subvertir
enfin les mille ruses rhétoriques qui permettent de minimiser sans
cesse les violences [que les femmes] subissent.
(Mona
Chollet, Sorcières,
la puissance invaincue des femmes,
Zones, 2018)
Heureux
sont ceux qui ont des amis, et des amis qui leur font connaître des
livres. Car, dans la folie productive actuelle de l'édition (quelques 80000 titres
paraissent chaque année en France, quand la capacité d’un grand
lecteur va jusqu’à 3 ou 4 livres par semaine, soit 200 par an =
0,25 %, et encore un grand lecteur lit ou relit souvent des
œuvres du passé proche ou lointain !), qui peut se targuer de ne
pas passer à côté d’un livre ? Et d’un livre qu’on a
justement envie de lire ? Merci donc à l’ami G. qui m’a fait
déguster l’excellent
livre de
Mona Chollet, Sorcières,
la puissance invaincue des femmes,
paru
chez Zones
il
y a déjà plus d’un an,
en
2018,
et
qui ne semble pas encore exister en "poche". Ce qui ne
m’étonne guère, car ce livre est particulièrement subversif dans
la défense des femmes, notamment des célibataires qui ne souhaitent
pas avoir d’enfants, des femmes intellectuelles, des
minorités raciales ou sexuelles, des femmes maltraitées par la médecine (en particulier
lors des accouchements, mais pas que) et aussi des femmes
vieillissantes comme si l’idéal était ces
"femmes quasi toutes remastérisées
[dont] la chirurgie esthétique […] nous donne une vision cocasse […],
une femme qui aurait le moins changé possible en vingt-cinq ans, pas
de rides, pas de mou, pas de cheveux blancs comme si changer était
vraiment la chose à ne pas faire".
L’auteur
prend pour point de départ les procès en sorcellerie qui, comme par
hasard, ont débuté vers la Renaissance et ont culminé aux 17e
et 18e
siècles, avec les progrès de la raison, au détriment de la
tradition. Les
sorcières "illustrent d’abord l’entêtement des sociétés
à désigner régulièrement un bouc émissaire à leurs malheurs".
Chemin
faisant, Mona Chollet fait un sort à tous ces rationalistes froids
et calculateurs, devenus aujourd’hui des experts qui inondent les
médias : "Quand
un système d’appréhension du monde qui se présente comme
suprêmement rationnel aboutit à détruire le milieu vital de
l’humanité, on peut être amené à remettre en question ce qu’on
avait l’habitude de ranger dans
les catégories du rationnel et de l’irrationnel",
rappelle-t-elle,
rejoignant ici le combat des éco-féministes. Elle fustige aussi les
médias dont "la
raison d’être […]
est
souvent l’idéologie et non l’information : études biaisées
reprises sans aucun regard critique, toute absence de scrupules et de
rigueur, paresse intellectuelle, opportunisme, sensationnalisme,
panurgisme, fonctionnement en circuit fermé hors de tout lien avec
une quelconque réalité…" Avec
cet exemple flagrant (entre mille autres) :
le
titre d’un fait divers « Il
met le feu à sa femme et incendie l’appartement », montre
que le journaliste "semble
presque
trouver cocasse la maladresse du mari", "comme
si la victime était un bien meuble et comme si l’information
essentielle était l’incendie de l’appartement".
Elle
note : "Je
formule et reformule sans cesse une critique de ce culte de la
rationalité (ou plutôt pour ce qu’on prend pour de la
rationalité) qui nous paraît si naturel que nous ne l’identifions
souvent même plus comme tel. Ce culte […] nous amène à concevoir
[le monde et
ses habitants]
comme un ensemble d’objets séparés, inertes et sans mystère,
perçus sous le seul angle de leur utilité immédiate, qu’il est
possible de connaître de manière objective et qu’il s’agit de
mettre en coupe réglée pour les enrôler au service de la
production et du progrès". On
le voit aujourd’hui avec la déforestation et la recherche des
minerais, qui entraînent une domination des trois quarts du monde
par une petite minorité qui y fait la loi, en se présentant comme
rationnelle face à des peuplades soi-disant infantiles, inconséquentes, désordonnées. Sous couvert de
rationalité, on est dans la "croyance
naïve et absurde dans la possibilité de séparer le corps de
l’esprit, la raison de l’émotion
[ce
qui conduit à une]
intolérance à l’ombre, au flou, au mystère [pour
finir par cette]
impression générale de marchandisation morbide" dans
laquelle on vit. Elle conclut que "derrière
la voix de la raison se dissimule en réalité celle de l’autorité,
intimidante, paralysante", et
particulièrement violente devant tout ce qui la menace. En
filigrane, j’y ai vu en particulier cette violence d’état contre
les gilets jaunes en France, les indépendantistes catalans en
Espagne, la minorité kurde en Turquie, les Gazaouis en Palestine,
les Mapuches au Chili (la liste mondiale serait longue, mais comme je
ne veux pas être un donneur de leçons, j’ai
cité la France en premier).
Et,
bien sûr, violence contre les femmes qui refusent la norme, et
d’abord la maternité, ces
"apostates
du conjugal"
qui
osent exister "hors
du regard de l’autre car leur solitude est peuplée d’œuvres et
d’individus, de vivants et de morts, de proches et d’inconnus
dont la fréquentation – en chair et en os
ou en pensée à travers des œuvres – constitue la base de leur
construction identitaire".
Ces sorcières en somme, qu’elles soient homosexuelles, ou femmes
libres, refusant de faire "des
enfants pour prouver qu’on baise (ce qui fait cher payer la minute
de frime, à mon avis). Ou pour prouver qu’on n’est pas gay,
s’autorisant par là à se montrer discrètement homophobe".
Quand
ce n’est pas la violence, c’est une pitié condescendante "à l’égard des femmes célibataires [qui]
pourrait bien dissimuler une tentative de conjurer la menace qu’elles
représentent".
Et
ces médecins qui se croient tout permis, du haut de leur savoir
prétendument rationnel et qui oublient "de
considérer le patient [et
davantage encore la patiente, en particulier dans les accouchements]
comme
une personne, comme un égal, [car]
c’est
aussi s’exposer à éprouver de l’empathie, c’est-à-dire –
horreur – de l’émotion", si
justement dénoncés par Martin Winckler dans Les brutes en blanc (je
vous renvoie à ma page du 9 août 2018).
Le
livre est une dénonciation du patriarcat, car la sorcière était
celle qui terrifiait les hommes et leur domination, notamment par ses étonnants
savoirs en botanique, de guérisseuse (les médecins du 17e
siècle, si justement raillés par Molière, ont fini par les
évincer) ; et aujourd’hui, c’est celle qui ne se marie pas,
celle qui n'a pas d'enfant, celle qui a un emploi ou une activité en
dehors du foyer, et avant tout celle qui est financièrement autonome, comme Simone de Beauvoir l'avait signalé.
Mona Chollet note que, "désormais
libres, en théorie, et d’accumuler elles aussi du pouvoir
économique et social, les femmes en sont souvent empêchées par le
fait qu’elles restent définies par la conjugalité reproductive".
On en revient toujours à la norme qui empêche beaucoup d’entre
elles de devenir l'égale de l'homme. Elle cite de nombreuses
penseuses et écrivains féministes et m’a donné envie de lire au
moins deux livres ; No
kid,
de Corinne Maier ("Si
je n’avais pas d’enfants, je serais en train de faire le tour du
monde avec l’argent que j’ai gagné avec mes bouquins. Au lieu de
ça, je suis assignée à résidence chez moi […] Tout ça pour des
gosses qui me prennent pour leur bonniche. Certains jours, je
regrette, et j’ose le dire")
et
La
femme et le docteur Dreuf
de la Suédoise Mare Kandre. Un livre qui donne envie d’en lire
d’autres, pour moi c’est un des petits bonheurs chers à Félix
Leclerc.