jeudi 29 février 2024

29 février 2024 : violences policières

 

Il n’était pas heureux, je crois. Mais qui l’est ? Ceux qui disent cela ne nous préviennent-ils pas de la possibilité d’un suicide ? […] Je tends à penser comme Elsa Triolet qu’il n’y a pas de suicide, qu’il n’y a que des meurtres.

Jean Casset, I was here, la dernière nuit de Pascal Taïs, E. Jamet, 2022)



Les gilets jaunes, les opposants à la bétonisation, aux projets dingues d’autoroutes, de bassines, les ados et jeunes adultes des cités, les migrants le savent : les violences policières existent, et il ne fait pas bon de tomber dans les mains de policiers violents et racistes. Jean Casset s’inspire ici d’une histoire vraie (cf le livre de Maurice Rajsfus, L’affaire Pascal Thaïs, L’esprit frappeur, 2007) arrivée à Arcachon en 1993. 


Le 7 avril 1993, à 7 h 30 du matin, le corps ensanglanté et sans vie de Pascal Taïs, 32 ans, est découvert mort dans sa cellule de dégrisement du commissariat de police d’Arcachon. Il a des côtes fracturées et la rate éclatée, et de nombreuses contusions sur tout le corps. Jean Casset imagine les pensées de celui qui va mourir, de son enfance et adolescence franco-marocaine au soleil marocain jusqu’au baccalauréat de sa sœur cadette Soraya. Puis la mutation en France des parents pour leurs études supérieures. Il s’inscrit en médecine, mais rapidement, sa vie bascule : "J’ai déserté les cours. Je n’ai fait qu’une année. Même pas. Va à Paris, me disait-on. Là-bas, avec ta gueule, ton charme, tu trouveras le bonheur. Va à Paris, on t’y attend…"

Et à Paris, il fait usage de son charme de métis kabyle, devient mannequin, fait de la publicité, se laisse entraîner dans de folles nuits, séduit des femmes. Mais il n’est pas heureux. À la suite d’un passage en hôpital et d’une transfusion sanguine, il devient séropositif HIV. Il revient en province à Bordeaux où il fréquente les clochards, lui, le rebeu les apprécie : "Heureusement, je me suis rapproché de ce qu’il y a de mieux sur cette terre, l’élite du genre humain : les clochards. Je sais que je vous choque en disant cela, enfin, que je choque certains d’entre vous, et que ce n’est pas vrai. Peut-être. Cette société n’est pas plus vertueuse mais au moins, elle, elle ne souffre pas du superflu. Elle n’écrase pas les autres". Il aidait les SDF comme il pouvait et remarque "alors qu’on n’aidait pas les gens que pour eux, qu’on le faisait aussi pour soi".

Il devient amoureux de Véronique, rencontrée au centre de soins, séropositive elle aussi, ils décident de se marier. Ils publient les bans pour leur mariage, ils fêtent ça le soir même au casino, et en sortant il subit les injures racistes d’un groupe auquel il répond vertement. Une rixe s’ensuit, les policiers sont appelés, mais Pascal et Véronique tombent sur des policiers racistes qui les embarquent, les rouent de coups, surtout Pascal arrivé à demi-mort au commissariat. Au matin, il était mort.

Jean Casset a eu l’envie d’inventer les pensées de Pascal pendant la nuit tragique, et de retracer les moments importants de toute sa vie. Ce qui donne un récit romanesque Bien sûr, les parents n’ont pas accepté sans sourciller la version policière et ont porté plainte devant le tribunal de Bordeaux, qui a disculpé les policiers. C’était l’époque de Charles Pasqua au Ministère de l’Intérieur, et la chancellerie faisait pression sur les juges. Le procureur de Bordeaux a dû rouvrir le dossier une dizaine d’années plus tard, après la publication d’un rapport d’Amnesty international intitulé France : des policiers au-dessus des lois, qui s'ouvrait justement sur un rappel de l'affaire Taïs. Et le dossier passa devant la Cour européenne des droits de l’homme, qui constata de nombreuses irrégularités, qu’on a laissé pendant plusieurs heures Pascal Taïs crier et hurler dans sa cellule sans lui porter assistance, qu’aucune "enquête effective" sur les circonstances du décès n'a été menée, qu’aucune explication "plausible" n’a été donnée sur l'origine des blessures.

En 2010, dix-sept ans après la découverte du corps de Pascal Taïs dans une cellule du commissariat, l’État français sera condamné pour dysfonctionnement du service public de la justice. L’auteur avoue : "Je me suis totalement identifié à lui [Pascal]. J’étais lui couché sur le ciment dans sa cellule. Je voulais lui redonner vie, lui rendre sa voix. restituer la cruauté de son destin". Il dira à Sud-Ouest, le grand quotidien local :  "Le crime, les deux non-lieux, l’attitude de la Justice, tout m’a révolté". Ça donne un récit qui se lie d’une traite ou presque et on en conclura que les violences policières existent. Quand la République dévie, il faut le dire. Et fermement.

 


mercredi 28 février 2024

28 février 2024 : Noël 2023 et Nouvel an 2024

 

celui qui, sans protester, est le témoin d’un injustice ou d’atteintes portées à un principe fondamental fait tout ce qu’il peut, en ce qui le concerne, pour tuer par le silence la justice et l’idée d’opposition de façon générale.

(Stig Dagerman, La dictature du chagrin et autres écrits amers, 1945-1953, trad. Philippe Bouquet, 2009)



Mon ami le traducteur du suédois Philippe Bouquet est mort il y a un an (cf ma page de blog du 14 mars 2023). Lors de mes passages chez lui, au Mans d’abord où il a longtemps habité, puis à Montpellier où il s’était retiré en 2020, il m’avait donné quelques-uns de ses livres traduits, dont celui-ci. Je crois qu’il m’a dit que Stig Dagerman était son écrivain suédois favori. Et Philippe revient dans ma mémoire chaque fois que je lis une de ses traductions et j’ai évidemment repensé à lui lors de mon passage dans l’Hérault à Noël.

                                                            Le jardin des parents de Pierryl à Lodève

J’étais invité par les parents de Pierryl, le compagnon de ma fille. J’y suis arrivé le 23 décembre, jour de mon anniversaire. J’y ai été fort bien accueilli et j’ai fait la connaissance des deux sœurs de Pierryl, Ludivine, avocate des pauvres à Marseille, de son compagnon et de leur petit garçon (4 ans), et Annick, comédienne à Paris. Lucile et Pierryl ont débarqué à leur tour, avec la petite Sasha, qui a bien changé depuis mon séjour à Londres du mois de mai. Elle s’est entendue à merveille avec son cousin qu’elle suivait partout.

                                                            Sasha et son cousin

                                                                                Les ânes du Larzac

On s’est promené dans Lodève et même dans les environs, sur les hauteurs du Larzac où les parents de Pierryl ont des amis. Sasha et son cousin étaient ravis devant les ânes du Larzac.La soirée de Noël a été délicieuse, le Champagne a coulé à flots et, franchement, je ne regrettais pas d’être allé si loin, d’autant plus que j’ai fait connaissance avec la cuisine réunionnaise, la famille de Perryl ayant vécu une vingtaine d’années à la Réunion : on a eu droit bien sûr à un rougail et aussi à d’autres plats exotiques dont j’ai oublié le nom, parfumés et épicés… Plus distribution de cadeaux !

                                                                                    Lucile et Sasha

Le lendemain de Noël, nous sommes allés à Toulouse avec Pierryl, Lucile et Sasha, dans la voiture prêtée par les parents. Nous avons dormi à Beauzelle (banlieue de Toulouse) chez ma sœur Marie-France, et le 26 décembre, ce fut la rencontre familiale chez ma belle-sœur Anne et ses trois enfants, accompagnés de leur dulcinée pour les deux garçons. Mais manquaient mon beau-frère Jean-François, retenu dans son EHPAD par une santé défaillante ; manquaient aussi la sœur de Claire, Marie et son mari Bernard, retenus à Cestas, près de Bordeaux, où je ne les aurai pas vus de l’année (chaque fois qu’on s’est donné un rendez-vous, j’étais cloué sur un lit de douleur). Mais il y avait le fils de Jean-François, Guilhem et ses deux fils. Petite fête agréable ; après le repas, petite promenade le long de la Garonne. Et encore distribution de cadeaux...

 

                                                     à Beauzelle, derrière Sasha, Marie-France, Pierryl, Lucile et Lenny

Soirée à Beauzelle chez Marie-France et Lenny. Leur fils Hugo (né la même année que Lucile) et sa compagne Laura sont venus. C’était pareillement chouette, dans une atmosphère décontractée. Re-distribution de cadeaux...

Et le lendemain, j’ai abandonné tout ce beau monde pour m’arrêter à Montpellier chez mon autre sœur, Monique, qui venait de prendre sa retraite. Belle soirée aussi. Et le lendemain, j’ai repris la route pour Lyon où m’attendaient mes vieux compagnons de voyage, Jean, connu sur le cargo en 2013, et Fortune, connue sur le ferry qui m’amenait d’Algeciras à Tanger en 2012. Je les vois depuis régulièrement au moins une fois par an, parfois deux fois, au printemps en plus du Nouvel an.

                                                            Jean dans son salon

Depuis quelques années, j’ai l’habitude d’aller chez Jean quand je vais à Lyon. Je dors sur la canapé, on se balade dans Lyon, on s’y baladait du moins, car l’an dernier, il peinait à marcher. Cette fois-ci, il allait un peu mieux, et on a pu sortir ensemble, en particulier pour faire des courses au Marché Bocuse, à 200 m de chez lui. Il adore cuisiner, bien que mangeant très peu lui-même et m’a concocté de savoureux petits plats, pendant les quelques jours que j’ai passés là. Le vendredi, il avait invité également son amie Nadine (que je connaissais déjà) accompagnée de son mari Serge, que je découvrais ; on a passé quelques bonnes heures ensemble. 

                                                                    Fortune chez elle, avant de partir au restaurant

Le lendemain 30 décembre, je suis allé chercher Fortune, que j’avais invitée au restaurant. La vieille dame (90 ans) avait bien besoin de mon bras, bien que le resto ne soit qu’à 300 m. Elle l’avait réservé et fut déçue de ne pas pouvoir s'installer au 1er étage, plus douillet selon elle : on a dû se contenter d’une table en rez-de-chaussée. Heureusement, il faisait beau. Elle m’a raconté avec gourmandise son dernier voyage à Tanger, deux semaines au mois d’octobre dernier, Jean lui avait pris les billets d’avion et réservé l’hôtel, mais elle y est allée seule. Elle y retrouvait ses amies tangéroises tous les matins pour papoter dans un café où elles prenaient ensemble le repas de midi. Après une courte sieste, elle ressortait visiter Tanger toute seule, sans s’ennuyer ; en octobre il faisait 22 ou 23 °. Pas la moindre peur à son âge !!! Puissé-je être aussi hardi qu’elle si, par miracle, j’atteins un tel âge !

Enfin, le soir du 31, nous réveillonnâmes, Jean et moi, jusqu’à minuit passé, nous régalant de Laurel et Hardy conscrits, que j'avais choisi parmi les nombreux films qu’il a enregistrés sur son disque dur. L’an dernier, nous étions au théâtre, mais je n’avais rien réservé cette fois, ne sachant pas trop dans quel état de santé j'allai le trouver. Je l'ai quitté le 2 janvier, pour rentrer sur Bordeaux le 3, après un arrêt chez ma belle-sœur Anne et son mari, où une chambre libre m’attendait cette fois-ci, leurs enfants étant partis.


Beau parcours de douze jours, où j’ai honoré la famille et les amis. La sciatique n’était plus qu’un mauvais souvenir ! Et ne parlons pas de la pancréatite, c’était devenu de la préhistoire ! Et vive l’an nouveau ! Et la santé et la bonne humeur et les retrouvailles !


mardi 27 février 2024

27 février 2024 : Zo d'Axa (le livre du mois)

 

Vivre pour l'heure présente, hors le mirage des sociétés futures ; vivre et palper cette existence dans le plaisir hautain de la bataille sociale. C'est plus qu'un état d'esprit : c'est une manière d'être - et tout de suite.

(Zo d’Axa, L'En dehors, 1892)



Zo d’Axa (1864-1930) fut un publiciste libertaire, individualiste, anti état et antimilitariste, auteur de pamphlets et créateur de journaux indépendants tels que l’Endehors (1891-1893) et La feuille (1897-1899), qui lui valurent d’être emprisonné à Mazas et diverses prisons, d’être obligé de s’exiler (notamment à Londres, ville des proscrits, écrivains et artistes, où il connut Louise Michel et Georges Darien), en vertu des lois "scélérates" de la Troisième République. Inculpé d’association de malfaiteurs, alors qu’il ne faisait pourtant qu’écrire et soutenir les familles d’anarchistes emprisonnés. Autant dire tout de suite que le livre dont je vais parler est un formidable récit de voyage, un récit carcéral puissant et une réflexion sur la tyrannie de l’État et de ses filiales, la justice aux ordres et l’administration pénitentiaire. 

                                                    lithographie de Steinlein en couverture du livre

De Mazas à Jérusalem (titre de l’édition française de 1895) ou Le grand trimard (titre de l’édition belge publiée simultanément) est un récit autobiographique qui relate son emprisonnement d’un mois en 1892 (il y fut tenu longtemps au secret) et la période d’exil qui s’ensuivit, d’abord à Londres puis en voyage en Europe des Pays-Bas jusqu’en Turquie (dont la Palestine faisait partie alors), en passant par l’Allemagne, l’Italie, l’Autriche, la Grèce. C’est donc à la fois le récit de la prison et un récit de voyage où il ne garde pas les yeux dans sa poche, toujours poursuivi par les sbires de la police. Il finit par être rattrapé à Jaffa, encellulé au Consulat de France avant d’être rapatrié sur un paquebot où il est d’abord mis aux fers avant d’en être libéré par un commandant tout simplement humain. Mais il est de nouveau arrêté dès son arrivée et restera cette fois dix-huit mois en prison à Marseille, puis à Sainte-Pélagie jusqu’en 1894.

Personnage étonnant, Zo d’Axa ne se veut d’aucun parti : "Pas plus groupé dans l’anarchie qu’embrigadé chez les socialistes.Être l’homme affranchi, l’isolé chercheur d’au-delà ; mais non fasciné par un rêve. Avoir la fierté de s’affirmer, hors les écoles et les sectes : Endehors". C’est la raison pour laquelle il quitte Londres, en plein congrès socialiste international savoureusement raconté, et dans lequel il ne se reconnaît pas.

Quant à la prison, Zo d’Axa nous livre ses réflexions. Le fait est que peu de ses amis cherchent à venir le voir à Mazas, eux-mêmes incarcérés, ou en exil ou dans la clandestinité : "Elle est salutaire, la petite atteinte d’amour-propre qui vous révèle, en prison, qu’on est si vite oublié. C’est bien. On n’en sera que plus fort". Il évoque la manière dont les garde-chiourmes traitent les droits communs : "En cachette quelques paroles échangées avec les détenus de droit commun, les « auxiliaires » qui balaient nos escaliers. J’apprends de laides histoires et comment les gardiens, plutôt polis avec nous, sont de l’autre côté cruels. Tous les jours des vingtaines d’hommes au pain sec ; l’hiver il n’y a pas de calorifère et les cachots humides sévissent. On en sort perclus, rhumatisant, poitrinaire." Donc les injustices perdurent en prison aussi.

Il sait aussi que pour supporter la prison, il faut la force de ne pas se plaindre ni dramatiser : "On serait trop à plaindre, je crois, si l’on avait la romanesque tendance à dramatiser les choses." D’autant plus que le règlement, "odieux en lui-même, est aggravé dans la pratique par de mesquines cruautés (1)". Et puis, quand enfin on est libéré : "par une soirée tiède de mai, je reprenais place dans la vie. C’est beau le bruit de la rue, on ne l’entend pas généralement. C’est une harmonie forte et douce, où vibre l’activité jamais lasse, où l’amour chante." Et quand, à Jaffa, il tente de s’évader du Consulat français, où on le tient enfermé, le bonheur incroyable : "Je me regardais m’évader. Car c’est ainsi : le plus grand amusement de la vie reste celui qu’on s’offre à soi-même - pour ainsi dire en se dédoublant".

Réflexions aussi sur le voyage : "Partir, et pour n’importe où. Oh, ce n’est pas que l’on s’illusionne à rêver d’accueil fraternel sous d’autres cieux. Le proscrit sait que tout asile est incertain." Et sur la société en générai. Le libertaire parle et proclame qu’il n’est pas question de se taire devant les ignominies du pouvoir : "Se taire ! Rester inerte lorsque, sous nos yeux, des infamies se commettent, lorsque les maîtres supplicient les esclaves, lorsque des magistrats frappent des innocents ; désarmer, en un mot, tant que cette Société sévit – jamais ! Nous ne serions plus nous-mêmes". D’ailleurs il est rejoint dans son refus d’un certain ordre établi par d’autres qui ne supportent pas l’oppression : "Et je pense aux camarades désintéressés qui bataillent avec nous, en avant-garde, à ces fils de bourgeois qui auraient pu couler béatement leur vie et qui ont préféré le combat pour l’idée et pour la joie ; je pense à ces déserteurs de la bourgeoisie passés avec leur plume et leur vaillance aux côtés des opprimés". Et plus question d’attendre, comme le promettent les religions, d’accéder au paradis après la mort : "Assez longtemps on a fait cheminer les hommes en leur montrant la conquête du ciel. Nous ne voulons même plus attendre d’avoir conquis toute la terre. Chacun, marchons pour notre joie".

Le livre est magnifiquement présenté par l’éditeur Plein chant (comme tous leurs livres imprimés) dans leur collection Type-Type, avec des gravures de l’édition originelle dues à Steinlein, Pissarro et Valloton. Le texte, composé de courts chapitres, d’une écriture sèche et précise, maniant l’ironie et laissant de la place au silence, est enserré dans un encadrement d’oiseaux, symbolisant la liberté. Ça se lit d’une seule traite et mon seul regret est d’avoir tant attendu pour le lire. Précipitez-vous ! Il est encore disponible chez l'éditeur : un beau cadeau pour les amateurs de liberté.

(1) Pour avoir fait de la lecture en prison pendant dix ans, et avoir visité la majorité des établissements pénitentiaires du Poitou-Charentes pendant mes années de conseiller pour le livre à la Direction Régionale des Affaires Culturelles (1995-1999), je ne suis pas sûr que les choses ont tellement changé depuis le IIIème République !