mardi 24 décembre 2019

24 décembre 2019 : Guadeloupe en vue



 
Ouvrez moins les prisons un peu plus l'évangile
Par une immense paix rendez le sol fertile
Plus de guerre plus d'échafaud
L'un est opprobre et crime et l'autre est barbarie
Pourquoi toujours punir et quand le faible crie
L'abandonner jusqu'au tombeau

(Louise Michel, Lueurs dans l'ombre : poème)


Voilà, je voudrais mettre ce voyage que je vais accomplir du 27 décembre au 22 mars (environ) sous le signe de Louise Michel. Je vais étoffer le chapitre déjà écrit qui fera partie du futur livre sur « mes femmes écrivains », car je pense que Louise Michel est très injustement minimisée en tant qu’écrivain, sans doute par misogynie des experts en littérature autant que par haine féroce des bourgeois devant celle qui les a vilipendés avec talent.






La route devant la maison 
de mes amis guadeloupéens 
sur les hauteurs de Baillif 






Je vais penser à elle sur le cargo et à son long voyage vers le bagne de Nouvelle-Calédonie où elle fut transférée (par bateau) en 1873 pour sa conduite pendant la Commune de Paris. Et à sa formidable conduite dans cette île lointaine où elle s’intéressa notamment à la botanique et aux Canaques qui devinrent ses amis et dont elle apprit un peu la langue et écrivit les légendes qui lui furent contées, avant de leur proposer un enseignement adapté. En 1878, pendant leur révolte, elle fut la seule communarde à prendre leur défense !

Chutes du Carbet 


Mais je penserai aussi à vous tous qui restez sur le vieux continent… Je vous souhaite de passer un hiver pas trop froid ! Et d'abord de belles fêtes de fin d'année Je vous réchaufferai de loin.


dimanche 22 décembre 2019

22 décembre 2019 : Louise Michel, gilet jaune ?




Il n’y a qu’à grandir les choses pour qu’elles servent au lieu de perdre. Étendre le sentiment de la patrie au monde entier : le bien-être, la science, à toute l’humanité.
(Louise Michel, Mémoires, Tribord, 2005)


Lisant Louise Michel en ce moment, je me rends compte à quel point elle est très moderne, bien qu’étant, sans doute parce qu’elle fut une femme, et de surcroît révolutionnaire, complètement écartée des histoires de la littérature... Claude Rétat constate dans son magnifique essai Art vaincra !, Louise Michel : l’artiste en révolution et le dégoût du politique (Bleu autour, 2019) que les Mémoires de Louise Michel n’ont jamais été considérés comme de la littérature mais comme un livre d’histoire, alors qu’on a immédiatement classé les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand dans la littérature. Pourtant Louise Michel s’est toujours considérée comme une artiste et un écrivain (on ne disait pas "écrivaine" à l’époque) : "au fond j’ai toujours été une artiste, je suis une artiste en révolution", écrivait-elle. 

 
Et quand on trouve dans ces fameux Mémoires le texte suivant, certes militant, mais une sorte de poème en prose, qui peut affirmer qu’elle n’est pas un écrivain :


"Que voulez-vous qu’on fasse de miettes de pain, pour la foule des déshérités ? Que voulez-vous qu’on fasse du pain sans les arts, sans la science, sans la liberté ?
Allons, allons, que chaque main prenne un flambeau, et que l’étape qui se lève marche dans la lumière !
Levez-vous tous, les grands chasseurs d’étoiles !
Les hardis nautoniers, dehors toutes les voiles, vous qui savez mourir !
Allons, levez-vous tous, les héros des légendes des temps qui vont surgir !"


Certes, la militante anarchiste libertaire est bien présente, mais la littérature aussi ! Je suis très content de la relire en ce moment, car elle convient tout à fait au monde des gilets jaunes qui pourtant ne l’ont certainement pas lue, voire ne la connaissent même pas, mais qui sont en passe de devenir ces "héros des légendes des temps" à venir, et pourtant elle pourrait être signataire de leurs tracts distribués dans les manifs : "Les gilets jaunes, c’est le retour de l’esprit de simplicité en politique, la fin des faux-semblants, la dissolution du cynisme". Quand je pense que les experts médiatiques les traitaient d’analphabètes ! En fait, ils ont tout compris : ils ne sont pas prêts à "redémarrer après trois vagues concessions" du gouvernement. "Giletjauner la grève, c’est en finir avec les finasseries", nous disent-ils encore. Ou bien "les gouvernements sont le problème, et non les détenteurs de solutions". Et je trouve bien juste qu’ils ajoutent : "c’est tout le cadre qu’il faut d’abord envoyer balader si nous voulons trouver des « solutions »". Ou cela : " nous nous trouvons pris en otage dans leur désastre, dans leur cauchemar, dont nous sommes en train de nous réveiller". Ou encore : "nous avons compris que la destruction des conditions de vie sur terre n’est pas un effet malheureux et involontaire de votre règne, mais une partie de votre programme". Enfin : "La seule bagnole admissible, c’est celle où l’on s’entasse à six à force de prendre des auto-stoppeurs".
Conclusion : "Il n’y aura pas de retour à la normale ; car la normalité était le problème". Ce qu’aurait pu signer des deux mains la bonne Louise, la vierge rouge, elle qui écrivit : "j’éprouve au contraire la hâte de ne plus voir la lâcheté des troupeaux et la tyrannie des maîtres". On ne saurait mieux dire. Ah ! Louise, tu nous manques pour rabattre la caquet de tous ces experts, imbéciles à parlottes, qui pérorent d'un air satisfait sur les écrans de télé. Si tu y étais, je regarderais la télé plus souvent.

samedi 21 décembre 2019

21 décembre 2019 : leurs "valeurs" et les nôtres



L’autoritarisme, le vrai, naît de la concentration des pouvoirs et des fortunes. Il prospère à l’ombre des fausses démocraties et gouverne par les transnationales.
(Jean-Marc Rouillan, De mémoire 2, le deuil de l’innocence : un jour de septembre à Barcelone, Agone, 2009)


Ce qui m’effraie aujourd’hui, ce ne sont pas les "gilets jaunes" qui, après tout, ne font que se défendre contre un système injuste, qui fabrique des inégalités titanesques, ce ne sont pas les manifestants contre une réforme des retraites qui, après tout, ne font que défendre un modèle social issu de la Résistance française à l’Allemagne nazie…
Non, ce qui m’effraie, c’est la presse, quotidienne et hebdomadaire et les médias audio-visuels, qui mangent au râtelier, qui font l’opinion, qui imposent la mode, qui donnent le ton (gare à ceux qui les critiquent, ce ne sont que des ignorants !) et qui nous concoctent à tour de bras des leçons de morale affligeantes (style "La haine du travail" dans un récent n° du Point), eux qui sont presque tous acquis par le grand capital et les quelques milliardaires qui nous gouvernent, sous couvert d’une démocratie se disant représentative et qui ne représente qu’eux, et sous la botte d’une police et d’une justice qui ont enfin jeté le masque, en matraquant et en condamnant avec un zèle obscène ceux qui ont osé se révolter. Ah ! On peut toujours clamer notre horreur devant la répression épouvantable des Palestiniens de Gaza, des Ouigours de Chine, des Rohingyas de Birmanie, des Mapuches du Chili et de nombreux autres peuples vivant sous la férule de gouvernements "élus" avec notre bénédiction. Curieusement, on en entend très peu parler chez BFM et autres télés soi-disant d’information, dans L’express, Le Point et autres hebdos si vantés, qui pourtant fourmillent d’experts sachant fort bien huiler les rouages fourbis par l'oppression et nous la faire accepter. Alors on se tait.
Que dire en effet quand nos Victor Hugo d’aujourd’hui s’appellent Pascal B., Bernard-Henri L., Christophe B., ne les citons pas, ils sont trop nombreux ! Ils crachent à longueur de prose ou d’écran sur ce qu’ils nomment la « populace » ou, dans le meilleur des cas par cet euphémisme, « les petites gens » ; s’ils les vilipendent, c’est parce que ces derniers ont fait le choix de se rebeller, enfin. Eux, bien sûr, valets bien rémunérés au service de patrons oligarques, ils auront une belle retraite, ils continueront peut-être, jusqu’au-delà de 70 ans à se faire payer des articles ou à se pavaner dans des prestations télévisées alors même qu’ils ignorent ce que c’est d’avoir vécu toute sa vie avec un SMIG ou au chômage, avec un RSA et le minimum vieillesse. Ils font des mines de vierges effarouchées devant ces milliers de pauvres qu’ils n’ont jamais fréquentés de leur vie et qui, eux, ne sont pas encore totalement dressés à la servitude et au léchage de bottes qui les caractérise si bien. Leurs femmes auront pu continuer à travailler et à engranger, grâce aux « petites mains » qui auront torché leurs gosses, fait le ménage et préparé les repas, et elles n’auront pas non plus de soucis pour leurs retraites…
Mais "les petits, les obscurs, les sans grades", ceux qui ont été éjectés du système scolaire, ceux qui n’auront pu avoir que des petits boulots mal payés (ou des stages non payés !) dans leur jeunesse, qui décrochent un CDI à trente ans passés quand ils ont de la chance, les nombreux employés et ouvriers intérimaires ou à temps partiel, les mères célibataires, les corvéables et jetables à merci qui sont si nombreux et si nécessaires pour s’occuper des enfants des autres ou des vieux à domicile ou en maisons de retraite, tous ceux-là ont beaucoup à craindre de la réforme de la retraite qui ne pourra que baisser. À force de détourner les "valeurs" de la République en ne s’en servant que pour favoriser les ultra-riches, nos gouvernants vont finir par pousser les gens à cesser de voter (c’est déjà en grande partie acquis) et on finira par accoucher d’une dictature, comme déjà dans tant de pays d’Europe et comme ici même ils lui montrent l’exemple par la répression féroce de gens qui ne demandent qu’à être entendus et qui ne croient plus aux vertus d’une politique confisquée par l’oligarchie. Qu’ils prouvent le contraire, s’ils le peuvent !
C’était ma page de morosité mensuelle...


jeudi 12 décembre 2019

12 décembre 2019 : un chrétien en chemin



la télévision a pris le contrôle à peu près total des relations entre individus d’une même société – livres et radios sont presque devenus marginaux – avec comme projet exclusif le divertissement, l’entertainment, alors la langue s’appauvrit, perd ses nuances et sa complexité, et l’idée de l’effort nécessaire pour acquérir une culture ou un savoir tend à disparaître…
(Michel Rocard, préface de Neil Postman, Se distraire à en mourir, trad. Thérésa de Chérisey, Nova, 2010)


Notons que le livre de Postman date de 1985, même s’il n’a été traduit qu’en 2010. Il faudrait aujourd’hui ajouter "internet" et "le smartphone" à "la télévision" qui ouvre le commentaire que fait Michel Rocard du livre prophétique de Postman. Dom Jean-Pierre Longeat, père abbé de l’abbaye Saint-Martin de Ligugé notait dans Paroles d’un moine en chemin : entretiens avec Monique Hébrard (Albin Michel, 2005) : "Et puis il est tellement facile d’étouffer tous ceux qui ont une parole un peu prophétique et donc susceptible de gêner le développement économique de ceux qui tirent profit de la situation", ici l’étouffement étant d’avoir retardé la traduction en français de ce livre exceptionnel pendant vingt-cinq ans.


Je viens de lire ces Paroles d’un moine en chemin que m’a aimablement prêté Yvette, ma nouvelle connaissance de la Tour Mozart, âgée de 85 ans, et qui ne peut plus se déplacer que difficilement avec son déambulateur. Il se trouve que cette dame a fait des études approfondies de théologie, après avoir élevé sept enfants, et s’est occupée des cours de catéchèse dans le collège privé où enseignait mon frère Michel. Elle m’a appris qu’elle l’avait bien connu et qu’elle avait assisté aux cours d’éducation physique de détente qu’il donnait bénévolement au personnel volontaire du collège : encore une chose que j’ignorais et qui rehausse mon frère dans mon esprit.
Jean-Pierre Longeat répond aux question incisives de la journaliste et approfondit avec profondeur la spiritualité et le cheminement d’un moine dans une abbaye bénédictine. Il reste très attaché à la vie de sa communauté, et il sait que présider au destin du monastère ne le rend pas supérieur aux autres : "La présidence perçue comme un honneur personnel est vraiment dérisoire, et on sent vite l’incongruité de ce sentiment" (d’autres "présidents" pourraient en prendre de la graine, il est vrai qu’ils ne sont pas dans le cadre de la spiritualité). Musicien avant d’entrer en religion (il jouait du hautbois et s’efforce encore d’en faire régulièrement), il est effrayé par ce qu’est devenue la musique : elle "n’est pas, comme l’a induit longtemps la culture française, un divertissement secondaire qui meuble, un bruit de fond qui console", comme semblent se le figurer tous les adeptes du smartphone et des écouteurs vissés aux oreilles. Il est vrai qu’il est à bonne école, à Ligugé, avec la liturgie sacrée et le magnifique chant grégorien, comme j’ai pu l’entendre souvent avec Claire, puis maintenant avec Odile, quand nous allons écouter les vêpres avec recueillement.
Bien que moine, il reste aux écoutes du monde extérieur, constatant en voyant les "retraitants" (chacun peut aller faire une retraite de quelques jours à l’abbaye) les difficultés de tous : "En fait nous sommes un peu perdus dans ce monde, nous communiquons pour essayer de nous dire les uns aux autres où nous sommes et vers quoi nous allons", ce qui reste difficile aussi pour les moines qui passent pourtant leur vie en prière et en observant une règle très précise. Mais il constate des difficultés plus grandes à l’extérieur : "Comment voulez-vous qu’une société aussi incohérente que la nôtre, vivant sur la puissance de l’argent, puisse ne pas se trouver devant des problèmes insolubles de références fiables ?" Cette absence de références vient en partie de l’appauvrissement du langage et aussi de l’effacement du passé : "Or on ne peut pas faire table rase du passé. Il nous habite. Il nous a amenés là où nous sommes", et c’est bien là que le bât blesse dans notre monde presque totalement déchristianisé où, pour donner un exemple en cette période de Noël, il est difficile de trouver un enfant ou un adolescent qui sache avec précision ce que signifie Noël.
Et il constate aussi que vivre dans un monastère ne met pas complètement à l'abri de l’extérieur et ne permet pas toujours de prendre en compte le problème du mal : "Tout autour de nous règne la loi du plus fort, que nous percevons comme un mal. Dans ce contexte, ce qui m’étonne, c’est le bien, c’est qu’un être puisse sourire à un autre ou qu’un échange d’amour soit possible". Et il retrouve ici la connivence avec l’humanisme d’un Jean Rostand : celui-ci, "qui était agnostique, sinon athée, et qui disait : « Ce qui m’étonne dans le monde, c’est moins le mal que le bien. Pourquoi y a-t-il du bien ? » En effet, le bien est tout aussi surprenant que le mal", conclut notre humaniste chrétien, qui pense que le christianisme a encore beaucoup à apporter sur notre terre, à condition que nous remettions "en cause nos réflexes de « justes » tellement satisfaits".
Une lecture roborative, et il n’y en a pas tant que ça !


mercredi 11 décembre 2019

11 décembre 2019 : le retour des sorcières : chouette !



subvertir enfin les mille ruses rhétoriques qui permettent de minimiser sans cesse les violences [que les femmes] subissent.
(Mona Chollet, Sorcières, la puissance invaincue des femmes, Zones, 2018)


Heureux sont ceux qui ont des amis, et des amis qui leur font connaître des livres. Car, dans la folie productive actuelle de l'édition (quelques 80000 titres paraissent chaque année en France, quand la capacité d’un grand lecteur va jusqu’à 3 ou 4 livres par semaine, soit 200 par an = 0,25 %, et encore un grand lecteur lit ou relit souvent des œuvres du passé proche ou lointain !), qui peut se targuer de ne pas passer à côté d’un livre ? Et d’un livre qu’on a justement envie de lire ? Merci donc à l’ami G. qui m’a fait déguster l’excellent livre de Mona Chollet, Sorcières, la puissance invaincue des femmes, paru chez Zones il y a déjà plus d’un an, en 2018, et qui ne semble pas encore exister en "poche". Ce qui ne m’étonne guère, car ce livre est particulièrement subversif dans la défense des femmes, notamment des célibataires qui ne souhaitent pas avoir d’enfants, des femmes intellectuelles, des minorités raciales ou sexuelles, des femmes maltraitées par la médecine (en particulier lors des accouchements, mais pas que) et aussi des femmes vieillissantes comme si l’idéal était ces "femmes quasi toutes remastérisées [dont] la chirurgie esthétique [] nous donne une vision cocasse [], une femme qui aurait le moins changé possible en vingt-cinq ans, pas de rides, pas de mou, pas de cheveux blancs comme si changer était vraiment la chose à ne pas faire".


L’auteur prend pour point de départ les procès en sorcellerie qui, comme par hasard, ont débuté vers la Renaissance et ont culminé aux 17e et 18e siècles, avec les progrès de la raison, au détriment de la tradition. Les sorcières "illustrent d’abord l’entêtement des sociétés à désigner régulièrement un bouc émissaire à leurs malheurs". Chemin faisant, Mona Chollet fait un sort à tous ces rationalistes froids et calculateurs, devenus aujourd’hui des experts qui inondent les médias : "Quand un système d’appréhension du monde qui se présente comme suprêmement rationnel aboutit à détruire le milieu vital de l’humanité, on peut être amené à remettre en question ce qu’on avait l’habitude de ranger dans les catégories du rationnel et de l’irrationnel", rappelle-t-elle, rejoignant ici le combat des éco-féministes. Elle fustige aussi les médias dont "la raison d’être […] est souvent l’idéologie et non l’information : études biaisées reprises sans aucun regard critique, toute absence de scrupules et de rigueur, paresse intellectuelle, opportunisme, sensationnalisme, panurgisme, fonctionnement en circuit fermé hors de tout lien avec une quelconque réalité…" Avec cet exemple flagrant (entre mille autres) : le titre d’un fait divers « Il met le feu à sa femme et incendie l’appartement », montre que le journaliste "semble presque trouver cocasse la maladresse du mari", "comme si la victime était un bien meuble et comme si l’information essentielle était l’incendie de l’appartement".
Elle note : "Je formule et reformule sans cesse une critique de ce culte de la rationalité (ou plutôt pour ce qu’on prend pour de la rationalité) qui nous paraît si naturel que nous ne l’identifions souvent même plus comme tel. Ce culte […] nous amène à concevoir [le monde et ses habitants] comme un ensemble d’objets séparés, inertes et sans mystère, perçus sous le seul angle de leur utilité immédiate, qu’il est possible de connaître de manière objective et qu’il s’agit de mettre en coupe réglée pour les enrôler au service de la production et du progrès". On le voit aujourd’hui avec la déforestation et la recherche des minerais, qui entraînent une domination des trois quarts du monde par une petite minorité qui y fait la loi, en se présentant comme rationnelle face à des peuplades soi-disant infantiles, inconséquentes, désordonnées. Sous couvert de rationalité, on est dans la "croyance naïve et absurde dans la possibilité de séparer le corps de l’esprit, la raison de l’émotion [ce qui conduit à une] intolérance à l’ombre, au flou, au mystère [pour finir par cette] impression générale de marchandisation morbide" dans laquelle on vit. Elle conclut que "derrière la voix de la raison se dissimule en réalité celle de l’autorité, intimidante, paralysante", et particulièrement violente devant tout ce qui la menace. En filigrane, j’y ai vu en particulier cette violence d’état contre les gilets jaunes en France, les indépendantistes catalans en Espagne, la minorité kurde en Turquie, les Gazaouis en Palestine, les Mapuches au Chili (la liste mondiale serait longue, mais comme je ne veux pas être un donneur de leçons, j’ai cité la France en premier).


Et, bien sûr, violence contre les femmes qui refusent la norme, et d’abord la maternité, ces "apostates du conjugal" qui osent exister "hors du regard de l’autre car leur solitude est peuplée d’œuvres et d’individus, de vivants et de morts, de proches et d’inconnus dont la fréquentation – en chair et en os ou en pensée à travers des œuvres – constitue la base de leur construction identitaire". Ces sorcières en somme, qu’elles soient homosexuelles, ou femmes libres, refusant de faire "des enfants pour prouver qu’on baise (ce qui fait cher payer la minute de frime, à mon avis). Ou pour prouver qu’on n’est pas gay, s’autorisant par là à se montrer discrètement homophobe". Quand ce n’est pas la violence, c’est une pitié condescendante "à l’égard des femmes célibataires [qui] pourrait bien dissimuler une tentative de conjurer la menace qu’elles représentent". Et ces médecins qui se croient tout permis, du haut de leur savoir prétendument rationnel et qui oublient "de considérer le patient [et davantage encore la patiente, en particulier dans les accouchements] comme une personne, comme un égal, [car] c’est aussi s’exposer à éprouver de l’empathie, c’est-à-dire – horreur – de l’émotion", si justement dénoncés par Martin Winckler dans Les brutes en blanc (je vous renvoie à ma page du 9 août 2018).


Le livre est une dénonciation du patriarcat, car la sorcière était celle qui terrifiait les hommes et leur domination, notamment par ses étonnants savoirs en botanique, de guérisseuse (les médecins du 17e siècle, si justement raillés par Molière, ont fini par les évincer) ; et aujourd’hui, c’est celle qui ne se marie pas, celle qui n'a pas d'enfant, celle qui a un emploi ou une activité en dehors du foyer, et avant tout celle qui est financièrement autonome, comme Simone de Beauvoir l'avait signalé. Mona Chollet note que, "désormais libres, en théorie, et d’accumuler elles aussi du pouvoir économique et social, les femmes en sont souvent empêchées par le fait qu’elles restent définies par la conjugalité reproductive". On en revient toujours à la norme qui empêche beaucoup d’entre elles de devenir l'égale de l'homme. Elle cite de nombreuses penseuses et écrivains féministes et m’a donné envie de lire au moins deux livres ; No kid, de Corinne Maier ("Si je n’avais pas d’enfants, je serais en train de faire le tour du monde avec l’argent que j’ai gagné avec mes bouquins. Au lieu de ça, je suis assignée à résidence chez moi […] Tout ça pour des gosses qui me prennent pour leur bonniche. Certains jours, je regrette, et j’ose le dire") et La femme et le docteur Dreuf de la Suédoise Mare Kandre. Un livre qui donne envie d’en lire d’autres, pour moi c’est un des petits bonheurs chers à Félix Leclerc.



mardi 10 décembre 2019

10 décembre 2019 : le poème du mois, Ludwig Steinherr



Un matin neuf comme le monde
(Jean Marcenac, Le cavalier de coupe, Gallimard, 1945)






Poème de la pomme


Quand il prit la pomme
il toucha en même temps
sa main


ne sachant pas
ce qu’il prenait
la pomme ou la main


il sentit toutes les deux
se dérober
au moment
de la confusion


il comprit
que dorénavant
il y aurait de la confusion
dans tout contact




(Ludwig Steinherr, in Odeur de feu : 17 poètes d’Allemagne, trad. Rüdiger Fischer, Écrits des forges ; En forêt, 2008)


lundi 9 décembre 2019

9 décembre 2019 : retour de manif 2


Il apparaît en effet que la disposition naturelle de l’homme veut qu’il se serve du pouvoir au-delà de ses besoins.
(Alcides Arguedas, Race de bronze, trad. Marcelle Auclair et al., Plon, 1960)


Jeudi 5 décembre, j’ai repris mon bâton de pèlerin et de manifestant, heureux de me retrouver au milieu de cette foule, loin des insanités délivrées par les experts des médias écrits et télévisuels. Une foule où les jeunes côtoyaient les adultes, les retraités et même les vieux, les femmes et les hommes, les pompiers et les hospitaliers, les professeurs et les étudiants, les familles avec enfants et les solitaires, les lycéens et les chômeurs (reflet de ce qui attend les précédents) car comme le disait un des slogans lu sur un gilet jaune "La solidarité est la tendresse des peuples". Et où trouver cette solidarité aujourd’hui, à part dans les collectes des banques alimentaires, les visites faites aux vieux amis et, justement, ces marches que le pouvoir nous incite à faire, simplement pour faire entendre les cris et la colère de ceux qui sont obligés de dire : "Si la galère était un sport, j’aurais ma place" (autre slogan de la manif).
La manif de Poitiers (10000 personnes environ) était bien encadrée, il n’y a pas eu de débordements, même si la colère était réelle (surtout chez les jeunes qui craignent d’être les dindons de la farce en cours, avec des retraites qui seront souvent divisées par 1,5 ou 2 d'ici trente ans) : la police est restée discrète, malgré les gilets jaunes et leurs slogans : "Fâchée, mais pas facho", "MÉTRO BOULOT CAVEAU ? » (allusion au fait qu’à peine à la retraite, on sera tout près du cimetière, comme à l’époque de la retraite à 65 ans), et le merveilleux "Pôle emploi : t’as de beaux vieux, tu sais !" (allusion au fait que, vu l’étroitesse des futures retraites, on devra, malgré son âge avancé, retourner à Pôle emploi pour trouver des petits boulots nécessaires pour compléter les dites retraites).
Mais ça ne faisait rien, on était content d’être ensemble, joyeux même comme les femmes d’âge mûr qui avaient enfin l’impression de cesser d’être transparentes ou invisibles, et appréciaient certains slogans comme "La révolution sera la floraison de l’humanité comme l’amour est la floraison du cœur". Ceux qui tirent le diable par la queue étaient ravis de lire sur des pancartes "LIBERTAIRE ÉGALITAIRE FRATERNITAIRE", autre manière de dire que, puisqu’on battait le pavé, on redressait la tête et que, peut-être, on éloignait un tant soit peu le spectre du pavé et de la mouise !
Car on n’ignorait pas que, autre slogan très lu, si "En haut on se gave sans scrupule. En bas on en bave sans pécule !", ce petit poème devrait ouvrir les yeux de ceux qui veulent continuer à demeurer nos maîtres… Car "nous, les petits, les obscurs, les sans-grades, / Nous qui marchions fourbus, blessés, crottés, malades, / Sans espoir de duchés ni de dotations, /Nous qui marchions toujours et jamais n’avancions ; /Trop simples et trop gueux pour que l’espoir nous berne", nous commençons à trouver notre voie et notre voix, celle de la solidarité et de la fraternité, au moins le temps d’une manifestation, et nous savons maintenant qu’en haut, là où on se gave sans scrupule, on a tellement peur qu’on n’a rien trouvé de mieux qu'une féroce répression policière, régression qui nous ramène aux beaux temps de Monsieur Thiers, fossoyeur de la Commune de 1871.


Et, reprenant la phrase du marquis de Sade (La philosophie dans le boudoir) "encore une fois, de quel droit celui qui n'a rien s'enchaînera-t-il sous un pacte qui ne protège que celui qui a tout ?", au moins, en ces temps incertains, nos gilets jaunes, malgré leur orthographe parfois incertaine (mais bien moins pourtant que celle des copies de candidats aux concours que je corrigeais dans les années 90, malgré leur Bac + 3 à + 5), qui, dans les ronds-points et pendant leurs réunions, ont réappris à lire, à s’informer et à se cultiver, ne sont plus près à avaler les couleuvres d’un gouvernement plus que menteur. Et nous continuerons à les soutenir !