’horizon qui s’approche, un présent absolu dans l’alliance illusoire de l’esprit et du corps".


Et je n’ai pas pu m’empêcher de penser à mes vieux amis en EHPAD ou même chez eux, esseulés et désespérés d’être encore plus confinés. Nouvelles consignes : deux visites seulement par semaine ! Alors qu’ils ont tant besoin du secours de l’amitié, du partage solidaire, de la joie qui vient de l’extérieur… Ils ou elles en arrivent à me dire que ce n’est pas le covid qui va les tuer, mais la solitude et l’isolement.

 

 

mardi 15 septembre 2020

15 septembre 2020 : le poème du mois

 

Et que dit Hannah Arendt dans son livre ? Qu’Eichmann était davantage un fonctionnaire zélé qu’on antisémite sadique. Un simple petit fonctionnaire exécutant les consignes sans se poser la question de leur finalité. Voilà où nous mène notre absence de résistance quotidienne.

(Éric Orlov, Engrenage, O. Morattel, 2018)



Vous savez combien me tient à cœur le problème des migrants, les tragédies de la Jungle de Calais, de Vintimille et de la vallée de la Roya, les noyades en Méditerranée. J’en veux terriblement à l’Europe de n’avoir pas obligé le Royaume uni (et d'autres pays) à accueillir des réfugiés, à la France d’avoir bouclé ses frontières et d’avoir organisé les ignobles centres de rétention. Où est l’Europe des droits de l’Homme ? C’est uniquement celle des hommes d’affaires, des brasseurs de capitaux, du Fric déifié, du Veau d’or, des marchands d’armes,etc, rajoutez ce qui vous plaira. Et vous voudriez que cette Europe-là nous attire, que l’on vote pour elle ! L’Europe sociale et solidaire dont je rêvais, l’Europe de la culture et des arts que je souhaitais, mon Europe, des fripons vous ont accaparée et nous déshonorent, nous citoyens européens, qui ne protestons pas assez contre ces ignominies, qui ne résistons pas, qui nous couchons devant le Capital, qui nous comportons comme Eichmann, de sinistre mémoire.

Voici donc le Poème d’Omar (j’espère qu’un ou une traductrice bénévole voudra bien le rendre en français), qui a tenté la traversée de la Manche et y a laissé la peau. Honte à l’Europe, honte à la France et à l’Angleterre, honte à nous !




Farewell poem


~Friend of mine ~
Stay well
I became so far
FROM you
MY days have ended
Remember me

The good time together we spent
together In jungle
Yes, This is the life
sometimes is sad and sometimes is happy

See you next time
I have No luck to cross UK
But you, dont give up success that line
If you cross England
Say Hello to have moon_street
I would never ever reached
Becaase my soul became one of refugees story
THIS IS NEW tragedy
But you don’t worry

Just pray for me

MAY GOD REST
MY SOUL IN PEACE

It would be enough for me

BY
MY dreams
should
not been achieved

But they have been lost in sea with water

BY
Friend of mind

Don’t give up try to copolite

that line
Stay well

and

Take care of yourself

Don’t lose your way

Have courage and be brave

BY

Friend of mine



jeudi 10 septembre 2020

10 septembre 2020 : du boulot pour la CPI

 

le colonisateur, en niant par la violence permanente l’humanité du colonisé, a acculé ce dernier à la violence, c’est-à-dire que c’est la seule voie qu’il reste au colonisé pour prouver au colonisateur qu’il est lui-même un homme et n’a pas d’autre issue que la violence.

(Joby Fanon, Frantz Fanon : de la Martinique à l’Algérie et à l’Afrique, L’Harmattan, 2004)



Nous étions assez peu nombreux hier soir, 70 à peu près, à l’Athénée municipal de Bordeaux, pour la conférence de Christophe Oberlin, venu présenter son dernier livre : Les dirigeants israéliens devant la Cour pénale internationale, l’enquête (E. Bonnier, 2020) tout juste sorti des presses, et dont je suis quasi certain que nos médias généralistes et chaînes de télé en continu de parleront pas. Car la "démocratie" colonialiste israélienne est intouchable.

 


 

La Cour pénale internationale (CPI), créée en 1998, est entrée en vigueur en avril 2002, chargée d’instruire en permanence les crimes de guerre. Depuis 2009, elle a reçu des plaintes des Palestiniens devant la brutalité de la colonisation et la barbarie dont est victime la population palestinienne dans son ensemble.

Les crimes d'Israël qui sont dénoncés sont les suivants : « assassinats prémédités de population non combattante, bombardements d’objectifs civils, utilisation d’armes interdites (phosphore, uranium appauvri,obus à sou-munitions, obus à fléchettes, balles explosives, gaz neurotoxiques), crime de colonisation, crime de siège, déplacement de populations. Le crime de colonisation ne sera seulement dénoncé sur terre, mais aussi sur mer, puisque la distance 20 miles au large de Gaza, partie intégrante du territoire palestinien, n’est pas respectée. [...] détention administrative de nombreux prisonniers sans charges ni jugements, emprisonnement sur le territoire de l’occupant, non-respect des droits de la défense, jugements de civils par des tribunaux militaires, etc., [...] usage de la torture, [...] épuration ethnique, [...] apartheid, [...] exactions israéliennes vis-à-vis des habitants de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, [...] ségrégation d’État... » La liste est longues des plaintes contre la seule prétendue démocratie (à l’occidentale) de la région. Et qui, en fait, n’a cessé d’alimenter les tensions.

La violence avec laquelle tout cela se manifeste ne laisse aucun doute. Christophe Oberlin, médecin œuvrant à Gaza dans des conditions difficiles et formant les médecins palestiniens, ne peut que constater les dégâts. Son témoignage est fort, même s’il n’est qu’une voix dans le désert. on attend les mêmes plaintes concernant les minorités opprimées, Ouïgours (Chine), Rohingyas (Birmanie), Kurdes (Turquie), etc.

Pour comprendre la situation, en particulier à Gaza, lire aussi un livre qui chronique les années 2000, et ça ne s'est pas arrangé depuis, au contraire :


 

 

dimanche 6 septembre 2020

6 septembre 2020 : l'humain d'abord

 

Nous ne pouvons rien pour les autres, si ce n’est de les respecter, les encourager à être eux-mêmes.

(Serge Rezvani, Ultime amour, Les Belles lettres, 2012)



Depuis quelques jours, je revis. Je fais de 10 à 20 km par jour à vélo, je vais voir des films, malgré le confinement exagéré d’être obligé de garder le masque même pendant la projection depuis mercredi dernier, et ça ne m’empêche pas, au hasard de mes promenades, de parler avec l’un(e), avec l’autre, de visiter mes reclus en EHPAD ou chez eux, de pratiquer l’amitié avec des demandeurs d’asile, un couple de Bangladais… J’avoue même que je suis prêt à me lancer dans une grève de la faim si leur demande est déboutée, et de la médiatiser. Qu’est-ce que je risque ? Si je meurs, ce sera en toute connaissance de cause, et j’aurais exprimé une dernière fois l’humanité qui est en moi. J’aurai fait mon devoir d’homme, quand tant d’autres (parmi lesquels les juges et les législateurs) ne font que marteler leur inhumanité inexorable.

Tiens, à propos d’humanité, je viens de voir quatre films qui entrent dans cette catégorie de "films à visage humain". Tous quatre parlent du monde d’aujourd’hui, même si deux d’entre eux se passent dans un futur apocalyptique.


Le français Poissonsexe. Dans un proche avenir, il ne reste plus de poissons. Daniel, la cinquantaine, qui travaille dans un labo scientifique, recueille et adopte un jour un étrange poisson muni de pattes : Lucie, la serveuse du café où il prend ses petits déjeuners, le surnomme Nietzsche (elle trouve qu’il a le regard de Nietzsche, en photo sur la couverture de son Ainsi parlait Zarathoustra). Au labo, placés dans un aquarium sous haute surveillance des scientifiques, on attend avec impatience la copulation d’un couple de petits poissons. Mais Daniel n’est pas heureux. Comme Papageno (La flûte enchantée), il voudrait bien rencontrer une petite femme. Le monde est devenu inhumain. Il est question de fabriquer des bébés sans copulation, l’amour, le sentiment, n'étant pas des critères scientifiques. Même le couple de poissons n’y arrive pas. Comment retrouver un brin d’humanité ? Je vous laisse voir le film, illuminé par le couple des deux principaux acteurs, Gustave Kervern (oui, le cinéaste de Effacer l’historique) et l’épatante India Hair (déjà vue dans Crash test Aglae).


L’américain Light of my life : il relève aussi d’une apocalypse, ou du moins d’une partie de l’humanité. Une sorte de peste a rayé de la carte toutes les femmes. Sauf Rag, onze ans, immunisée et déguisée en garçon, campe en une connivence fusionnelle avec son père dans la forêt, par peur des mauvaises rencontres, pour elle. Mais son paternel est trop protecteur (c'est elle, la lumière de sa vie), et elle rêve sans doute de plus de liberté et, qui sait, de lui rendre la pareille, de le protéger à son tour. Ça se passe dans les Montagnes Rocheuses et ses immenses forêts pluvieuses et neigeuses. Dans un monde devenu impitoyable, des reste d’humanité subsistent, malgré les menaces diffuses. Comment survivre dans un tel monde ? En faisant preuve d’humanité.


Le mongol La femme des steppes, le flic et l’œuf. Une œuvre étonnante, très belle, magnifiée par les paysages et les ciels de ce pays étrange, où la vie des éleveurs est encore rythmée par les éléments, le vent, le désert, le froid, le soleil. Voici donc une voiture de police, car on a découvert dans la steppe le cadavre d’une femme, absolument dénudée. Mais la voiture ne peut pas transporter le corps jusqu’à Oulan Bator, la capitale, et un flic doit veiller le corps du délit (pour éviter qu'il soit dévoré par les loups) pendant que les autres retournent en ville pour revenir le lendemain avec un véhicule mieux équipée et du personnel scientifique pour démêler l’affaire. Au passage, ils demandent à une bergère à dos de chameau de veiller sur le jeune policier qui reste, de le nourrir si possible. Et voilà le début d’une nuit marquante, au coin d’un feu qui symbolise la vie dans ce désert glacial, entre la femme des steppes et le jeune homme de dix-huit ans qui, en réponse à sa question, lui avoue ingénument qu’il n’a jamais connu de femme. Et c’est le début d’une rencontre éphémère et inoubliable, humaine en diable. Quant à l’œuf du titre… Voyez le film, il est très beau.


L’italien Citoyens du monde : là, c’est le vieillissement qui nous rappelle à l’ordre. Que faire quand on est vieux et retraité, avec de petits revenus, pour vivre encore avec humanité ? Le Professeur se raccroche à ses livres et à son latin, Giorgetto a glandé toute sa vie et en est réduit aux minima sociaux et à taxer l'une ou l'autre de ses connaissances. Ils rêvent tous deux de partir dans un pays exotique où la vie ne coûte rien, croient-ils. Ils vont embringuer dans cette quête un troisième larron. Ils y croiront ferme. Mais pourront-ils aller au bout de leur projet ? Voyez le film, c’est le grand retour de la comédie italienne d’antan, riche d’humanité. Les acteurs sont épatants. Ils m'ont fait oublier mon absence à la Mostra de Venise !

C'est ça aussi, le cinéma (comme la littérature), donner du sens humain à la vie.