Mourir
à quatre-vingt-quatorze ans, ce n'était quand même pas si mal. Ted
n'avait peut-être pas été le plus heureux des hommes, mais il
avait tenu le coup et il était mort libre, avec dignité, même pas
eu besoin de se faire aider, et à son heure.
(Jocelyne
Saucier, Il pleuvait des oiseaux, Denoël, 2013)
Une
photographe (on ne saura jamais son vrai nom) débarque en plein cœur de
la forêt ontarienne pour essayer de retrouver Boychuck, un
personnage mythique qui a vécu l'enfer des grands feux des années
1914-1920, et dont elle a suivi la trace. Elle photographie tous les
vieillards échappés à ces incendies, encore survivants. Or Boychuck, dont toute la famille est
morte, s'était lié avec les jumelles Polson, Angie
et Margie qui ont fui le brasier sur un radeau. Angie, que la
photographe a rencontrée à Toronto, âgée de cent deux ans, lui a
dit : « Il pleuvait des oiseaux » (asphyxiés en
vol, ils tombaient comme une pluie), et lui a parlé de ce garçon
étrange qui ne disait pas un mot.
La
photographe débarque donc dans un coin de forêt quasiment inaccessible, proche d'un lac, où
elle découvre Charlie et Tom, deux vieillards, qui ont construit
leurs cabanes ("À eux
trois, ils ont formé un compagnonnage qui avait assez d'ampleur et
de distance pour permettre à chacun de se croire seul sur sa
planète"), et lui
signalent que le troisième, Edward, Ted ou Ed (Boychuck) est mort
récemment dans sa cabane, mais dignement. Ils lui font visiter sa
cabane et sa sépulture. Car les trois vieux avaient choisi de fuir la civilisation
("Ça les amusait de
voir comment le monde se débrouillait sans eux"),
de vivre loin des assistantes sociales et autres agents du gouvernement, des seniors'home ("la
prison à perpétuité, la résidence surveillée, où la pulsion de
vie, notamment chez les vieillards, est soumise à un sévère
contrôle social et institutionnel"),
dans la liberté de la nature et de la forêt. Ils pêchent, ils
chassent (Charlie avait été trappeur-fourreur et a conservé des
fourrures bien utiles par les grands froids), et Bruno, un marginal
bien plus jeune qu'eux (qui cultive la marijuana non loin de l'ermitage des
vieillards), les ravitaille de temps en temps en fruits et légumes,
ou autres produits utilitaires. Serge, le gardien de l'hôtel le plus
proche – un hôtel abandonné et délabré – leur sert de banquier :
c'est lui qui va récupérer l'argent de leurs chèques de pension.
L'arrivée
d'une femme, la photographe, chamboule un peu l'équilibre de cette
petite communauté édénique. Puis débarque une deuxième femme,
Marie-Desneige, une tante de Bruno, que ce dernier vient de
recueillir, pour lui éviter de retourner à l'asile psychiatrique
où elle fut internée abusivement à seize ans et oubliée pendant
soixante-six ans. Les trois hommes lui construisent une cabane, mais
la vieille femme, habituée à dormir en dortoir depuis si longtemps,
ne peut dormir seule et vient s'installer dans la cabane de Charlie.
Bientôt un tendre lien unit ces deux-là.
En
visitant la cabane de Ted, on découvre que ce dernier, mutique, a
peint plus de trois cents toiles ces vingt dernières années, des
toiles sombres, où domine le gris-noir piqueté de quelques taches
de couleur vive. Et c'est Marie-Desneige, la soi-disant folle, qui
parvient à les décrypter : il
a immortalisé sur ses toiles les grands incendies de son enfance, sa
fuite éperdue, et aussi les deux jumelles Polson, dont on comprend
(Marie-Desneige, toujours) qu'il a été amoureux. Et dans le secret de son
ermitage, il a consacré toutes ces dernières années à
peindre. La photographe, vivement intéressée, pense d'ailleurs préparer
une grande exposition de ses peintures auxquelles elle joindrait ses
propres photos des vieillards rescapés des grands feux.
Voilà,
je ne sais pas si j'ai réussi à explorer la thématique de ce roman
ensorcelant, qui est en lien direct, avec le Vieillir,
dit-elle, dont je causais
l'autre jour. Ni à vous donner envie de le lire. C'est tout
bonnement merveilleux, de voir vivre ces très vieux ("Ils
s'amusaient d'être devenus si vieux, oubliés de tous, libres
d'eux-mêmes")
qui souhaitent protéger leur dignité en choisissant l'heure de leur
trépas (ils ont une dose de strychnine chacun) ; ils ont
d'ailleurs décidé de s'aider à mourir s'il le faut :
"L'entente disait
aussi que, s'il le fallait, ils aideraient. Ils ne laisseraient pas
l'autre se dissoudre dans la souffrance et l'indignité en regardant
le ciel."
C'est un hymne à la nature, à la vie, aux petits bonheurs chers à
Félix Leclerc, à l'espoir et à l'amour : "les
sentiments tordus ne font pas long feu en forêt, on n'y survivrait
pas".
Il est écrit de manière polyphonique : chaque chapitre est vu
par un des personnages. Les personnages sont saisis dans leur
singularité, et leur mode de vie compris peu à peu. L'arrivée de
la photographe, puis de la folle, qui ne l'est pas du tout mais reste
très fragile après tant d'années d'internement, d'électrochocs et
de chimie (très belle dénonciation de la psychiatrie abusive), bouscule la vie de nos
ermites, si bien ordonnancée depuis vingt ans. Une nouvelle vie commence, la redécouverte des sentiments,
des émotions, du désir de protéger : "J'ai
toujours su que j'aurai une vie, dit Marie-Desneige à son amie
Ange-Aimée [la photographe, qu'elle a baptisée ainsi] aux premiers
jours de leur amitié, je n'ai jamais abandonné l'espoir d'avoir une
vie à moi".
La tendresse renaît : elle n'était d'ailleurs pas absente des
relations entre Tom et Charlie, Tom appelle son grand ami Charlie
« Mon Charlie ». Mais c'est la « folle » qui va
répandre l'amour autour d'elle.
Voilà :
c'est très simple, déjà je n'avais pas peur de la vieillesse,
maintenant je n'ai plus peur de devenir très vieux ! Je ne
connaissais pas Jocelyne Saucier. Et je découvre un roman d'une
beauté inouïe, d'une ferveur rare, d'une sensibilité à couper le
souffle. Il nous montre que le goût de la liberté, de la solidarité
et de l'entraide (nos petits vieux appliquent les préceptes
d'Isaïe : "Partage
ton pain avec celui qui a faim [malgré sa peur des étrangers – et
des agents du gouvernement, Charlie invite la photographe à
déjeuner] Et ramène à la maison les pauvres sans abri [ils
vont jusqu'à construire une cabane – et très confortable, puisque
pour une dame – pour Marie-Desneige] ; Si tu vois un homme nu,
couvre-le, Et ne te détourne pas de
celui qui est ta propre chair" [c'est ainsi que Bruno prend en charge
sa vieille tante, que sa mère, elle, aurait reconduite à l'asile]),
de l'espérance, de la vie (et de la mort choisie, au moment voulu,
magnifiquement montrée ici), participent d'un humanisme vibrant dont notre
monde manque cruellement. C'est aussi une très belle histoire
d'amour et, que voulez-vous, j'aime les histoires d'amour : on
ne se refait pas !
Ah ! J'oubliais : Louise Archambault, réalisatrice du superbe Gabrielle, est en train d'en faire un film.
Ah ! J'oubliais : Louise Archambault, réalisatrice du superbe Gabrielle, est en train d'en faire un film.
1 commentaire:
oui, ça donne envie de le lire. Très envie
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