mercredi 23 octobre 2013

23 octobre 2013 : bienvenue dans "Le meilleur des mondes"


3 novembre 1919 : j'en suis arrivé à la conclusion qu'il serait très agréable de vivre dans le monde que défend ce monsieur, surtout si l'on dispose d'une bonne rente.

(Josep Pla, Le cahier gris : un journal ; trad. Pascale Bardoulaud, Éd. Jacqueline Chambon, 1992)



Je parlais hier de l'intolérance, au sens de étroitesse d'esprit, qui pousse à ne pas supporter les idées ou comportements des personnes différentes. Sans doute la chose du monde la plus répandue, si l'on juge par le fanatisme (qui n'est pas que religieux ou philosophique), la rigidité, et en fin de compte le sectarisme qui débouche sur la haine des autres qui n'est souvent que la haine de soi et de sa propre incapacité d'ouverture au monde... L'intolérance est la marque de fabrique de tous ceux qui s'opposent aux amours illicites (films d'hier), à ceux qui rejettent le néo-libéralisme, ses plans sociaux, ses délocalisations et ses fermetures d'usines (on les taxe assez vite de "terroristes", alors que les patrons se qualifient de "pigeons" ou de "tondus", eux qui traitent les humains comme de la marchandise), à ceux qui veulent vivre différemment (je pense aux jeunes filles qui veulent porter le hidjab, ce qui est leur droit comme d'autres s'habillent en punk ou en gothique, ou à ceux qui choisissent un mode de vie sobre, à mille lieues de la consommation à outrance), aux trop nombreux SDF qui font la manche (mais aucun de nos gros investisseurs-propriétaires ne s'est jamais demandé s'il était légitime de demander des loyers exorbitants, et ne voit de lien de cause à effet entre lesdits loyers et le fait de vivre dans la rue), aux défenseurs de l'IVG (avec des méthodes fascistes d'intimidation), etc.

un espace de liberté : peinture murale à Belleville (Paris)


Il y a pourtant des choses qu'on ne peut pas tolérer : la marchandisation de l'être humain (femmes, hommes, enfants) par la prostitution, par exemple ; l'impossibilité de se loger correctement pour une bonne part de la population, source de misère et de violence ; la domination masculine ordinaire (qu'hélas, par souci d'égalité, des femmes copient à leur tour) que symbolise à merveille la citation suivante : "S'aimer, c'était regarder ensemble dans la même direction. Il lui avait sorti ça. Tu parles d'une direction ! Celle de monsieur, un point c'est tout" (Pascale Gautier, Les vieilles) ; les va-t-en guerre de tous bords (et d'abord, si on commençait par ne plus en fabriquer, des armes, et à supprimer ce commerce éhonté ? alors qu'il y aurait tant de choses utiles pour tout le monde à faire, dans les domaines sociaux, culturels, éducatifs, de fraternité et de service à la personne !) ; l'arrogance des puissants de tous bords (patrons, hommes politiques, stars des médias et de la technologie, etc.) ; la surconsommation des matières premières, qui ravage la nature et détruit peu à peu la vie ; la folle accumulation des marchandises qui nous réduit en passifs consommateurs ; la technicisation outrancière qui nous transforme en robots (encore hier, j'ai appris que désormais je devrai gérer moi-même mes emprunts de livres à la bibliothèque locale par un automate : adieu les contacts humains !) et nous laisse croire que tout n'est plus que problème technique à résoudre, même les catastrophes nucléaires passées et surtout (pour la France) à venir ; l'inéducation des jeunes générations asservies aux images et aux engins de toutes sortes, devenant captives et sans doute victimes de nos folies ("tout retour à des enfants simplement éducables relève du conte de fée lorsque le numérique est devenu notre seconde peau", lis-je dans la presse) ; les lois d'airain du capital et de l'économie de soi-disant marché, responsables de la paupérisation de notre quart-monde et de l'ensemble des pays du sud ; la folie télévisuelle, miroir déformé qui nous montre un monde idéalisé tellement éloigné des réalités concrètes vécues par la majorité qu'il attire chez nous des immigrés de partout, avides de vivre comme à la télévision ; la technologie portable (téléphonie, lunettes, montres, vêtements, véhicules, santé, directement reliés à internet, cigarettes électroniques ???) qui achève de nous déshumaniser et de nous rendre dépendants des sociétés multinationales, etc. Car aucun doute, nous sommes dépossédés de notre destin par la technologie moderne qui nous incite à nous connecter encore et toujours davantage : nous ne sommes plus libres, et de plus, ravis de ne plus l'être.

Bonjour, Le meilleur des mondes ! Tiens, à propos, relisons le livre de Aldous Huxley, il est tout compte fait plus proche de ce qu'on est en train de nous construire que le 1984 d'Orwell, trop encombré par sa critique du totalitarisme de l'époque. Vous comprenez pourquoi j'ai eu une sensation extraordinaire de liberté dans ma prison maritime du cargo, enfin débranché de tout. Et mon désir de retraite d'anachorète. Et mon admiration pour ceux et celles qui refusent cette fuite en avant, qui renoncent à la télévision, aux ordinateurs, à la voiture, à la sacro-sainte visite hebdomadaire en hypermarché. Je veux rester lucide !

le monde futur (selon moi)

mardi 22 octobre 2013

22 octobre 2013 : amours interdites


Avez-vous jamais noté l'étonnant souci d'adhérer aux idées toutes faites qui caractérise les enfileurs de platitudes ?

(Wilkie Collins, Une belle canaille)



Terrifiant, l'intolérance, dès qu'on a affaire à des gens différents de nous... Témoins, les deux films que j'ai vus cette semaine, La vie d'Adèle et Gabrielle. Tous deux traitent des amours « interdites » ou du moins rendues difficiles, parce que hors normes, hors idées toutes faites qu'on se fait de l'amour, hors « autorisations ». Dans un cas, les amours entre femmes, dans l'autre les amours entre handicapés.



La vie d'Adèle m'a scotché ; je crois n'avoir pas eu un pareil choc au cinéma depuis 2001, l'odyssée de l'espace – et ça remonte tout de même à 1968 ! – tant par la richesse du contenu que par la manière. Ce sont pareillement deux films qui s'étirent en séquences extrêmement longues et d'une grande beauté plastique. Ça s'appelle la magie du cinéma, la poésie que recherchait Cocteau (sans toujours y réussir). Kechiche a un regard formidable sur ces adolescents et jeunes gens, sur leur parcours scolaire (magnifiques leçons de français par exemple, où la patience et le génie pédagogique des enseignants sont mis à rude épreuve), aussi bien qu'acéré sur le monde des adultes : à cet égard, les deux scènes de repas en famille sont exemplaires. La famille d'Emma est au courant de la nature de sa relation avec Adèle, et il règne une grande liberté de ton. La famille d'Adèle ne sait rien, croit simplement qu'Emma aide Adèle pour ses devoirs de philosophie, et là règnent les "enfileurs de platitudes" que signale l'excellent écrivain anglais. De même, Kechiche montre avec acuité le regard des autres, en particulier celui des copains et copines d'Adèle, très normatif (à dix-sept ans !), aussi bien que celui du milieu artiste qu'elle sera amenée à fréquenter, puisqu'Emma est une artiste, et dans lequel elle va vite se sentir mal à l'aise, béotienne... Un film sur le coup de foudre, sur l'amour fou, très physique (et le puritain que je suis a trouvé légitime et justifiée la vision franche du désir, au contraire de tant de films où l'amour physique arrive comme un supplément obligé, tout simplement parce que le cinéaste n'a pas de regard, ni d'idées de ce que c'est, et de comment le montrer), un film à la fois très simple et complexe, lumineux et sombre, parce que l'amour c'est tout cela. Et que nous importe qu'il s'agisse d'un amour entre deux femmes ? Ça pourrait être entre deux hommes, entre deux vieux, entre deux personnes d'âge très inégal, peu importe. C'est universel... Et que les ayatollahs de l'amour normé ne le regardent pas : contrairement à ce qu'ils croient, c'est parfaitement naturel ! Je crains qu'ils n'aiment en réalité pas du tout la nature, mais seulement les conventions sociales.

Gabrielle est un film québécois. L'héroïne vit dans un foyer où sont réunis d'autres handicapés mentaux légers, comme elle. Mais Gabrielle veut vivre d'une façon ordinaire (comme le dit la chanson de Charlebois que la chorale du foyer prépare pour une grande fête, où le chanteur sera présent), et en particulier, aimer. Mais pas question de relations sexuelles au foyer ! Or, si chacun au foyer reste froid, sans « chum » (petit ami en québécois), elle a su par son charme et son énergie aimer et se faire aimer de Martin, un des jeunes du foyer. Les amours sont interdites, le personnel et les parents sont là pour veiller au grain, pour empêcher les expérimentations trop poussées, pour empêcher de s'aimer : puisqu'ils ne sont pas autonomes, c'est aux adultes et à l'entourage de choisir le mode de vie pour eux, de les maintenir dans une dépendance infantilisante et abusive ; ainsi, la mère de Martin semble avoir une peur bleue que son petit poussin découvre l'amour physique ! Gabrielle est un film que tous les éducateurs, enseignants, parents, devraient voir pour apprendre à laver leur regard de tous les préjugés, de tous les lieux communs qui traînent et nous empoisonnent la vie. Un film d'une grande justesse, et qui parle d'amour...


 

"La liberté est une construction individuelle laborieuse, qui exige beaucoup de temps, beaucoup d'efforts, beaucoup de souffrance. Parce que parfois, ou même à chaque instant, nous sommes prêts à y renoncer pour nous livrer à une institution ou à un être supérieur qui nous montrerait le chemin, nous indiquerait la vérité, nous dirait où sont le bien et le mal", écrit Carlos Liscano dans son beau livre L'écrivain et l'autre (Belfond, 2010). Chacun des deux films nous parle à sa façon des chemins de la liberté que doivent trouver Adèle et Gabrielle pour se réaliser, pour parachever leur individualité : la souffrance sera, effectivement, au rendez-vous, mais l'amour aussi. Cessons de protéger excessivement nos petits, laissons-les prendre leur envol, même si c'est sur des voies inédites ou interdites, laissons-leur le choix !

mardi 15 octobre 2013

15 octobre 2013 : une rencontre dans le train

Quand sont apparus les livres imprimés à une époque où on avait encore recours à la copie, on a dit qu'on n'y trouvait ni âme ni savoir. Et regarde maintenant ! Ils sont là à dire que les caractères imprimés ont une âme, et que le Net n'en a pas.
(Ira Ishida, Ikebukuro : West gate park II)


         Dans le train, en route vers Poitiers, monte à Angoulême, et s'installe en face de moi, un grand noir au visage avenant, et je me dis : j'ai déjà vu cet homme quelque part ! Il m'a fallu dix minutes pour retrouver dans mes souvenirs la merveilleuse rencontre de septembre 2010 à la prison de Vivonne, avec l'écrivain américain Eddy Harris, car c'était lui !!! Toujours aussi beau et sympathique, prêt au dialogue. Il parle un français très fluide, appris "au café du village de Charente" où il habite, me dit-il.




Eddy Harris (photo copyright : son site)

         J'avais à l'époque écrit le 17 septembre une page sur son superbe livre Harlem. Relisez ma page et voyez son site : http://www.eddyharris.com/. Comme je lui parlais de son livre où il raconte sa descente du Mississipi en canoë (livre Mississipi solo, trad. partielle en français chez Sélection du readers digest), il me dit qu'il veut rééditer son exploit l'an prochain, et écrire un nouveau livre et tourner un film documentaire... Il est à la recherche du financement. 

         Je lui ai parlé de mes voyages en cargo, et il m'a affirmé que Alex Haley, l'auteur de Racines, s'isolait sur un cargo pour écrire ses bouquins...


         Vous voyez bien que j'ai raison d'en faire autant. Tiens, à propos, mon futur demi-tour du monde est repoussé de deux mois, et se fera au printemps prochain. Il va falloir que je passe l'hiver en France, ça va être dur ; déjà la pluie et le "froid" (très relatif) de ces derniers jours commence à me peser... Y a pas à dire, je suis fait pour les pays du sud, le soleil et la chaleur !!!


        Comme j'aime ces rencontres improbables dues au hasard...


lundi 14 octobre 2013

14 octobre 2013 : il était une fois le cinéma... et l'ancien temps



Je ne lis jamais de poésie. Cela pourrait m'attendrir.

(Général Hindenburg, cité dans Robert Darnton, Apologie du livre, Gallimard, 2012)



un des livres d'artiste que collectionne l'amie Jocelyne


Je me souviens encore de mon premier film de cinéma, c'était, je pense, en 1953, je devais avoir donc sept ans et demi, et dans le village de ma tante, à Gouze (Basses Pyrénées, comme on disait à l'époque, aujourd'hui aucun département ne veut être bas, ni inférieur !) où je passais mes vacances d'été, le curé organisait des projections. C'était dans une espèce de grange attenant à l'église (ou dans les parages), nous étions assis sur des bancs, les petits (dont mon cousin et moi) devant et les grandes personnes derrière. Au-dessus des bûches de bois qui tapissaient le mur du fond, un drap avait été fixé contre le mur. On projeta Blanche Neige, je n'ai jamais oublié mon enthousiasme, à la vue des sept nains revenant de la mine, de la marâtre déguisée en sorcière, de la pomme empoisonnée, de la chute de la sorcière, et de Blanche Neige nettoyant la cabane des nains. Bref, j'étais devenu d'un seul coup adepte du cinéma. D'ailleurs, je n'ai jamais revu ce dessin animé, aucun de ceux de Disney qui ont suivi ne m'a semblé l'égaler (hors peut-être Peter Pan), je veux absolument en garder ma vision enfantine.


 nature morte chez mes amis d'Auch


Par la suite, il y a eu au lycée le ciné-club hebdomadaire, avec la découverte de beaucoup de grands classiques du cinéma, et les sorties au cinéma d'en ville sous la conduite des pions lors des sorties du jeudi ou du dimanche. J'étais désormais vacciné, et même addict comme on dit aujourd'hui. Je n'ai jamais cessé d'y aller, de fréquenter tous les ciné-clubs qui existaient à Bordeaux quand j'étais étudiant ; pendant ma seule année parisienne, j'ai écumé une bonne trentaine de cinémas différents ainsi que la cinémathèque, où il m'est arrivé d'y voir un film italien sous-titré en allemand ! J'ai passionnément aimé les films de genre, les péplums, les « cape et épée », les westerns, les films noirs ou à suspense, les comédies musicales, le burlesque (de Chaplin à Jerry Lewis en passant par Keaton, Laurel et Hardy, les Marx brothers, Jacques Tati), les films d'épouvante et fantastiques, de science-fiction, le néo-réalisme aussi bien que le réalisme poétique français, les films soviétiques ou suédois, les films de samouraïs, etc... Aucune catégorie n'a échappé à ma curiosité, ni aucun pays. Si certains passaient leurs journées ou leurs soirées au bistrot ou en boîte, moi, c'était les salles obscures qui m'attiraient plus que tout.

Et Claire m'y a longtemps accompagné. Dès leur plus jeune âge, j'y ai emmené mes enfants qui ont vu des films en version originale très tôt ! Maintenant que je suis vieux, que les ciné-clubs n'existent pratiquement plus, je découvre depuis 2010 le plaisir des festivals de cinéma : j'ai commencé par La Rochelle (quatre fois déjà), continué par Venise (trois fois), puis j'ai ajouté Montpellier, Pessac, Bordeaux aussi (Le Fifib, Festival du Film indépendant de Bordeaux) et maintenant voici que je viens de découvrir la magnifique programmation de celui d'Auch, intitulé Indépendance et création, proposé par le Ciné 32, que préside depuis plus de trente ans l'infatigable Alain Bouffartigue. Je me souviens d'une virée que nous fîmes, lui et moi, à Bordeaux vers 1979, à la recherche de diffuseurs et distributeurs pour le lancement du premier Ciné 32. Nous nous sommes revus avec plaisir.


le nouveau bâtiment du ciné 32 : cinq salles !


Invité par mes vieux amis d'Auch (là aussi, il y a eu une coupure de trente ans !), j'ai donc inauguré ce festival tout dernièrement, et j'ai passé quelques jours merveilleux, comme une de ces parenthèses enchantées qui nous marquent, dans une vie. Tous les films vus étaient dignes d'intérêt, certains excellents : la comédie sentimentale française 2 automnes, 3 hivers nous changeait des comédies à la française si souvent débiles ; l'afghan Wajma est une sorte de Marius et Fanny revue à la sauce des pays musulmans ; l'anglais Le géant égoïste se rapproche des films de De Sica (Sciuscia en particulier, qu'il m'a rappelé, car il s'agit aussi d'enfants et de chevaux) et il est d'un réalisme si noir que les films de Ken Loach deviennent tout d'un coup d'aimables bluettes ; le kurde My sweet pepper land montre la difficulté de l'entrée de la modernité dans un pays soumis aux lois ancestralement féodales ; le mexicain Rêves d'or souligne avec vigueur le désir de fuite des latinos vers le rêve américain (on peut mettre en rapport la traversée dangereuse du Mexique sur les toits des trains avec les pirogues et bateaux des immigrants africains vers l'Eldorado européen) ; l'argentin Le médecin de famille explore l'installation des criminels nazis réfugiés au temps de Peron ; le chinois A touch of sin nous montre de nouvelles facettes de la Chine contemporaine, où le communisme et le capitalisme cumulent leurs méfaits respectifs ; l'ukrainien La maison à la tourelle (au superbe noir et blanc) revient sur un épisode de la guerre de 1942 vue par les yeux d'un enfant ; le chilien Gloria narre les difficultés d'une femme vieillissante, confrontée à la peur de vieillir, à la peur de ne plus être désirable...

Une variété de films et de cinématographies, un choix exceptionnel. Un festival qui porte haut la petite ville où trône la statue de D'Artagnan en haut de la première volée de marches de l'escalier monumental. J'avais emporté mon vélo et j'ai pu circuler sur la voie cyclable qui longe les berges du Gers, revoir de près la pousterle (rue en escalier, dans le style des traboules lyonnaises) où habitait Claire quand nous nous connûmes. Un beau pèlerinage, en somme. D'autant plus que j'ai revu mes anciens collègues, Paul, le chauffeur du bibliobus et sa femme Mimi, chez qui j'ai déjeuné, avec Anne-Marie, une des bibliothécaires.
de gauche à droite, Anne-Marie, Paul et Mimi

C'était un autre temps, sans doute, et chargé de poésie : moi, au contraire des bouchers de 14-18, j'aime bien m'attendrir, et après leur avoir dédicacé mon livre, j'en ai lu quelques extraits...
           

mardi 8 octobre 2013

8 octobre 2013 : le texte, pas de moi, mais du mois : octobre

J'inaugure aujourd'hui une nouvelle rubrique : le texte du mois, mais pas de moi. Histoire de vous faire déguster quelques-unes de mes découvertes de textes brefs, à déguster sans modération. Pour commencer, un écrivain argentin contemporain.


Elle

Passe la nuit
avec ses cordes 
m'éveillant

Sans elle
je ne sais
que nager l'aube
comme une houle 
de silence 

Elle est tant aimée
que jamais elle n'arrive

Chante
solitaire
ma flûte
une vie
étrangère
tant elle est mienne

(Pablo Urquiza, Asile personnel)


lundi 7 octobre 2013

7 octobre 2013 : la maculée conception


je crois qu'on a ça en commun, une part qu'on veut garder pour soi, secrète, qu'on ne doit à personne, quelque chose de l'idée qu'on se fait de sa liberté.

(Isabelle Pandazopoulos, La décision)



Y a-t-il un hasard dans nos lectures, ou ne sont-elles pas plutôt le fruit de la nécessité ? Au fait, y a-t-il un hasard dans nos vies, et tous nos actes ne sont-ils pas le fruit de la nécessité ? Je suis tombé sur ce livre à ma médiathèque de quartier et, visiblement, je dois être le premier à m'en être emparé, car il est absolument neuf !




Nous sommes dans un lycée parisien de qualité, la plupart des élèves font grève pour soutenir les protestations contre la réforme des retraites ; pas ceux de Terminale S, qui bachotent pour le bac. Mais ce jour-là, Louise Beaulieu, élève brillantissime, a un malaise en classe, demande à aller aux toilettes. Samuel, le benjamin de la classe (deux ans d'avance), l'accompagne. Elle s'enferme, et peu de temps après, Samuel aperçoit un filet de sang qui coule sous la porte et s'agrandit. Il alerte les secours. Louise vient d'accoucher d'un petit garçon, événement que rien ne laissait présager (elle avait juste dû augmenter ses jeans "d'une taille"), elle ne se savait pas enceinte, elle dit à la psychologue de l'hôpital et à ses parents : "Je... n'ai jamais eu... de relations sexuelles... JE-N'AI-JA-MAIS-COU-CHÉ-A-VEC-PER-SON-NE !" Ce que, bien sûr, personne ne croit. Et on lui met le couteau sur la gorge : il faut que, dans les deux mois qui viennent, elle prenne une décision difficile : garder l'enfant ou continuer ses études. Elle est placée dans un centre maternel où elle rencontre d'autres jeunes filles déjà mères. Des paumées, au sort déjà fixé par la société, et qui sont là en attente d'une solution de sortie, enviant quelque peu Louise, qui ressemble à ces filles des beaux quartiers qui, "elles, ont un chez soi, un amoureux, un boulot, des parents qui les aiment... Une vie comme on en rêve et qu'on n'aura jamais." Pendant qu'elle est là, le jeune Samuel mène son enquête pour savoir ce qui s'est passé. Car Louise, dans son "déni de grossesse", persiste à ne rien savoir : "tu cherches à tâtons dans la nuit un sentiment, mais tu n'éprouves rien, c'est ça le plus effrayant, que ça ne t'appartient pas, comme si c'était toujours l'histoire de quelqu'un d'autre..."

Isabelle Pandazopoulos, dans La décision, crée un roman choral, où les chapitres sont tour à tour racontés à la première personne par Louise qui paraît à la fois accablée, honteuse et insensible, par ses condisciples que l'affaire dérange (qui est le fautif ?), par les parents et la famille que tout ça dépasse, par les professionnels du centre maternel, les seuls (avec Samuel) à être d'une aide précieuse pour Louise. Tout ça est raconté avec un naturel que la diversité des points de vue des raconteurs charge d'intensité. On est vraiment dans la peau des différents personnages, de Louise en particulier, confrontée à un choix difficile. Mais rien à faire, elle ne se sent pas mère. Elle a appris à chérir son bébé qu'au début elle ne voulait toucher qu'avec des pincettes : "c'est moi qui l'ai mis au monde, ça je l'ai accepté, je l'ai vécu. Je l'aime mais je ne suis pas sa mère."

De toute façon, l'enquête va révéler qu'elle a été victime d'un viol sous GHB, ce qui explique qu'elle ne se souvient de rien. Cependant elle ne veut "pas porter plainte". Mettre l'odieux individu, un de ses copains de lycée à qui elle se refusait, car n'étant pas sûre de l'aimer, "en prison, à quoi ça servirait ? Me venger ? Je n'en éprouve pas le besoin. J'imagine ses remords, le poids qu'il va être obligé de porter, ça suffit bien comme ça. Et si les autres, les juges, les flics décident de lui faire un procès, moi, je refuserai d'y aller. C'est à ces gens-là de faire leur travail. Moi, j'essaie juste de cesser d'y penser." Louise donc va prendre la décision que je vous laisse découvrir. Car l'auteur n'a pas voulu faire un roman à suspense (l'enquête ne nous intéresse pas vraiment, ce qui compte c'est l'évolution des sentiments de Louise), car le passé, même s'il est douloureux, est mort. Ce qui compte, c'est le présent, prendre une décision, et l'avenir qu'il faudra vivre avec ce poids.

Un sujet dérangeant, difficile à aborder, voire à supporter, traité avec beaucoup de délicatesse. Publié dans Scripto, la belle collection pour ados de Gallimard, le roman est fort, car il est exempt de jugements ou d'explications simplistes. Aucune thèse, la vie qui coule, comme le sang sous la porte.

dimanche 6 octobre 2013

6 octobre 2013 : la mort fait partie de la vie


précipiter la mort.

Du moment que celle-ci soit la mort du fleuve débordant :

une mort d'amour.

(Clara Janés, Livre d'aliénations, Délit éd., 2010)



Quand j'étais petit, dans notre village, il y avait assez souvent des enterrements – du moins ils me semblent avoir été fréquents dans mon souvenir. Ma grand-mère maternelle, qui vivait avec nous, allait représenter notre famille auprès du mort et suivre le cortège funèbre, de l'église au cimetière ; tout le village était là. Nous, enfants, de la fenêtre de la chambre, en haut, nous le regardions passer dans la rue qui menait au cimetière. Les femmes à l'avant, la tête couverte d'un foulard, les hommes à l'arrière, vêtus du costume du dimanche. L'ensemble faisait un effet de gravité, derrière le corbillard couvert d'un drap noir, traîné par des bœufs (à partir de 1955 par un tracteur, les voitures de pompes funèbres modernes n'avaient pas encore fait leur apparition), que suivaient le curé et ses aides. C'était impressionnant. 
J'osai un jour interroger Mamie sur la destination des morts. Je devais avoir sept ou huit ans. « Après la mort, me dit-elle, on est enterré. – Toi aussi, tu vas être enterrée, répondis-je, puisque tu es vieille et que tu vas mourir [les enfants sont sans pitié, ils vont droit au but]. – Oui, mais si tu veux bien me croire, ce n'est pas au cimetière que je serai. – ah, et où alors ? – Si tu m'aimes, et tant que tu m'aimeras, je serai là », et elle me donna une petite tape sur le cœur. Depuis ce jour-là, je sais avec certitude que nos morts continuent leur existence, dans le secret de nos cœurs. Et Mamie, dont nous fêtons bientôt le quarantième anniversaire de sa mort, est toujours précieusement blottie dans mon cœur.



 la tombe des donateurs de leur corps à la science, 
à Poitiers


Je ne sais pourquoi, ces vieux souvenirs sont remontés à la suite de mes visites à Igor. Aujourd'hui, la plupart des enfants ne savent pas grand-chose de la mort. Elle est largement évacuée de notre vie. Contrairement à ce temps-là (pas si ancien tout de même, les années 50), on ne l'évoque pratiquement jamais. On ne meurt plus à la maison, mais à l'hôpital. On suit le convoi funèbre en voiture. Il n'y a pas cette atmosphère grave et recueillie que donnait la lenteur de suivre silencieusement un corbillard à pied. Bref, on reçoit aujourd'hui la mort comme un choc, comme quelque chose d'inadmissible, d'incongru. Déjà la vieillesse est cachée, le jeunisme sévit de telle sorte qu'il faut se prétendre « jeune » jusqu'à un âge très avancé, et on dissimule nos vieux (ceux qui ne peuvent vraiment plus aspirer au qualificatif « jeune ») dans des maisons spécialisées. Alors, la mort, hein ! C'est l'horreur absolue, le tabou définitif. Le mot à ne surtout pas prononcer dans un dîner ou une réunion de famille, sous peine de passer pour un rabat-joie, un casse-couilles, un oiseau de malheur, un sinistre et odieux personnage...

C'est vrai, les poètes l'ont dit : "mais qui de sa bienveillance / pourrait gracier un homme / de cette si dure peine / qu'est d'être vivant ?" (Clara Janés, Livre d'aliénations, Délit éd., 2010). Mais la peine, c'est pas d'être mort, c'est d'être vivant, et même en devenant très vieux, d'être un survivant. Comme me dit Georges (95 ans), « À mon âge, quand tu es un homme, tous tes amis sont morts, tu es le dernier ! » Et je sens dans sa voix qu'il se reproche de leur avoir survécu, et en relatif bon état, capable encore d'écrire des poèmes, de se promener dans Poitiers, de s'entretenir pendant vingt minutes avec des jeunes poètes, comme il le fit à la soirée poésie du 28 septembre dernier. Parce qu'il vit, tout de même. Il n'est pas un mort-vivant comme on en voit tant, souvent beaucoup plus jeunes que lui. Il a soigné son esprit, il s'est occupé de son corps. 

Georges Bonnet (au centre) 
entouré de Jean-Baptiste Pédini à gauche et Cédric Le Penven à droite
  

Il me donne l'exemple à suivre. Comme le vieux Romain Rolland, dont je suis en train de lire la belle biographie, et qui écrivait : "J'ai assez donné de ma vie aux consignes bourgeoises de sécurité, de prudence, de sage entente des affaires. Il est temps de vivre" (in Cahiers Romain Rolland, 8). Oui, si on ne veut pas qu'être vivant soit une dure peine, au diable la sécurité, la prudence, la prétendue sagesse de ceux qui vous disent : « Comment, tu sors ? Mais c'est dangereux, si tu tombais sur des malfrats ! Tu fais des voyages au long cours ? Et s'il t'arrivait quelque chose ! Tu circules à vélo sans casque ? Et si tu tombais ! Etc. » Si on les écoutait, on se calfeutrerait dans son lit, on se barricaderait dans une forteresse, on ne vivrait que dans la peur. C'est ainsi qu'a vécu ma marraine. Elle a eu peur toute sa vie. Eh, ma foi, si un jour il nous arrive une chose difficile, très grave, une agression (j'ai eu mon lot), ça fait partie de la vie ; ne restons pas dans un univers soi-disant aseptisé : d'ailleurs, n'est-ce pas dans le cadre familial qu'ont souvent lieu les plus cruelles agressions (actes de pédophilie par exemple), comme me le rappelait le substitut du procureur de Poitiers ?

Comme écrivait Romain Rolland, oui, il est temps de vivre, d'accueillir ce qui vient, le bien et le mal, car rien n'est ni tout blanc ni tout noir, de trouver l'humain chez les autres au lieu de les condamner en bloc (racisme, sexisme, homophobie, par exemple), d'aider chacun (jeune ou vieux) à se construire dans l'ouverture, dans la confiance en la vie.

Claire, dessin fait d'après une photo, 
et toujours dans notre cœur
 

vendredi 4 octobre 2013

4 octobre 2013 : la vie qui file entre les doigts


N'essayez pas

d'attraper les poètes

parce qu'ils vous filent

entre les doigts

(Alda Merini, Après tout même toi, Oxybia éd., 2009)



Un vent trembleur souffle sur Bordeaux. Sur mon vélo, je dois remonter d'un pignon derrière, tant le vent de face est puissant ! Dire que je n'ai pas pu emprunter de vélo à Poitiers, lors de mon dernier séjour. J'en aurais pourtant bien eu besoin. J'ai donc dû faire beaucoup de marche à pied, de bus aussi, et même utilisé la voiture d'Odile pour aller à la soirée poésie de samedi soir. En effet, je suis arrivé samedi, je pensais louer un vélo pour quatre jours à la gare : ouaip, "Cap vélo" de Poitiers est fermé le samedi et le dimanche !!! Bon, maintenant que je le sais, je tâcherai d'arriver en semaine...

J'ai donc passé quatre jours très chargés : chez Odile Caradec samedi – et j'ai conduit sa voiture pour l'emmener à la soirée poésie du samedi soir ; dimanche je suis allé au culte du temple le matin (sermon sur la parabole du riche et de Lazare, Luc, 16, 19-31), l'après-midi au CHU où j'ai visité Igor dans le coma (assez terrifiant, je comprends que sa mère n'ait pas voulu le voir, préférant garder un souvenir du vivant), retour et dîner chez Odile le soir, lecture de fables de La Fontaine ; lundi, rencontre au matin de Georges Bonnet avec qui j'ai déjeuné, puis retour au CHU (Igor me semblait mieux, mais je m'étais sans doute habitué au choc), et soirée chez Catherine et François, dans mon ancienne rue Joachim Du Bellay, où on a dîné sans gluten, discuté art, jardin, santé et littérature ; mardi, charmant déjeuner chez Bernard et Roselyne, puis, après un troisième passage au CHU, balade dans Poitiers et retour à la librairie La Belle aventure, la libraire, amie de longue date, m'avait invité chez elle pour une soirée fort réussie. Bref, pas eu le temps de m'ennuyer une seconde...

Côté poésie, les deux jeunes (autour de la trentaine) poètes invités, Cédric Le Penven et Jean-Baptiste Pédini, ont fait de brillantes lectures de leurs textes devant une quinzaine de personnes, avant de participer au repas en commun. J'ai relevé quelques morceaux choisis : "personne ne nous guérit de la nuit" ou "certains matins l'été a l'air de fondre" et "on se réjouit de la page blanche de demain" (Pédini), "l'humilité féroce du sucre au cœur des griffes" (il s'agit des ronces à mûres) ou "il vient de comprendre qu'il va mourir / et que le ciel pourrait être vide" et "Il faut recueillir les mots échappés / de rêves de statues" (Le Penven). Allons, à l'ère du numérique, des tablettes et smartphones généralisés, la poésie n'est pas encore morte, la relève est assurée... Et donc le spirituel aussi...

Mon déplacement à Poitiers a été encadré par trois films vus au cinéma : Blue Jasmine, le nouveau film de Woody Allen, est un bon cru, même si les déboires de cette femme richissime – et assez infantile – soudain devenue complètement fauchée après l'arrestation et le suicide de son escroc de mari (paraît qu'Allen s'est inspiré de l'affaire Madoff), m'ont nettement moins intéressé que le portrait de sa sœur (adoptive) chez qui elle vient faire la pique-assiette et qui, elle, vit petitement, mais vit vraiment ! En tout cas, c'est bien enlevé et ça nous montre un double portrait de l'Amérique (New York vs San Francisco) et du règne de l'argent, assorti du manque de vie spirituelle.

J'ai été quand même plus intéressé – au contraire des jeunes qui n'en pincent que pour le cinéma américain – par deux films français. Mon âme par toi guérie (quel magnifique titre) raconte l'histoire de Freddy, un gros nounours de quarante ans à la fois maladroit et délicat (fabuleux Grégory Gadebois, déjà vu le mois dernier dans l'excellent Le prochain film, de René Féret), qui se révèle avoir un don pour guérir par les mains. Freddy et son père (Jean-Pierre Darroussin) vivent dans la marginalité, en mobil home. La mère, qui avait le don de guérisseuse, vient de mourir. Le père perd son emploi et décide de ne plus travailler. Freddy, qui a hérité du don de sa mère, va-t-il en faire usage ? Ce grand taiseux va-t-il se réconcilier avec sa fille ? Un film inclassable, original, humain, aux personnages déjantés, et finalement audacieux par son sujet : car dans notre monde prétendument rationnel, on sait bien que la guérison de l'âme passe ailleurs que par la pharmacopée chimique. Qu'en pensent les toubibs ?




Quant à La vie domestique, c'est tout simplement un brûlot féministe, mais au sens positif du terme. En même temps qu'un pamphlet d'un humour au vitriol contre cette vie toute de fermeture au monde (pour les femmes qui ne travaillent pas) dans les pavillons de banlieue chic. La première séquence donne le ton. Juliette (sans vrai emploi donc, elle a quitté le professorat pour s'occuper des enfants, formidable Emmanuelle Devos) et son mari Thomas, proviseur de lycée, dînent chez le vendeur de matériel bureautique qui a emporté le marché pour équiper le lycée. C'est un type qui a des idées très arrêtées, un phallocrate visqueux, content de lui, une image assez vraie du machisme ordinaire et de l'horreur masculine, trop répandus hélas. Juliette ne s'en laisse pas conter. Par la suite, on la voit avec ses amies, toutes des mères de famille bloquées dans cette vie lisse et étriquée de la bourgeoisie pavillonnaire, affichant un bonheur de façade, mais à l'âme entamée par l'excès de matérialisme (« Mais qu'as-tu, il ne te manque rien ! », et c'est vrai que les intérieurs sont beaux et fonctionnels), la déception et les frustrations. Elles prennent peu à peu conscience que la vie n'est pas tout à fait comme dans les magazines. Isabelle Czajska a réalisé un film superbe, un miroir assez fidèle de notre société, et ce n'est pas de sa faute si on a l'impression d'une caricature. C'est un fait : ici aussi, on croule sous le matériel, mais le manque spirituel est flagrant.



Lu dans le beau livre de Josep Pla, Le cahier gris : un journal  (trad. Pascale Bardoulaud, Éd. Jacqueline Chambon, 1992) que j'avais emporté, à la date du 8 juillet 1918 : "L'homme n'est pas fait pour penser à la mort. Non seulement il ne pense pas qu'il doit mourir, mais s'il lui arrive d'y penser, il trouve cela inconcevable."