vendredi 31 juillet 2020

31 juillet 2020 : l'amour et le temps, une lecture


La révolte – c’est la noblesse de l’esclave.

(Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad Henri Albert, Mercure de France, 1908)


Émission radio sur la vitesse. Tout tourne autour de « gagner du temps ». Gagner du temps, alors qu’on en perd une quantité considérable à des futilités : regarder en permanence son ordiphone, "faire les magasins", regarder des débilités à la télé, etc.

C’est une question qu’on ne se posait pas au Moyen âge du XIV° siècle, aussi brutal fut-il. Et ça n’empêchait nullement de voyager. Ainsi le roman de Henry Rider Haggard, Ève la rouge (Red Eve), dans lequel deux jeunes gens, Hugues de Cressi et Ève Clavering, qui éprouvent l'un pour l'autre un tendre sentiment, voient leurs amours contrariés par les querelles familiales. Ils sont cousins, mais tandis que les Clavering sont nobles (mais) pauvres, la branche des Cressi a opté pour le commerce et sont devenus marchands ; sils ont perdu un peu de leur noblesse, ils sont devenus très riches. Mais le père d'Eve, sir John, refuse la main de sa fille au fils des marchands et la destine à un seigneur français, qu'elle n'aime pas.



Avec l’aide du père Arnold, Templier en retraite, ils se réfugient à la Commanderie, terre d’église inviolable qui sera le refuge d’Ève. Hugues est envoyé à Londres avec une lettre d’Arnold pour le roi Edouard, révélant les manigances et les traîtrises du seigneur français. On est en pleine guerre de cent ans et Hugues, que le roi a apprécié, va le suivre sur le champ de bataille de Crécy, où il va se couvrir de gloire, puis à la prise de Calais, puis il devra aller jusqu’à Venise affronter encore son rival français qui veut toujours lui ravir sa fiancée, d’autant plus que le père d’Ève a réussi à la marier par ruse au Français. Le mariage n’a pas été consommé mais seul le pape (ou la mort du Français) peut le défaire.

À Venise, Hugues est rattrapé par l’épidémie de peste noire, qui vient d’orient et c’est donc en Avignon ravagé par la peste qu’il va tenter de retrouver son rival, venu lui aussi, mais pour faire confirmer le mariage. Ils se retrouveront tous dans les tristes landes et marais du Suffolk, que la peste dévaste aussi, et où enfin un combat singulier va les opposer. Il aura donc fallu deux ans et des déplacements fort longs pour que les amoureux puissent enfin s’aimer.







 

 

 

 

 

dernière édition française, 1999, Carroussel





C’est un splendide roman d'aventures historiques, à la manière de Walter Scott. Sir Henry Rider Haggard (auteur du célèbre She et de son cycle de romans fantastiques) fut "l'un des principaux représentants de l'âge d'or du roman d'aventures en Angleterre", nous dit l’éditeur. L'aventure et l'amour sont toujours les moteurs de ses romans qui se lisent très bien. À noter les personnages secondaires, parmi lesquels l’archer extraordinaire Grey Dick qui seconde le héros, le père Arnold qui protège la jeune fille, et Murgh la Mort, un Chinois qu’Arnold a connu lors de ses missions de templier, véritable deux ex-machina de ce roman épique et flamboyant qu’on lira avec passion. Une lecture tout indiquée pour ces temps d'épidémie.


mercredi 29 juillet 2020

29 juillet 2020 : l'oppression numérique


Ce système est plus oppressif, plus écrasant, plus menaçant que jamais.

(François Maspero, Préface de Textes des prisonniers de la Fraction armée rouge et dernières lettres d’Ulrike Meinhof, Maspero, 1977)



Je viens de passer une heure avec une dame pour tenter de trouver une attestation d’emploi pour un emploi temporaire qu’elle a eu l’été 2018 comme aide à domicile (une vieille dame qui n’a pas internet) payé par CESU. Impossible ! Nous sommes allés sur le site du CESU et impossible d’accéder à cette attestation : or, elle en a besoin pour son nouveau dossier à Pôle emploi. Je me suis dit qu’on devrait trouver le formulaire d’emploi sur internet (une demi-heure d’essais, introuvable) et j’apprends que ce formulaire dépend de Pôle emploi. Sur le site de Pôle emploi, aucune trace de ce formulaire accessible. Renseignement téléphonique pris auprès de CESU (elle a téléphoné de son smartphone, bonjour la note téléphonique, c’est un 08), c’est bien Pôle emploi qui délivre ce formulaire. Encore faut-il y aller : car apparemment, c’est l’employeur qui doit le remplir et surtout le signer. Bien sûr, la vieille dame ne peut se déplacer, n’a pas internet. J’ai dit à Samira d’y aller, mais le lui donnera-t-on ?

C’est effarant que de plus en plus de documents ne sont désormais accessibles qu’en ligne. Et difficilement ! Je plains tous les ordiphobes (si, si, ils existent, et malgré l’usage fréquent que j’en fais , je suis en train de le devenir), tant internet est bouffeur de temps, addictif, et encore trop souvent, on ne trouve pas ce qu’on veut. Surtout quand il s’agit de l’administration. Sans doute pour décourager les demandeurs d’emploi, éviter qu’ils ne nous coûtent un "pognon de dingues" et surtout les pousser à faire du sport en "traversant la rue" pour trouver un emploi (dixit le Président qui, parfois et même souvent, ainsi que ses ministres, ferait mieux de se taire).



Nous sommes entrés, avec l’ère numérique dans l’antihumanisme que dénonce Éric Sadin dans L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle (L’échappée, 2018). Ce pouvoir numérique m’oppresse de plus en plus, et je ne dois pas être le seul. Mais il plaît à beaucoup, si j’en crois les usagers innombrables d’ordiphone.



Heureusement, pour y échapper, il reste la lecture (je viens de lire un beau roman d’aventures historique, se passant au XIVème siècle pendant la Guerre de cent ans, qui débute et finit en Angleterre, en passant par la France et la bataille de Crècy, Venise où la peste noire arrive d’Orient, et la papauté d’Avignon : Ève la rouge, de Henry Rider Haggard), les promenades dans Bordeaux et le cinéma : je viens de voir La communion, surprenant film polonais qui décrit l’itinéraire d’un jeune homme sortant d’un centre de détention pour mineurs et se métamorphosant en prêtre détonant et une reprise, Les fleurs de Shanghai (1995) qui décrit les maisons de prostitution de la fin du XIXème siècle en Chine, dépaysement garanti.




vendredi 24 juillet 2020

24 juillet 2020 : bientôt l'homme-machine ? les nouveaux esclaves


Et je vous regarde et je vous dévêts au milieu de vos mensonges et de vos lâchetés,

Larbins, fiers petits hypocrites, filant doux

Esclaves et fils d’esclaves

Et vous n’avez plus la force de protester, de vous indigner, de gémir,

Condamnés à vivre en tête-à-tête avec la stupidité empuantie sans autre chose qui vous tienne chaud au sang que de regarder ciller jusqu’à mi-verre votre rhum antillais…

Âmes de morues.

(Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Présence africaine, 1956



Dans les situations difficiles, il faut toujours lire, lire en général et lire en particulier les penseurs, les poètes et les écrivains, ceux qui ont la révolte et la résistance chevillées au cœur : Victor Hugo, Aimé Césaire, Ivan Illich, Georges Bernanos, Jacques Ellul, par exemple. Or, la situation actuelle l’exige.






Karak




Le "monde d’après" qu’on nous promet ressemble terriblement au monde d’avant. À peine le confinement a-t-il été desserré qu’on a revu aussitôt les rues et les boulevards encombrés de véhicules motorisés de toutes sortes, empuantissant l’air de nos villes, les rendant de nouveau bruyantes, dangereuses, les humains oubliant à nouveau qu’il y a aussi des bipèdes. Et ne parlons pas de la précipitation à partir s’entasser vers les plages, à vouloir reprendre l’avion, à sortir muni des précieux écouteurs dans l’oreille et de l’indispensable ordiphone à la main.

Ceux qui aspirent toujours à une vie libre ne peuvent rien contre la technique totalitaire qui a envahi la planète et qui la ravage ; ils sont condamnés à être contre leur temps, car vouloir vivre différemment, c’est refuser le mimétisme conformiste de l’époque. Refuser le monde d’avant, c’est vouloir entrer dans la sobriété heureuse des décroissants, c’est refuser l’abus des appareils électriques toujours plus nombreux, alors qu’il faudrait diminuer la consommation électrique. C’est voyager moins loin mais mieux, c’est être dans la partage et la fraternité.

J’ai remarqué par exemple, en voulant acheter une nouvelle boîte de filtres à café au supermarché qu’il y en avait très peu sur les présentoirs (j’ai passé cinq minutes à les trouver), comme pour nous pousser à acheter une machine à café et les accessoires qui vont avec qui, eux, occupent des rangées d’étagères. Pourquoi faire, grand Dieu ? Les cafetières ordinaires, manuelles et électriques, sont-elles condamnées ? Et on invente sans cesse de nouvelles machines, qui créent de nouveaux besoins, dont la plupart sont inutiles.

Désormais, on voit les fanatiques de l’ordiphone (smartphones, iphones) se promener sans vergogne avec leur outil à la main et les écouteurs à l’oreille, comme si leur vie en dépendait, et se comporter comme des zombies. Ils ne savent plus ce qu’est la civilité, dire bonjour ou sourire, leur œil est rivé sur leur main. À table, ils ont ce nouvel attirail en plus de leur couteau et de leur fourchette, et ne cessent d’y jeter un œil, des fois qu’une info leur échapperait. À croire qu’ils dorment avec, qu’ils le tiennent toujours a portée de l’ouïe et de leur main. Certains poussent le fanatisme jusqu’à en avoir deux, un dans chaque main !

Et ce sont eux qui critiquent le fanatisme religieux et les addictions à l’alcool, au tabac et aux diverses drogues. Au cinéma, dès la fin du film, on voit leur main se dépêcher de récupérer leur drogue à eux. Quand ils ne gênent pas leur voisin pendant le film ! Il n’y a que les incivilités des autres qui les froissent ou les indisposent : masques et mégots jetés sur les trottoirs par exemple, déchets jetés hors des poubelles, sans se demander si elles sont trop peu nombreuses et souvent pleines.

Bref, c’est un engin dont je ne suis pas près de me munir. Je sais que, comme tout un chacun, je deviendrai dépendant de cette machine (ex. : combien de jeunes savent encore lire les cartes, ils sont accrocs et même esclaves du fameux GPS, sans savoir qu'ils le sont) si par malheur j'en avais un ! Et le jour arrivera bien assez tôt où je risque de devenir dépendant : mais quitte à l’être, je préfère que ce soit d’une personne humaine plutôt que d’une machine !


 

                                                       

                                                    Et je vieillis (photo Céline Cloup)


lundi 13 juillet 2020

13 juillet 2020 : la chanson du mois


« Vous savez bien que le programme télévisé est souvent l’unique conversation des gens. C’est pour ça que tout le monde regarde les mêmes choses : pour ne pas être largué et avoir quelque chose à partager. »

(Amélie Nothomb, Acide sulfurique, Albin Michel, 2005)



un roman sur la téléréalité : du Nothomb pur jus

Au temps d’aujourd’hui, les chansonniers suivent le cours des choses. Même les anciens s’y mettent. Je vous propose cette chanson nouvelle de Pierre Perret que vous risquez de ne pas entendre à la télé. Les romans sur le thème du confinement vont suivre...


Pierre Perret - Les confinis


Comment aider ces pauvres gens qui agonisent

Qui attendaient qu’on leur vienne à la rescousse

Pendant qu’les infirmières mouillaient la chemise

Qu’les infirmiers faisaient suer l’burnous

Pendant qu’ils couraient tous dans la panade

Dans les couloirs encombrés de macchabées

Les cherchez pas pour soigner les malades

Tous les docteurs étaient à la télé

Ils nous ont tant confinés

Puis déconfinés, puis reconfinés

Qu’on redoutait d’être in fine

Des cons finis


Il décrétèrent un jour qu’les vieux d’la vieille

Faut les achever à 70 balais

Disant l’contraire de c’qu’ils disaient la veille

Quand cette gripette les faisait bien marrer

D’un air savant y venaient faire des tirades

Remplis d’avis et d’conseils ampoulés

Pendant qu’l’hosto croulait sous les malades

Nos braves docteurs étaient à la télé

Ils nous ont tant confinés

Puis déconfinés, puis reconfinés

Qu’on redoutait d’être in fine

Des cons finis


Y avait l’Raoult çui qui les enquiquine

Qui les traitait tous comme des Diafoirus

D’après lui y a guère que sa chloroquine

Qui pourra fout’ les chocottes au virus

La porte-parole elle s’appelle Sibeth

Y’en a qui pensent qu’elle porte bien son nom

On sent bien qu’la moindre idée qui se pointe

Lui déclenche un ouragan dans l’citro

Ils nous ont tant confinés

Puis déconfinés, puis reconfinés

Qu’on redoutait d’être in fine

Des cons finis


L’soir aux infos y a l’tondu, l’aut’ sadique

Qui compte les morts et puis y a l’défilé

Des professeurs, des stars, des scientifiques

Et puis l’rouquin, l’Amerloque, le cinglé

Et en fin d’compte on a su pour les masques

Qui étaient gérés par une bande de couillons

Qu’s’il en restait plus du tout c’était parce que

Ils en avaient détruit 600 millions

Ils nous ont tant confinés

Puis déconfinés, puis reconfinés

Qu’on redoutait d’être in fine

Des cons finis


Les infirmières qui gagnent des clopinettes

Même pas au SMIC galèrent à tour de bras

On récompense nos courageuses Cosettes

D’applaudissements, d’médailles en chocolat

Mes petits marquis vous devriez avoir honte

La dignité chez vous elle est en deuil

Pas une seule de vos promesses à la gomme

Ont un jour consolé leur portefeuille

Vous nous avez confinés

Puis déconfinés, puis reconfinés

Mais vous vous resterez pour la vie

Des cons finis



https://www.youtube.com/watch?v=zA2...



samedi 11 juillet 2020

11 juillet 2020 : du cinéma de choc


            Mieux vaut rester à l’écart de la police et de la loi. (Tabish Khair, Apaiser la poussière, trad. Blandine Longre, Éd. du sonneur, 2010)



Dire qu’on en apprend tous les jours sur les méfaits du pouvoir, et ce, dans la plupart des pays, dont le nôtre.

J’entends par pouvoir tous ceux qui sont ce que j’appelle les dominants, qui s’appuient sur l’argent (devenu Dieu et devant qui tout le monde s’incline, les uns pour en avoir trop – et c’est peu dire -, les autres pour n’en avoir pas ou trop peu), sur la loi (ah ! cette justice qui ne s’applique que rarement contre les puissants et qui pressure les gens de peu), sur l’ordre (établi par les dominants, cela va sans dire), sur la technologie (ces fameux ordiphones devenus nos maîtres, les drones tueurs, etc.) et des experts (aux ordres), sur l’armée (aux aguets si la révolte populaire gronde) et sur la police (devenue si violente partout contre les humbles et si accommodante contre les Grands) pour assurer cette domination.



Parmi les films que j’ai vus ces derniers temps, car ça y est, j’ai repris mes sorties au ciné, au moins deux m’ont fait comprendre directement cette violence des puissants : Cancion sin nombre (Pérou) et Nuestras madres (Guatemala). Le premier évoque deux périodes de dictature dans les années 80 et les exactions qui eurent lieu. Au Pérou, le problème traité est celui des bébés enlevés à leur mère dans les maternités ; on leur fait croire qu’ils sont mort-nés alors qu’en réalité s’est mis en place un réseau de vente de ces bébés dans les pays riches. Au Guatemala, les tueries de paysans de villages entiers entraînent des années plus tard la découverte de charniers et les femmes réclament les corps de leurs maris pour les enterrer dignement.



Dans les deux cas, c’est le procès des sociétés coloniales qui est fait : car les victimes sont à chaque fois les Indiens. Les descendants des colons préfèrent la dictature militaire à l’émancipation de la population indigène, maintenue dans l’exploitation brutale et dans la misère, avec la complicité des grandes puissances, en premier lieu les USA, dont l’Amérique latine est la chasse gardée.

Deux films remarquables, le péruvien en noir et blanc et format 4/3, le second en cinémascope et couleurs, tous deux très émouvants et sans pathos, qui mériteraient un grand succès. Les interprètes sont d’une dignité exemplaire. À faire pâlir d’envie nos cinéastes trop enclins à traiter des sujets futiles ! À quand un film sur les victimes des violences policières (qui, il est vrai, n'existent pas selon nos ministres de l'intérieur) !



mardi 7 juillet 2020

7 juillet 2020 : le poème du mois, Jacques Demarcq


« On s’indigne. C’est bien la dernière chose qui vous quitte. »

(Henning Mankell, Le dynamiteur, trad. Rémi Cassaigne, Seuil,2010)



Eh bien, à défaut d’écrire des poèmes, je continue à en lire, je vous propose celui-ci, n’en ayant pas trouvé un qui témoigne de l’indignation que me donne l’époque présente, tellement différente de celle que j’espérais dans ma jeunesse.


L'ALPHABET


a était la vague qui joue à saute-rochers ;

e, le soleil à demi noyé sous l’horizon ;

i, l’un de ces piquets de bois qui à la pieu-leu-leu couraient des galets jusqu’au sable se tremper les ribâtons dans l’eau, avec une mouette posée dessus qui criaille, aïe ! car la mer est froide ce juillet pluvieux.

o, le galet rond, te semblait un trèfle à quatre feuilles, au milieu de millions de dissemblables. Des gamins s’amusaient à les faire éclater contre la digue, ou à en érafler la peau luisant de l’eau à marée haute. Tu les détestais autant que s’ils avaient maculé d’encre ton cahier.

Et u, c’était quoi, l’échancrure du ravin dans la haute falaise blanche, avec des buissons fous qui à sa crête se penchent, et son pied chargé d’éboulis. Ou bien, car une voyelle se plie versatile à toutes les visions : u était le casier en osier dans lequel l’unique pêcheur, son visage buriné sous une casquette bleue, rapportait un, parfois deux homards recroquevillés de terreur, ou un congre se contorsionnant à s’en décrocher les dents, mais son hurlement ne sortait pas ;

et v, une voyelle aussi, la vieille barque étroite à grosses planches vertes, avec laquelle il partait à l’aviron relever ses invisibles lignes au milieu des vagues ;

f, la petite grue mouillée qu’un vacancier manivellait pour remonter sa barque sur les galets, tandis que lui et d’autres passaient des rouleaux dessous, avant de la hisser sur la digue les jours de grande marée.

j était la jolie crevette grise que ton oncle venait d’attraper dans le filet qu’il poussait, en veste bleue de mécanicien et pantalon rashorti, parmi les baigneurs en maillot. Toi, tu l’avais chipée dans son panier et la tenais entre deux doigts, admirant sa queue recourbée et les antennes jaillissant au-devant d’elle.

Même pour œ, tu savais : une moule au sortir de la marmite, valve ovale vide d’un côté, le jaune recroquevillé à droite, avec une languette noire qui dépasse.

Et g, tiens ! C’étaient les bigorneaux : bi, parce qu’en deux grelots, quand on tire le limaçon de sa coquille et qu’il s’y ragrippe par le boyau. Par contre, tu n’aimais pas du tout

m ou n, les trois-quatre pattes crochues de chaque côté du crabe grognon de bulles que ton grand-père déposait par taquinerie dans ton assiette.

Alors que t, tu adorais. C’est la vague qui bondit, s’enroulant pour sauter l’obstacle du rivage, et s’évanouir en poussières d’embruns dans la bruine de l’air. Plaquée par le vent au pied de la falaise, tu fixais des heures durant l’immensité agitée où chaque goutte joue sa course au coude à coude avec des millions de myriades d’autres. L’océan, pensais-tu confusément, est une forêt noyée dont tous les oiseaux chantent à la fois, chacun ensemble contre tout le monde. Les autres saisons, il est vrai, tu les passais non loin d’une forêt, toujours chez tes grands-parents. Tu ne te connaissais ni père ni mère. Est-ce pourquoi tu aimais sentir, ce pressant chaos te hérisser la peau de sa brise salée ? La nuit, tu contemplais de ta mansarde, sur la falaise, le livre sans fin de l’océan. On te retrouvait endormie le matin sur le rebord de la lucarne.


Jacques Demarcq

Rimbaldiennes
coll. « Architextes », Atelier de l’Agneau, 2015