samedi 31 mars 2018

31 mars 2018 : des états de plus en plus policiers ?


La seule façon de te sauver toi-même, c’est de lutter pour sauver tous les autres.
(Nikos Kazantzakis, Lettre au Gréco : bilan d’une vie, trad. Michel Saunier, Plon, 1988)

Souvenez-vous de mon "post" du 11 janvier dernier (les cœurs purs) et de l’enthousiasme que m’avait procuré le documentaire Sur la route d’Exarcheia. Une des personnalités intervenant dans le film, et à l’origine avec son association Anepos du fameux convoi solidaire vers la Grèce, n’est autre que Yannis Youlountas, également philosophe, poète, écrivain et cinéaste. Je me suis procuré ses premiers documentaires : Ne vivons plus comme des esclaves (2013) et Je lutte donc je suis (2015) montrent la lutte héroïque du peuple grec, trahi par ses dirigeants, puis étranglé et délibérément appauvri par l’Europe. Après les élections de 2015 qui ont amené la coalition de la gauche radicale Syryza au pouvoir, et alors qu'on pouvait croire que la donne avait changé, la situation a plutôt empiré : le pouvoir en Grèce, comme dans beaucoup de pays d’Europe, n’est en fait désormais qu’un pantin aux ordres des multinationales mondialisées et du FMI, et on voit bien que les élections n’y peuvent rien. Et qu’au contraire, le fascisme (qui ne gênera en rien ces mêmes organisations) pointe partout son nez malodorant.

 
Cependant, certains Grecs résistent, et en particulier dans quelques quartiers d’Athènes (dont le plus emblématique est Exarcheia), de Thessalonique ou de La Canée en Crète. Là, on essaie l’autogestion, la démocratie directe, l’aide aux plus démunis, la solidarité et le partage, ce que confirme son nouveau film, L’amour et la révolution, projeté hier au soir à l’Utopia devant une salle comble. J’ai été déçu de voir la jeune fille à côté de moi passer un tiers de son temps sur son smartphone, mais passons sur ce détail, je m’installerai avec des vieux la prochaine fois !
Et, comme il y avait un stand militant, j’ai acheté le très beau livre de Yannis, Exercheia la noire : au cœur de la Grèce qui résiste (Éditions libertaires, 2014), magnifiquement illustré en noir et blanc par sa compagne Maud. 

 
Pour Yannis, à la suite de la chute du rideau de fer et du mur de Berlin, "L’Europe du totalitarisme financier a reconstruit le mur autrement : entre les riches, toujours plus riches, et les pauvres, toujours plus pauvres". Et c’est la Grèce qui en fait les frais en premier, en attendant que d’autres pays passent aussi à la moulinette (la France bientôt, au train rapide avec lequel on détricote le code du travail et les conquêtes ouvrières ???). En Grèce, "Le capitalisme se démasque brutalement dans la domination absolue des puissants sur une population à genoux et exaspérée" : baisse sévère des salaires et des retraites, paupérisation croissante des classes moyennes, expulsions et mises à la rue de nombreux habitants, chômage massif, enfants qui s’évanouissent de faim à l’école, arrêt de sécurité sociale pour 30 % de la population, suicides en hausse (dans un pays où le taux de suicide était le plus bas d’Europe). "Le 4 avril 2012, un pharmacien à la retraite [Dimitris Christoulas] se suicide publiquement devant le Parlement en laissant une lettre de protestation et d’appel à la résistance armée : Mon âge avancé ne me permet pas de réagir autrement, mais si un compatriote grec avait pris une kalachnikov, je l’aurais soutenu. Je ne vois pas d’autre solution que de mettre fin à ma vie de cette façon digne pour ne pas finir en fouillant dans les poubelles pour survivre. Je pense que les jeunes sans avenir prendront un jour les armes et pendront les traîtres à notre pays Place Syntagma comme les Italiens ont fait avec Mussolini en 1945".
Mais à Exarcheia, quartier d’Athènes d’où est partie le combat contre la dictature des colonels dans les années 70, la résistance se met en place, malgré la police sans cesse menaçante et les affidés d’Aube dorée [les néo-nazis]. Comme écrit Yannis, "Les tyrans ont les yeux braqués sur les poches de résistance qui les menacent. Le temps nous est compté et la vie nous attend". Et c’est une vie formidable qui se met en place : dispensaires gratuits, cuisines sociales pour tous les affamés (Grecs et étrangers, car à Exarcheia, les migrants savent qu’ils sont bienvenus et acceptés), cours gratuits, entraide généralisée, prises de décision en assemblées générales. Ici, plus de supermarchés, finie la culture de la consommation : car "nous sommes des malades qui subissons une cure de désintoxication forcée au départ, mais peut-être salutaire au final". Inévitablement, "La remise en question de nos modes de vie commence à poindre son nez. C’est le point de départ". De toute façon, "Le chômage de masse et les petites retraites entraînent un autre rapport au temps et à l’argent. Non seulement on ne s’ennuie pas, mais en plus on y prend goût. À condition de consommer moins pour moins avoir à travailler et courir partout. Économiser l’argent pour économiser le temps et répartir ses efforts de façon plus désirable". La solidarité, la fraternité, l’amitié fleurissent, et la joie, et les rires, et le désir de s’entraider, de s’occuper des enfants, de ne pas abandonner les vieillards, d’aller manifester en masse au tribunal pour que les juges ne puissent pas prendre les arrêtés d’expulsions.
Au bistrot associatif de Nosotros : "Pas de télé. Pas de journaux de la presse officielle. Pas de radio musicale à animateur décérébré touillant sa soupe imbuvable. Ici, on respire". Et quand il le faut, on va manifester, malgré les "violences et tortures policières" auxquelles "s’ajoutent les sanctions très lourdes de la Justice grecque" (décidément partout la justice se parodie elle-même en se mettant au service des dominants). Et manifester, dans la Grèce de Tsipras, c’est pas simple : "Les gaz lacrymogènes sont déversés comme du napalm. Un masque à gaz dans chaque sac, les manifestants se sont préparés à cette éventualité. d’autant plus que les gaz utilisés par les brigades anti-émeutes sont absolument proscrits en Europe". Il faut le voir pour le croire. Les pantins au gouvernement, petits-enfants de Franco, de Hitler et de Mussolini, ont encore amélioré leurs méthodes : ces robocops suréquipés laissent tranquilles les sbires d’Aube dorée qui s’attaquent aux migrants et à leurs défenseurs : "Bien sûr, il a remarqué que, derrière les militants fascistes, il y avait des policiers à moto, qui ont été pris en photo pour prouver leur collaboration avec le parti Aube dorée. Il sait bien que le fascisme est le petit frère du pouvoir, le pitbull prêt à bondir en cas de besoin".
Car Athènes, c’est aussi "la savane des chasseurs de migrants : rafles policières, persécutions néo-nazies". Le seul lieu tranquille pour les migrants, c’est Exarcheia, où règnent l’égalité, la solidarité, le partage et l’amour. Et Yannis note que "La remise en question est inévitable, même pour les plus récalcitrants, d’autant plus que les néofascismes montent partout en Europe et nous pressent de réfléchir à ce qui nous arrive avant de nous enfoncer dans le pire des cauchemars". Oui, mais tout le monde est-il prêt à se remettre en question ? À agir pour un monde meilleur ? Je crains que le rouleau-compresseur de la mondialisation accompagnée d’une sorte de fascisme policier, qui gangrène déjà largement la majorité de la planète, ne gagne encore du terrain, avec la bénédiction des actionnaires, des évadés fiscaux, des multinationales et hélas, de tous ceux qui s’en satisfont.
En tout cas, après les événements de Barcelone en septembre dernier, ça confirme le tournant policier de nos démocraties qu’on peut encore nommer ainsi, oui, mais pour combien de temps ?

vendredi 30 mars 2018

30 mars 2018 : "Sidérer, considérer", de Marielle Macé


On peut tenir la considération, cette perception qui est aussi un soin, ce regard qui est aussi un égard, pour une vertu de poète.
(Marielle Macé, Sidérer, considérer, Verdier, 2018)


Le beau livre de Marielle Macé, bref, mais très dense, débute ainsi : "Sur le quai d’Austerlitz, à Paris, s’est établi pendant quelques mois un camp de migrants et de réfugiés qui a été détruit en septembre 2015, mais où se sont vite réinstallées des tentes ; un camp discret, mal visible, peu médiatisé". Il y avait de quoi être sidéré (= frappé de stupeur, à condition toutefois de bien vouloir regarder) de voir cet étrange campement à deux pas de la Bibliothèque nationale de France et tout près de la Cité de la mode et du design, c’est-à-dire de deux des plus hauts fleurons de la culture. Mais on a pu être tout autant sidéré par la destruction violente de ce camp par les forces de l’ordre !


L’auteur nous invite à passer de la sidération à la considération, car "Exiger la considération (jusque dans l’émotion de pitié d’ailleurs), c’est demander que l’on scrute les états de réalité et les idées qu’ils énoncent, c’est demander à la fois qu’on dise les choses avec justesse et qu’on les traite avec justice, en les maintenant avant tout dans leurs droits. Oui, exiger la considération, comme tâche politique et juridique, parce que seuls ceux dont les vies «ne sont pas considérées comme sujettes au deuil, et donc douées de valeur, sont chargées de porter le fardeau de la famine, du sous-emploi, de l’incapacitation légale et de l’exposition différentielle à la violence et à la mort», ainsi que le proclame Judith Butler, dans Ce qui fait une vie" (La Découverte, 2010).
On le sait, les migrants sont – à l’égal des SDF, qu’ils deviennent souvent – des fantômes, dont on envisage les vies "comme des non-vies, ou comme partiellement en vie, ou comme déjà mortes et perdues d'avance, avant même toute forme de destruction ou d'abandon", nous dit aussi Judith Butler, abondamment citée par notre auteur. Marielle Macé s’appuie aussi sur de nombreux écrivains et philosophes : Sénèque, Walter Benjamin, Jacques Derrida, Francis Ponge, Jean-Christophe Bailly, Georges Didi-Huberman, Pierre Bourdieu, W. G. Sebald, Arno Bertina... aussi bien que sur les travaux du PEROU, Pôle d'exploration des ressources urbaines.
Elle note ainsi que "Si toute vie est irremplaçable (et elle l'est), ce n'est pas exactement parce qu'elle est unique (même si évidemment elle l'est), c'est parce qu'elle est égale, devrait toujours être tenue pour telle". Or on est loin du compte, et chacun sait que les nombreux morts noyés en Méditerranée sont muets. Dans ces situations tragiques où on dénie l’humain, la littérature peut, je crois, nous ramener vers cette humanité que notre époque voudrait empêcher d’émerger en chacun de nous, devenu "celui qui ne voit pas le problème, celui à qui ça ne fait rien", alors qu'il faudrait développer à nouveau "cette exigence d'attention, de vigilance, c'est-à-dire de justesse et de justice". Alors, s’indigner (comme le demandait Stéphane Hessel) ne suffit peut-être plus : il faudrait aller jusqu’à redonner de la dignité à ces femmes et ces hommes qui sont venus jusqu’ici au péril de leurs vies. C’est-à-dire transformer notre émotion légitime en action : d’abord rendre visibles ces femmes et à ces hommes dans le langage (ce que je fais ici en rendant compte de ce livre), qu'ils soient pris en considération dans notre langage, non pas comme des numéros, mais comme des êtres humains que l’on reconnaît comme faisant partie de nous, comme ceux que l’on voit ordinairement, et qui cessent d’être transparents.
Ce qui ne signifie pas les exhiber comme un problème, un sujet à traiter, mais comme la reconnaissance de chacun d'entre eux comme d’un vivant (comme est chacun de nous) pour les autres vivants, dont il s’agit de prendre soin, comme on prend soin de soi-même et de son entourage. Sans doute, la littérature ne peut pas grand chose, sinon, à titre d’intervention (comme il y eut du théâtre d’intervention) pour donner du sens moral à nos vies : "au meilleur de ces pensées, ou de ces démarches, s'impose la nécessité de faire cas des vies qui effectivement se vivent dans tous ces lieux et qui, en tant que telles, ont quelque chose à dire, à nous dire de ce qu'elles sont et par exemple du monde urbain qui vient, et qui pourrait venir autrement".
Ce livre, qui devrait être un des phares de nos bibliothèques, avec sa soixantaine de petites pages denses, nous invite à sortir du livre et à agir. Ce n’est pas rien !


vendredi 23 mars 2018

23 mars 2018 : désobéissance civile


Ce mépris du droit et de l’hospitalité, l’État l’a pour ainsi dire érigé en doctrine.
(Raphaël Krafft, Passeur, Buchet-Chastel,2017)



Vous avez sans doute remarqué que je parle souvent des migrants ici. Chacun ses marottes. Mon frère aîné achetait et lisait énormément de livres sur les femmes violées, battues, voilées, humiliées et sur les combats du féminisme. Moi, depuis quelque temps, je fais la même chose en librairie sur le thème des migrations contemporaines et j’écume la Bibliothèque municipale de Bordeaux sur le sujet. Le sujet ou les sujets ? Si on dit le sujet ou la question ou le problème, on reste dans l’abstraction. Mais quand on dit les "sujets", on entre dans le concret, car les migrants ne sont pas une abstraction, mais des êtres humains, des femmes, des enfants, des hommes, des vieillards aussi, tous meurtris, épuisés, parqués, rendus invisibles malgré le défi qu’ils ont réussi : arriver jusqu’ici à partir des lointaines montagnes d’Afghanistan ou d’Érythrée, fuyant les luttes fratricides de Syrie, d’Irak ou du Soudan, victimes de l'oppression politique, de la misère ou de la famine d’ailleurs. "Ce n’est pas un défi, comme nous autres voyageurs européens nous fixons parfois par-delà les mers, les montagnes et les déserts. c’est une nécessité vitale. Un effort subi. Pas une partie de plaisir", nous rappelle Raphaël Krafft, dans le beau récit Passeur.


À l’automne 2015, Raphaël Krafft, journaliste, est à la frontière franco-italienne des Alpes-Maritimes, entre Menton et Vintimille, où il effectue un reportage sur les migrants bloqués du côté italien, qui attendent et essaient de passer en France pour y demander l’asile ou de continuer vers un autre pays. Il avait été sensibilisé au drame de la situation parce qu’il habite à deux pas des migrants qui squattaient le Boulevard de la Chapelle avant d’en être chassés. C’est que les Centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) sont rares, et que "les deux tiers des ayants droit n’y ont pas accès, au lieu de quoi ils occupent les trottoirs de Paris, quand ils ne campent pas dans la lande flamande. Il y germe l’aigreur. Et bientôt la haine".
Ici, il découvre l’horreur des frontières. Il rencontre des militants qui ouvrent leurs maisons, une avocate spécialiste des Droits de l’homme qui tente d’aider certains d’entre eux, aussi bien que les policiers ou les douaniers qui n’en peuvent mais, et d’innombrables migrants en situation difficile ; un Soudanais dit : "Pour fuir la guerre, nous avons bravé le désert, vécu l’enfer en Libye et en Méditerranée, nous sommes des gens pacifiques, nous voulons seulement la paix et être traités humainement". Alors Raphaël Krafft décide avec un guide, par un acte de désobéissance civile ("Désormais, nous étions liés par la transgression. Ce n’était pas un camp que je rejoignais, je me confirmais plutôt avec ce qui devrait être, selon moi, la norme en vigueur en France, mon pays. Mon pays, dont on me répète depuis mon enfance qu’il demeure le phare de l’humanité"), d’aider deux Soudanais, « Satellite » et Adeel, coincés du côté italien, à franchir la frontière, et qui hésitent à leur faire confiance ; en effet, ils ne leur demandent rien et la "gratuité de notre service nous rend suspects à leurs yeux". Ce sera à pied, Raphaël Krafft, son ami le guide Thomas et les deux réfugiés entreprennent l’ascension du col de Fenestre, qui culmine à 2 474 mètres, pour atteindre la France.
Jusqu’à ces jours-là, l'auteur nous dit : "je suis toujours parvenu à refréner mes colères face aux injustices dont j’ai été le témoin. Ce soir, il n’est pas question de colère. Il s’agit plutôt d’un déshonneur, d’une honte. Honte de mon pays qui agit contrairement aux valeurs que ses écoles m’ont inculqué. Il me semble que désobéir est, dans le cas de figure, la plus juste des façons d’agir". Car face à la réalité, il ne peut plus rester les bras croisés. "La France est sous état d’urgence, des citoyens sont assignés à résidence pour motifs politiques, d’autres le sont sans preuves, la solidarité est criminalisée, l’Europe renie ses valeurs..." On lui a rapporté qu'autrefois "Luigi Campolonghi, journaliste et fondateur de L’Emigrato socialista, pionnier du syndicalisme italien en France, arrêté plus d’un siècle plus tôt, puis expulsé par ce même poste-frontière", avait écrit quelques mois après son retour en Italie : "À Menton j’ai vu la route par laquelle j’étais entré en France avec une sensation d’amertume. Il m’apparut – oh la féroce ironie de la douleur ! que la République, la patrie idéale de la liberté, s’humiliait..."
Oui, notre belle République continue à s’humilier, à nous humilier. Notre belle civilisation ne semble plus avoir comme idéal que la création de parcs d’attractions que Marielle Macé, dans son superbe essai Sidérer, considérer : Migrants en France, 2017, dénonce avec vigueur : "D'ailleurs ce qu'il y a de franchement sidérant à Calais aujourd'hui c'est encore autre chose, c'est le projet public d'un parc d'attractions destiné à s'appeler Heroic Land [ça fait toujours mieux, un nom hollywoodien], qui mettrait en scène des héros de jeux vidéo, pensé comme une "compensation" publique à la crise migratoire et dont le financement devrait avoisiner les 270 millions d'euros. Un projet invraisemblable, en décrochage complet avec le réel présent et commun, un projet inconsidéré (...)."
Oui, il y a de quoi être sidéré.

jeudi 22 mars 2018

22 mars 2018 : enfin, un peu d'air frais !


Macron […] du haut de son insolente jeunesse, passe à la moulinette l’hôpital public, les transports ferroviaires et tous les acquis sociaux grignotés par le peuple pour figurer, à côté de la sémillante Thatcher, au palmarès des cinglés du libéralisme absolu...
(Patrick Raynal, Siné Mensuel, mars 2018)


Nous étions très nombreux, jeunes et vieux mêlés, par cette belle quoique fraîche journée de printemps, à arpenter les rues de Bordeaux. Et moi, j’avais tout simplement, et d'un seul coup, cinquante ans de moins. Il se trouve que, par le plus grand des hasards, je me suis retrouvé auprès des jeunes, lycéens et étudiants, très remontés contre la sélection, et dont certains avaient envie de casser quelque chose ! J’ignore si ça s’est produit, je les ai laissés mener sans moi leur AG à la Fac Place de la Victoire. 

une des banderoles lycéennes
 
Bigre, que ça faisait plaisir de voir toute cette belle jeunesse dans la rue ! Elle qu’on dit si peu politisée et si accroc à ses smartphones ; pour une fois, ils avaient disparu du panorama, sauf, à l’occasion, pour faire une photo ou filmer un brin du cortège et les moments de rires.

 devant le Grand Théâtre
Bien sûr, les cheminots étaient là, mais aussi les facteurs (en costume), pas mal d’enseignants et de fonctionnaires, de travailleurs en EPHAD, les ouvriers de chez Ford (peut-être Philippe Poutou était-il là, mais je ne l’ai pas vu !), des jeunes et des vieux avec leur badge France insoumise, quelques-uns arborant le logo PS aussi, des écolos, les défenseurs des migrants également et tout simplement des retraités comme moi, mécontents de se faire siphonner leur revenu avec le prélèvement supplémentaire de CSG, qui doit sans doute compenser pour nos sbires au pouvoir l'affaiblissement de l’impôt sur la grande fortune.

la Cimade est passée par là : "loi Asile Immigration Chute de droits"

Donc un très large éventail de manifestants (8 à 15000 selon Sud-Ouest), dans une ambiance nimbée de colère, mais colorée et joyeuse, très surveillés par la police, venue en grand nombre (libérée du contrôle au faciès et de la chasse au migrant !) et par moments conspuée.

la police très présente (il y avait des cars entiers)

La casse des services publics touche tout le monde, car, comme le rappelait une des banderoles, le service public, c’est le "patrimoine de ceux qui n’en ont pas", chose difficile à comprendre pour tous ces possédants absents du cortège et dont le sport favori est de léser l’État en payant le moins d’impôts possible et en pratiquant l’évasion fiscale à grande échelle, tout en encaissant, quand ils le peuvent des subventions substantielles de l’État, des régions et des communes, avant de délocaliser leurs entreprises.


Je suis revenu guilleret, en espérant que ça recommencera, et avec un plus grand nombre encore, afin d’éliminer au plus tôt ceux qui se permettent de dire : "Je compte sur les égoïsmes individuels pour tuer la mobilisation dans l’œuf". Qu’ils sachent que leur égoïsme de nantis (on sait bien que, eux, se serrent les coudes !) se heurtera au désir de fraternité, de solidarité, d'altruisme même, de tous ceux – et ils sont plus nombreux – qui croient encore à un monde plus humain et plus juste.

place de la Victoire : les jeunes en attente de l'AG


lundi 19 mars 2018

19 mars 2018 : les Communeux


En période d’abondance, tout le monde se déteste parce que prévaut l’égoïsme, seul fondement de notre monde à présent.
(Valerio Varesi, Le fleuve des brumes, trad. Sarah Amrani, Agullo, 2016)



Le roman de Michèle Audin, Comme une rivière bleue, tire son titre d’un passage de L’Insurgé, de Jules Vallès : "Le murmure de cette révolution qui passe, tranquille et belle comme une rivière bleue." Pour qui connaît l’histoire de la brève Commune de Paris, seul moment de notre histoire nationale où les oligarchies de possédants ont été dépossédées du pouvoir, et quand on sait que ça s’est terminé par la fameuse "Semaine sanglante", où le peuple révolté a été littéralement massacré (près de 30 000 morts dont de nombreuses femmes et des enfants, autant d’arrêtés et de jugés de manière expéditive, un grand nombre de déportés dans les bagnes, la classe ouvrière parisienne décimée au point qu’on ne trouvait plus de travailleurs dans plusieurs métiers), ce titre semble une antiphrase. Car la Seine devint rouge.


Michèle Audin nous offre ici une reconstitution romanesque des 72 jours de la Commune de Paris, de mars à mai 1871. Son roman m’a fasciné. Oh, ce n’est pas d’une lecture facile, tant le nombre de personnages (la plupart réels) est important, tant on se déplace d’un coin de Paris à l’autre, au gré des réunions, des assemblées, des fêtes, de l’amour aussi. Michèle Audin est allée à la BnF compulser les journaux de l’époque, elle a lu les discours et les textes écrits par la suite par les Communeux (ce sont leurs ennemis qui les appelèrent Communards), pour raconter ces semaines qui ébranlèrent Paris et étonnèrent jusqu’à Karl Marx, alors à Londres. Elle imagine une sorte de double, un écrivain qui ferait des recherches sur la Commune de Paris, et qui se met à la raconter (en la rapprochant parfois de faits plus contemporains), en inventant les rencontres, les retrouvailles, en faisant vivre les anonymes, les élus, les petites gens, cette sorte d’efflorescence du sens, de la vie, du besoin de s’instruire, du bonheur sans les patrons, de l’espoir surtout, encore et toujours, même quand les Versaillais approchent...
S’il est un roman pluriel, c’est bien celui-ci, car il n’y a pas un héros, mais dix, mais vingt, mais cent, des femmes, des enfants, des vieillards aussi bien que des hommes qui soudain se redécouvrent plus humains (" Et comment vas-tu voter, si tu ne sais pas lire ? Mais les filles, elles votent pas ! Bientôt, elles voteront. » Caroline se souvient de la vieille proposition de Pierre Leroux « tous les hommes et les femmes majeurs électeurs… » que tout le monde semblait avoir oubliée, bien avant la mort du philosophe, et que tout le monde continuera longtemps à oublier"), plus doux, plus amoureux.
Enfermés dans Paris insurgé, nous n’en sortons guère. Et il vaut mieux, car l’armée versaillaise a "tous les pouvoirs de police. On a déjà expérimenté la chose, en miniature, lorsque la troupe a été requise contre les ouvriers de M. Schneider en grève au Creusot en janvier 1870. Mais à l’échelle d’une ville comme Paris, c’est la première fois. Ce n’est pas la dernière. Penser à la bataille d’Alger en 1957". D’ailleurs, dans Paris, on se sent bien, pour s’aimer ("il sait quelle est la femme qu’il rêve d’aimer : il rêve de l’aimer depuis longtemps. Elle serait à la fois amante et amie, compagne et complice. Avec elle il pourrait tout partager"), se quereller gentiment, inventer son mode de vie et d’action, trouver une joie inhabituelle : "C’est une grande soif de bonheur, c’est la joie de ce bonheur enfin trouvé, Et Paris s’endort dans ces souffles haletants". Quelques-unes des décisions de la Commune sont évoquées, celle proposant une paie identique aux instituteurs et institutrices, ou la suppression des amendes frappant les ouvriers, ou la suppression du travail de nuit pour les boulangers, décisions souvent proposées au départ par des hommes et des femmes du peuple, qu’on écoute, enfin : "Joie de la confiance que l’on peut faire, enfin, à nos élus. Nos élus. Des ouvriers, qui cette fois ne sont pas les otages de la bourgeoisie".
Jusqu’à ce que tout s’achève dans les massacres, les exécutions sommaires, les crachats des bourgeoises versaillaises sur les malheureux prisonniers, les prisons, les déportations. Qui connaît encore aujourd’hui de la Commune ? On saura gré à Michèle Audin d‘avoir retrouvé l’atmosphère un peu folle qui régnait alors, d’avoir insufflé la vie à tous ces humbles, humiliés et offensés, qui furent ensuite contraints au silence pendant de longues années. Alors que, pendant soixante-douze journées d’une étrange ferveur, ils vécurent un rêve, assistèrent à des concerts, purent essayer de s’aimer, d’imaginer une société où régnerait davantage d’égalité, un monde meilleur. Ce petit peuple parisien paya fort cher l’audace d’avoir rêvé. L’histoire officielle les a longtemps oubliés, l’acharnement des possédants à les salir a perduré même après la tuerie de la semaine sanglante, les grands écrivains de l’époque (Michèle Audin n’oublie pas des convoquer au tribunal de l’histoire) sortent rapetissés de cette lecture.
Comme une rivière bleue est un magnifique hommage aux Communeux. Un souffle hugolien y règne parfois : "Une barricade, petit barrage de fortune, c’est : un mur de pavés arrachés à la rue, des sacs pleins de la terre qui se trouvaient dessous, des quarts de cercle en fonte empruntés à des arbres, un bahut ou des tonneaux, des ballots de chiffons, des matelas, des barres de fer, des poutres. Par-dessus, une vieille porte, deux chaises dépareillées, un réchaud brisé, une marmite fêlée, une légère roue de charrette. Parfois quelques fleurs. Un drapeau. Comme un coquelicot sur un mur gris. Avec la prose du combat, la poésie de l’espoir".