jeudi 28 avril 2016

28 avril 2016 : femmes, femmes, femmes... (la maman et la putain)


« Que crois-tu que tu es ? Encore quelqu'un ? »
(Mohammed Dib, L'heureux Fuseux, in La nuit sauvage, Albin Michel, 1995)

Trois films qui portent un regard sur les femmes d'hier et d'aujourd'hui, et qui m'ont beaucoup plu.

D’une pierre deux coups, résumé : Zayane, femme immigrée Algérienne de 70 ans, mène une vie toute simple dans sa cité HLM, jusqu’au jour où elle reçoit une lettre de son ancienne patronne d’Algérie, qui lui annonce que son mari décédé lui a légué une boîte de souvenirs. Ce qui oblige Zayane, analphabète, mère de onze enfants, qui n'a jamais dépassé les limites de sa banlieue, à décider de prendre le train pour tenter de parvenir à rejoindre son ancienne patronne, et bien sûr sans prévenir aucun de ses fils ou filles de sa virée. En fin de compte, devant les obstacles dus à son inexpérience (elle se trompe de train), elle fait appel par téléphone portable à sa copine Amel qui l'y emmène en voiture. Occasion pour les deux amies de se raconter leurs petites histoires… Pendant ce temps, cette absence extraordinaire provoque la panique dans sa famille. Les onze enfants vont se retrouver réunis dans l’appartement de leur mère.

La réalisatrice, dont la mère était également analphabète et mère de famille nombreuse, dresse un portrait de ces femmes qui sont la matrice de ces familles. La plupart, de la génération de Zayane, vivent un quotidien étriqué, dont elles ne maîtrisent pas tous les codes : se déplacer par exemple. Néanmoins, elles refusent d’être considérées comme des victimes. Par ailleurs, elles sont avant tout des mères, pleines de dévouement, de dignité, avec leurs joies, leurs peines et leurs secrets. Personne ne songe que Zayane puisse avoir eu une vie intime en dehors de son mariage vraisemblablement imposé. C'est une mère courage. Hors de la cité, elle est perdue. Et pourtant, elle que personne n'écoute jamais, va se retrouver, va révéler sa force tout autant que sa fragilité. 
Ce voyage initiatique va la ramener plus de cinquante ans en arrière, quand elle était au service d'un couple de colons ; elle fut alors amoureuse de l'apprenti de son patron qui lui a appris la photographie et l'usage du super huit. Bien sûr, la vie les a séparés, mais ils ont correspondu, elle en lui envoyant des petits films qu'elle tournait sur ses enfants (ils sont dans la boîte que sa patronne lui rend), lui en lui envoyant des lettres parlées sur cassette. Pendant son absence, ses filles fouillent la maison à la recherche d'un indice expliquant sa disparition (deux d'entre elles vont même à la police) et trouvent ces fameuses audio-cassettes. Elles découvrent donc le secret de leur mère et le dévoilent lors du grand repas qui réunit toute la famille. Un choc pour certains d'entre eux, les hommes surtout, qui imaginent mal que leur mère (forcément une sainte) ait pu vivre une histoire d'amour clandestinement. Réactions et tensions vont aller bon train, d'autant que si certains se sont bien adaptés aux mœurs françaises, d'autres sont restés plus réservés et traditionalistes. Formidable réflexion sur les difficultés de l’intégration, et un portrait de femmes éblouissant. 

Leena Yadav, avec La saison des femmes, nous parle de la vie des femmes indiennes dans les campagnes de ce XXI°siècle. Ça se passe dans un village, perdu au milieu de nulle part, où elles essaient de survivre. Un conseil de village, exclusivement masculin, gère le village entier. Mais une poignée de femmes se décident à défendre leurs droits : elles veulent une télévision ! Toutes ces femmes, dès leur plus jeune âge (elles sont souvent mariées à quatorze ans), sont plus ou moins maltraitées par leurs maris, ou par les autres hommes (qui eux passent leur temps à s'ivrogner ou à courir aux spectacles de danse) : elles sont d'ailleurs vendues contre une dot importante, à leur futur mari. 
Un film dur, violent, émouvant et heureusement nourri d'humour et de solidarité, sur le fait d’être une femme en Inde aujourd'hui. Il semble qu'il n'y ait pas de juste milieu entre la maman et la putain ! Les quatre héroïnes (la mère courage et sa belle-fille, son amie prétendûment stérile, leur amie danseuse) font face avec courage à leurs "hommes", aux usuriers, reçoivent des coups, mais finalement elles vont échapper toutes à un destin sinistre… La saison des femmes dénonce une réalité qui nous paraît aujourd’hui insupportable (et qui doit l'être effectivement) ; à la sortie, mes voisines me disaient "c'est quand même un drôle de pays" (assurément, la façon de vivre est fort différente de la nôtre, qui doit également leur paraître drôle). Mais sous la forme d'un film très maîtrisé, qui n'oublie pas les leçons de Bollywood (chants et danses, beaux costumes). Les hommes n'en sortent pas grandis, surtout les jeunes hommes, englués dans l'alcool, la violence et les frustrations. En tout cas, magnifiques portraits de ces quatre femmes.
 

Le film de Kurosawa, Je ne regrette rien de ma jeunesse, forme une sorte de fresque du Japon entre 1931 et 1946. De jeunes étudiants veulent refaire le monde. Mais la liberté est menacée par le fascisme militaire qui s'installe. Et tous ne vont pas survivre pareillement. Tandis que le vieux professeur d'université démissionne pour ne pas cautionner l'absence de liberté, un des étudiants, Itokawa, sert le régime en devenant procureur, un autre, Noge, est emprisonné pendant cinq ans. L'héroïne, Yukie, fille du professeur, hésite un moment entre les deux, mais finit par se lier à Noge, jeune homme passionné, idéaliste et convaincu, qui œuvre pour la paix. Convaincu d'espionnage pendant la guerre, il est exécuté. Yukie, mue par son amour pour Noge, décide de mener sa propre lutte, contre le conformisme ; elle accepte l'injonction de son père : "Au revers de la liberté, il y a des sacrifices à faire et des responsabilités à prendre", et décide de rejoindre ses beaux-parents, paysans maltraités par les autres villageois, en tant que parents de l'espion et se fait paysanne : elle surmonte sa souffrance devant le désespoir de la famille de Noge en face des rizières que les autres ont saccagées, elle fait sienne cette terre, elle devient celle par qui la vie renaît et redonne de l'espoir à son beau-père. Le film oppose l'ombre (le militarisme, la guerre et la tradition) et le rayonnement (la liberté, la paix, la solidarité, incarnées par Noge et Yukie) dans un noir et blanc somptueux. Magnifique portrait de femme, là encore.

mardi 26 avril 2016

26 avril 2016 : la "première fois" ou le temps retrouvé d'Annie Ernaux



Lire un poème c'est, comme l'on se met à écrire, faire le vide dans ses pensées encombrées d'éléments informes.
(Yasunari Kawabata, L'adolescent, trad. Suzanne Rosset, Albin Michel, 1992)

Annie, qui ne s'appelle pas encore Ernaux, mais Duchesne, fête ses dix-huit ans en 1958. Elle quitte pour la première fois ses parents pendant l'été comme monitrice de colonie de vacances dans l'Orne : sa mère l'accompagne jusque dans le train à Caen, à sa grande honte. Cet été-là, elle va découvrir pour la première fois la liberté. Surprotégée, et vivant dans un milieu populaire sans confort, elle découvre aussi qu'elle "ne sait pas téléphoner, n'a jamais pris de douche ni de bain […] et n'a aucune pratique d'autres milieux que le sien, populaire d'origine paysanne, catholique", qu'elle ne sait pas non plus comment parler aux garçons. Ce sera l'été de son premier travail, de sa première nuit avec un homme (sans défloration toutefois), de l'effarante découverte de la sexualité, et aussi du premier amour (et de son premier mécompte). Comme elle a succombé dès le premier soir au moniteur-chef, H., et que tout s'est su rapidement, elle est cataloguée "fille facile" et même "putain" par les autres moniteurs, et elle est insultée et plus ou moins mise à l'écart par les monitrices. À la rentrée scolaire qui suit, elle quitte enfin les bonnes sœurs pour entrer au lycée laïque en classe de philo. Elle n'a plus ses règles, est victime d'aménorrhée, et passe par des phases de jeûne et de boulimie. Mais elle réussit le bac avec mention, et elle décide, contre sa mère, qui visait plus haut (mais applaudie par son père), d'entrer à l'école normale, pour devenir institutrice. Au bout de quelques mois, le premier stage sur le terrain se révèle une catastrophe, elle n'a pas "la vocation", comme lui dit sa maîtresse de stage. Après l'inspection, très défavorable, elle démissionne rapidement, avec son amie R. Et, pour ne pas perdre le reste de leur année, toutes deux s'engagent au pair pendant six mois à Londres. Puis c'est l'entrée à la fac, en propédeutique…
Voilà à grands traits les événements relatés dans ce volume qui offre une nouvelle ouverture d'introspection d'Annie Ernaux sur cet événement capital de sa vie (et de la vie de chacun) : la "première fois". Jusqu'à présent, elle avait écrit, entre autres, sur sa vie de jeune femme (La femme gelée, encore sous forme de roman), sur l'avortement (L'événement), sur son père (La place), sur sa mère (Une femme), sur l'amour très physique qu'elle a eu pour un diplomate russe (Passion simple). Mais ça n'est jamais chez elle à proprement parler de l'autobiographie (encore moins de l'autofiction, qu'elle abhorre), ni des mémoires, plutôt une réflexion sur comment rendre compte de la réalité vécue et du passé. Au fond, ce n'est pas si éloigné de Proust, auquel elle fait allusion dans ce nouvel ouvrage. "Je ne construis pas un personnage de fiction, je déconstruis la fille que j'ai été", écrit-elle. Son regard emprunte sans doute à l'autobiographie, mais tout autant à la sociologie des milieux sociaux (et en particulier ce fameux déclassement vers le haut qu'elle a vécu ; mais elle constate qu'on n'échappe jamais vraiment à ses origines) et à l'histoire de la France de l'après-guerre, et ici, arrivée du général de Gaulle, guerre d'Algérie en arrière-plan.
Dans Mémoire de fille, alternent le "je" actuel (réflexion sur le passé, comment le retrouver ?) et le "elle" d'autrefois quand elle relate les faits, quand elle essaie de se souvenir, ou expose des bouts de lettres envoyées à ses amies, ou se sert de quelques photos retrouvées. Elle se dédouble : il y a la "fille de 58" sur qui elle porte un regard acéré, qu'elle ne juge pas, et dont elle s'efforce de retrouver les sensations morales et physiques qu'elle avait alors. Elle découvre que c'est justement pendant cette période qu'elle devient "un être littéraire, quelqu'un qui vit les choses comme si elle devaient être écrites un jour". Elle s'interroge avec effroi sur ce que nous savons des autres et ce qu'ils savent de nous, des traces qu'on laisse : "Comment sommes-nous présents dans l’existence des autres, leur mémoire, leurs façons d’être, leurs actes même ? Disproportion inouïe entre l’influence sur ma vie de deux nuits avec cet homme et le néant de ma présence dans la sienne".
Annie Ernaux use comme d'habitude de son écriture sèche, sans artifices, qui semble pauvre à certains lecteurs : l'écriture "comme un couteau", comme elle dit dans un livre d'entretiens. Personnellement, je trouve que c'est au contraire du grand art, et c'est par cette écriture que ça me touche profondément, que ça m'émeut (j'ai eu parfois les larmes aux yeux), que ça me fascine. Ici, l'exploration du temps perdu, de la vie passée, passe au filtre du parcours de l'auteur : "le récit de soi [essaie d'] assurer une continuité de l’être, [malgré] l’incompréhension de ce qu’on vit au moment où on le vit". Tout en se replaçant en 1958, elle essaie de trouver le juste milieu entre "l'effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive et l'étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé". Tâche parfaitement accomplie : "ce qui compte, ce n’est pas ce qui arrive, mais ce qu’on fait de ce qui arrive".Ici, un livre.
Encore une fois, bien qu'étant un homme, et étant né cinq ans après Annie Ernaux, je me suis pourtant retrouvé dans son texte : les actes, les pensées aussi, tant la recréation de l'époque, qu'en somme, j'ai vécue aussi, est réussie. C'est que la perte de la virginité (pucelage pour les garçons) était alors extraordinairement problématique : ça faisait à la fois envie et peur (est-ce que ça le fait toujours ?). On s'imaginait – peut-être à tort – qu'on n'était pas "comme les autres", et on avait tellement besoin de se conformer à une "norme". La jeune Annie pense donc que tous ces jeunes qui ont l'air si déluré sont en avance sur elle et, pour se conformer à eux, elle succombe dès le premier soir aux avances du moniteur (qui a l'air d'un beau salaud, pourtant). De la même manière, le jeûne et la boulimie lui font rêver d'espérer un corps semblable à celui de la jolie blonde qui l'a remplacée auprès de H. Entrer à l'École normale, c'est aussi s'intégrer dans un modèle connu. Enfin, elle ne cesse de solliciter l'approbation chez les autres, sans succès d'ailleurs.
Annie Ernaux explore donc le temps de la jeunesse et de la liberté : comment plaire, comme aimer, comment se faire aimer ? Ce sont ces mois et ces années qui ont une importance décisive dans notre vie. Et la première fois qu'on quitte le contrôle parental peut s'avérer catastrophique. Comme on dit, pour le meilleur (on échappe aux parents, au poids des conventions et de la religion, à la société corsetée) et pour le pire (la découverte du machisme masculin, de la médisance et de la méchanceté). C'est littérairement (on dirait par moments le laboratoire de l'écrivain) très fort et ça dépasse largement le simple témoignage : pas sûr qu'on en sorte indemne. Et c'est sans doute pourquoi lire Annie Ernaux déplaît tant à beaucoup de lecteurs masculins. D'autant qu'elle n'a pas peur de la transgression : au fond, elle se conduit avec le groupe de moniteurs comme les garçons. Il y a là une résonance intime avec le lecteur : "C'est l'absence de sens de ce que l'on vit au moment où on le vit qui multiplie les possibilités d'écriture." Et sans doute les possibilités de lecture ?
En tout cas, voilà une lecture stimulante, émouvante, dérangeante aussi parfois, et toujours d'une scrupuleuse honnêteté. Et profitons-en pour lire le reste de son œuvre en volume Quarto chez Gallimard, sous le titre : Écrire la vie.



lundi 25 avril 2016

25 avril 2016 : permis de tuer ou la chasse à l'homme



Comme le bourgeois rirait s'il pouvait te pousser contre tes frères de misère, contre tes compagnons de chaîne et préserver ainsi sa peau.
(Bernard Lazare, Juifs et antisémites, Allia, 1992)

Quand même, les bibliothèques, quand on fouille bien, permettent de dégoter des livres dont on n'a jamais entendu parler. C'est ainsi que je suis tombé sur Les chasses à l'homme de Grégoire Chamayou, au moment même où je venais de voir (moi qui ne regarde que très rarement les journaux télévisés) un mini-reportage (3 minutes peut-être) sur la chasse à l'homme aux frontières de l'Europe : en l'occurrence en Bulgarie. Mais on sait que ces gens-là, les Bulgares, sont des sauvages et que ça ne peut pas arriver par ici, chez le peuple le plus civilisé de la terre !
En douze chapitres très documentés, notre philosophe explore le sujet depuis l'Antiquité grecque et biblique jusqu'au monde contemporain. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'on n'a pas beaucoup progressé dans cette matière, sauf sur le plan technique ("Faire l'histoire des chasses à l'homme, c'est écrire un fragment de la longue histoire de la violence des dominants. C'est faire l'histoire des technologies de prédations indispensables à l'instauration et la reproduction des rapports de domination"), et que les droits de l'Homme, dont se gargarisent encore les soi-disant démocrates, sont bafoués plus que jamais. Chamayou explore les mobiles de ces chasses à l'homme (oui, il y a des mobiles, comme pour les crimes), puisque la chasse à l'homme est un crime, ce qui ressort de l'ensemble du livre, ici et maintenant, comme ailleurs et autrefois. La perspective historique nous aide à comprendre.

Répertorions d'abord les différents types de chasse à l'homme :
- dans l'Antiquité, c'est la chasse aux esclaves, que ne manquent pas de justifier les philosophes grecs : "L’art de la guerre est, en un sens, un art naturel d’acquisition, car l’art de la chasse en est une partie de cet art : nous devons y avoir recours à l’égard des bêtes et de ceux des hommes qui étant nés pour être commandés n’y consentent pas" (Aristote, Les Politiques, trad. Pierre Pellegrin, Flammarion, 1993). C'est aussi la chasse à ceux qui sont bannis et sur qui aucune protection ne peut s'exercer : chasse d'exclusion. Ces deux types de chasse ont perduré bien longtemps après. Et beaucoup de peuples s'y sont livrés.
- par la suite, ça devient la chasse de domination, histoire de rappeler aux dominés qui sont les dominants (Nemrod, roi-chasseur de Babylone, spécialiste de la capture de ses sujets dans la Bible), et même la chasse d'éradication (au Moyen âge la croisade des Albigeois, au XVIe siècle la Nuit de la saint-Barthélémy, après la conquête de l'Amérique, la chasse d'asservissement et d'abattage des Indiens, pouvant aboutir à leur extermination, par exemple en Guadeloupe, du XVIIe au XVIIIe siècle la chasse aux sorcières).
- la traite des noirs invente une sorte de nouvelle chasse, en déléguant le soin aux noirs eux-mêmes de se chasser les uns les autres pour fournir les marchands (ce qu'a fort bien vu Voltaire : "ces crimes sont le fait des Européens, qui ont inspiré aux Noirs le désir de les commettre, et qui les paient pour les avoir commis. Les Nègres ne sont que les complices et les instruments des Européens, ceux-ci sont les vrais coupables" (Voltaire, Essai sur les mœurs et l'esprit des nations, Bordas, 1990) ; ce que Chamayou qualifie de collaboration : "Comme dans toute politique de collaboration, la stratégie consistait à corrompre – ou à défaut, à soumettre – les chefs des dominés", système pervers nécessaire pour le profit du capitalisme naissant (mais ce dernier n'est-il pas pervers par essence, comme on le voit aujourd'hui ?). S'il arrive aux noirs esclaves de se révolter, de s'enfuir, on utilise les chiens et d'autres noirs serviles pour leur faire la chasse. Car voilà "la domination esclavagiste rêvée par les maîtres : un espace sans échappatoire. Ce « choix » même entre la liberté dans la mort ou la vie de servitude faisait partie du dispositif de domination – c'était la seule forme de choix, un choix impossible – que le pouvoir esclavagiste entendait laisser à ses proies. Les termes de cette alternative – l'asservissement ou la mort – étaient ceux voulus par les maîtres. Et tant que, pour les esclaves, la seule façon d'être libres était d'être morts, les affaires pouvaient aller bon train". 
 
- puis on découvre (au XVIIe siècle) que les pauvres font tache dans le paysage : on s'efforce de les enfermer dans les Hôpitaux et asiles et, pour cela, il faut les chasser pour les capturer (c'est bien connu, l'oisiveté des riches est productive – forcément, ils font travailler les autres – l'oisiveté des pauvres est mère de tous les vices). Ce qui entraîne le développement des forces de police, telle qu'elles sont devenues : "Le pouvoir de police émerge comme un instrument de classe, comme principal moyen de la mise au travail des dépossédés, de leur dressage et de leur insertion par la contrainte dans ce qui allait devenir le marché du travail salarié. [...] La police, c'est l'institution chasseresse, le bras chasseur de l'État, chargé pour lui de traquer, d'arrêter et d'emprisonner". D'où son utilisation (et celle de l'armée) dans la répression des mouvements populaires, répression pouvant s'apparenter à la chasse, comme dans la Semaine sanglante de 1871. Aujourd'hui, ça devient la chasse aux migrants, qui sont les pauvres parmi les pauvres. "Hier comme aujourd'hui, à défaut d'éradiquer la pauvreté, il fallait rendre les pauvres invisibles". Ah, si on pouvait rendre les migrants invisibles !
La chasse donne un statut de proie aux individus chassés, rabaissés à un niveau infra-humain : on ne fait pas la guerre aux révoltés ou aux fugitifs, on leur donne la chasse (nègres marrons aux Antilles et ailleurs, sud des États-Unis), ce qui justifie les meurtres, les lynchages, les pogroms aussi : les chasses aux Juifs suivent "trois mutations majeures : de chasses émeutières, elles deviennent des chasses étatiques ; de chasses religieuses, elles deviennent des chasses racistes ; de chasses meurtrières, elles deviennent des chasses génocidaires" (sous Hitler). D'ailleurs, ces chasses sont un dérivatif à la contestation sociale toujours possible : mieux vaut que les ouvriers nationaux s'en prennent aux ouvriers immigrés qu'aux patrons (exemple des massacres de travailleurs italiens à Aigues-Mortes en 1893), ou qu'on trouve un bouc émissaire (les Juifs longtemps en Europe). Au fond, tous ces individus, devenus proies, doivent être remis à leur place. Et aujourd'hui, un sans-papiers, un sans-patrie, au fond, ils sont transparents, comme s'ils n'existaient pas ; ils n'ont pas commis d'infraction, ils sont eux-mêmes l'infraction... D'ailleurs tout leur est impossible : travailler, avoir un compte en banque, un logement, etc. Or, chacun sait que les dominants légaux les exploitent pourtant : pas de contrat de travail, pas de charges ; "l'exclusion légale des travailleurs sans papiers permet leur inclusion salariale dans des conditions d'extrême vulnérabilité. Exclus de la légalité, ils se trouvent de ce fait même inclus dans des formes d'exploitation particulièrement intensives"...
Enfin, la chasse aux hommes libère certains humains de tout sentiment : Maxime Du Camp notait que le policier "se passionne pour ce métier, et cela se comprend  ; car la chasse à l'homme, au dire de ceux qui l'ont pratiquée, est le plus émouvant de tous les plaisirs" (Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle, Hachette, 1979). Y compris la chasse aux délinquants (ou aux terroristes aujourd'hui) : l'auteur note que "pas plus qu'enfermer les pauvres ne faisait disparaître la pauvreté, enfermer les délinquants ne supprime la délinquance – pire, cela l'intensifie". Chacun devrait savoir que "la prison, loin d'être l'espace de la rédemption morale du condamné, fonctionne au contraire comme un lieu de corruption des mœurs et d'incubation de la délinquance", mais on feint de l'ignorer.
Chamayou nous dévoile donc la réalité terrifiante de ces chasses à l'homme et de ce qu'il appelle le pouvoir cynégétique. C'est particulièrement visible dans les pays à connotation raciste : "Le plus sûr signe d'un régime de chasses racistes est que les auteurs des violences n'y sont jamais inquiétés – une impunité qui vaut licence de meurtre", car " à la différence de l'identité religieuse, une appartenance de race ne peut pas s'abjurer : elle est posée comme substantielle, et de ce fait, tend à impliquer l'élimination physique des racisés".
Mais ce pouvoir terrifiant existe aussi chez nous, comme le témoignage ci-après, cité par l'auteur, nous l'indique : "Le 9 août 2007, à Amiens, la police tambourine à la porte d'un couple de sans-papiers russo-tchétchène. La famille tente de fuir. Leur fils, Ivan Dembsky, 12 ans, essaie de passer sur le balcon des voisins. Il chute du quatrième étage. Entré dans le coma, il décède à l'hôpital". Communiqué du Premier ministre à ce sujet : - la politique de l'immigration voulue par la Nation […] nécessite une fermeté et un engagement fort de tous les agents de l'État". L'inhumanité gagne donc du terrain au plus haut niveau : "En février 2008, la Préfecture de Nanterre rédigeait une note de service en direction de ses agents, précisant que « les étrangers sollicitant une régularisation ne doivent plus adresser leur dossier par voie postale mais se présenter physiquement ». Invités à se rendre en personne au guichet, c'était en réalité pour y être arrêtés. […] « L'interpellation sera réalisée en cabinet fermé ».
Chamayou montre que le choix des proies a été de tout temps lié à des raisons politiques et économiques. Évidemment, avec l'augmentation de la population mondiale, l'intensification des guerres (outillées quasi toutes par l'Occident et les pays riches) et les migrations qui s'ensuivent, les déplacements de populations nécessités par les choix industriels, les idéologies meurtrières (fascisme et nazisme, stalinisme et ses succédanés, islamisme, impérialismes divers), les nouvelles technologies de prédation qui permettent de reproduire à grande échelle les rapports de domination, tout cela s'est développé à partir du XXe siècle et aggravé dans le nôtre. En verra-t-on la fin ? Je n'y crois guère.
Les chasses à l'homme est un essai extrêmement stimulant, riche en informations tant historiques que géographiques, bourré de références aux penseurs de tous temps qui ont tenté de justifier ou de contester cet état de fait, et nanti d'une belle iconographie. C'est un lieu de réflexion sur les liens entre les chasses à l’homme et le pouvoir d’État, le fonctionnement de l’économie capitaliste, ainsi que sur les possibles résistances aux différentes formes de prédation actuelles : enfermements, expulsions, assassinats (y compris par drones interposés) et traques diverses. Le livre nous permet aussi de critiquer la prétendue universalité des droits de l'Homme, qui ne s'exercent réellement qu'en les assimilant "aux droits des citoyens et [même aux seuls] droits des nationaux, [puisque] leur admission par l’État se trouve conditionnée à l’admission des individus dans la sphère de la nationalité".
Gageons qu'aucun de nos grands prédateurs (hommes politiques, grands patrons, maffieux, militaires, guerriers et terroristes) ne le lira !


dimanche 24 avril 2016

24 avril 2016 : gai rossignol et merle moqueur



Il est temps que vous appreniez à écouter au lieu de toujours usurper la parole.
(Jean-Marie Adiaffi, La carte d’identité, Hatier, 1980)

Voici une quinzaine de passée, riche en événements et rencontres : outre les séances de cinéma dont je vous ai donné un aperçu, les visites à mon frère, la continuation du cycle Marguerite Duras avec Moderato cantabile lu par André Loncin (14 avril) et La Musica deuxième (15 avril), joué par Elsa Lardy et Frédéric d'Elia, l'hommage à Georges Bonnet, la belle séance d'atelier d'écriture à la Maison des femmes de Bordeaux (13 avril) sur le thème de la Commune de Paris (j'étais le seul homme), et mes lectures consacrées entre autres à la critique du pouvoir (Les chasses à l'homme de Grégoire Chamayou, La fabrique éd., 2010, et Les frères de Soledad de George Jackson, Gallimard, 1971, dont je rendrai compte dans de prochaines pages, et je vous garantis que ça ne va pas me faire devenir tendre envers nos gouvernants actuels !), ma petite balade à Nuit debout de Bordeaux en sortant de la Commune de Paris...
Bref, je suis remonté comme jamais. Effaré par les déclarations immodérées (je suis gentil) de nos responsables politiques et des charognards de la presse et des médias audio-visuels. Qu’ils ne soient pas capables de se rendre compte qu'en insultant toute une part de la population issue de l’esclavage et de la colonisation, ils renforcent sa stigmatisation. Pour plaisanter avec leurs discours, on peut dire qu'il se livrent à une "déchéance de rationalité", comme je l'ai lu quelque part. Cette élite privilégiée, complètement en dehors de la réalité, est prête à jeter de l'huile sur le feu pour alimenter les pulsions malsaines qui n'ont que trop tendance à surgir : haro sur les musulmans, les noirs, les migrants... et les pauvres, sans compte les jeunes, à qui la police fait la chasse, comme aux plus beaux jours de mai 68. Et ceci au moment où on réédite Mein Kampf

N'oublions pas que la violence des mots engendre la violence des gestes. Aragon ne pourrait plus aujourd'hui publier ses fameux vers : "Descendez les flics / Camarades / Descendez les flics" (poème Front rouge in Persécuté persécuteur, Éd. Surréalistes, 1931). Mais le mépris de l'État, la violence des forces de l'ordre (qui, probablement – on a bien connu ça en mai 68 et c'était déjà le cas à l'époque de Louise Michel – noyaute les groupes en jouant le rôle de provocateurs), cette incapacité de promouvoir la fraternité et l'égalité (bien au contraire, c'est plutôt que le meilleur – c'est-à-dire le plus retors, le plus salaud, gagne !), cette manière de ne concevoir la liberté que pour les classes dominantes (est-ce que nous pouvons, nous, dissimuler notre épargne aux Bahamas ou à Panama ?), les autres n'ayant qu'à la fermer, à s'exclure de l'éducation et du travail (par exemple, une jeune fille ou une femme qui aurait le malheur de vouloir se voiler), à accepter des salaires de misère ou, pire, à devenir serviteur de leur ordre : flics, matons ou soldatesque.
affiche de la campagne de l'ACAT contre les violences policières

Un récent reportage télévisé nous montrait les Bulgares organisant en toute illégalité des chasses à l'homme pour refouler les migrants venant de Turquie. Quand on voit les camps (?) de Calais, on n'a rien à répondre, puisqu'on ne fait pas mieux, qu'on ne sait plus accueillir et même, qu'on n'a plus le droit d'accueillir : "On retrouve un autre trait caractéristique de l'état de proscrit : l'interdiction de porter assistance. C'est le délit de solidarité" (dans Les chasses à l'homme). C'est terrifiant, on est revenu aux années 30, où on faisait la chasse aux étrangers. Il est vrai que ça s'est amélioré : maintenant, on fait aussi la chasse aux jeunes, aux pauvres (voir ces habitants du XVIe qui refusent l'implantation d'un centre d'accueil pour SDF). Franchement, je ne pensais pas voir ça de mon vivant. Il est temps que je m'en aille !

Allez, quelques citations dans des textes lus récemment pour se donner du courage ou pour se consoler :
"c’est un bien beau peuple, la seule chose qui l’intéresse c’est le fric que tu as, personne ne s’intéresse à autre chose, la dignité se mesure à la quantité de fric que tu possèdes, il n’y a pas d’autre valeur…" (Horacio Castellanos Moya, Le dégoût, trad. Robert Amutio, Les Allusifs, 2003)

"De toutes les religions qui ont affligé l‘homme (et ce sont les fléaux les plus terribles), le nationalisme me semble la plus monstrueuse et la plus féroce." (propos de Roger Fry, dans Virginia Woolf, La vie de Roger Fry, trad. Jean Pavans, Rivages, 2002)
"Didelin, lors de son procès, 10 janvier 1883 : « Eh bien oui, messieurs, j’ai préconisé la grève des conscrits ; pourquoi ? C’est bien simple, les prolétaires n’ont rien à défendre, ils n’ont aucun intérêt à aller se faire casser les os à la frontière ou ailleurs. Pourquoi donc se battraient-ils ? Pourquoi exposeraient-ils leur vie ? C’est aux riches, c’est à ceux qui ont du bien au soleil d’empêcher l’ennemi de le leur prendre. C’est vraiment assez qu’ils exploitent les travailleurs sans que les travailleurs aillent risquer de se faire tuer pour garantir à leurs exploiteurs la libre jouissance du fruit de leur exploitation." (Louise Michel, À travers la mort  : Mémoires inédits, 1886-1890, La découverte, 2015)

"Depuis les Grecs, l'Occident n'a jamais pu concevoir qu'une force ne s'exerce pas jusqu'aux limites de son pouvoir. L'Amérique est le lieu privilégié de ce pouvoir, la scène plus vaste qui pousse à l'extrême l'industrie, la guerre et la folie blanches." (Henry Bauchau, L'écriture à l'écoute, Actes sud, 2000)
"L’opinion publique est bien préparée à ce que toute violence, même minime pour se défendre, soit sévèrement réprimée... La seule pas réprimée, la violence patronale qui met des millions de travailleurs sur le carreau après licenciements économiques..." (Silien Larios, Féerie pour une autre grève, manuscrit)

jeudi 21 avril 2016

21 avril 2016 : les cinémas de Bordeaux


Dénier les classiques aux enfants d'immigrés, à qui l'on ne réserverait qu'une littérature adaptée, participe d'une forme de racisme éhontée.
(Cécile Ladjali, Ma bibliothèque  : lire, écrire, transmettre, Seuil, 2014)

Je suis allé dans presque tous les cinémas de Bordeaux et de son agglomération. Voici mes notes :
CGR Français, Gaumont et Mégarama : 2/20 (ça veut dire qu'ils ne projettent que sur vingt films, j'ai, à la rigueur, envie de voir deux seulement : leur programmation est très faible, la moitié des films en 3D, ma bête noire ; qu'en plus, c'est bourré de pub, de pop-corn et de téléphones portables non éteints). Uniquement des versions françaises ! Je vais au Français de temps en temps, principalement pour les retransmissions d'opéras.
UGC : 8/20 (souvent les films que j'ai envie de voir passent aussi, à des tarifs plus attractifs et sans pub aux cinémas Utopia et Jean Eustache, mais de temps en temps, j'y mets les pieds). Ils passent aussi des opéras (pas les mêmes) et des reprises de classiques, exclusivement américains. Films étrangers en version originale sous-titrée.
Utopia et Jean Eustache (Pessac) : mes chouchous, 17/20. Sur vingt films proposés, seuls en moyenne trois ne m'attirent pas. Pas de pub. De plus, participation aux divers festivals de cinéma proposés ici. À Pessac, mêmes retransmissions d'opéras qu'au Français. Nombreuses soirées-débats dans l'un et l'autre.
Voici donc trois films, deux vus à l'Utopia (le premier et le troisième), l'autre au Jean Eustache.

Visite ou mémoires et confessions (1981) propose un regard rétrospectif du portugais Manoel de Oliveira sur sa vie et sur son œuvre cinématographique. Contraint de quitter sa maison de Porto qu'il habitait depuis 1942, Manoel de Oliveira compose un film en forme d'essai sur l'esprit du lieu, sur son vécu. Il égrène des souvenirs et enchaîne sur d'autres lieux où il a vécu. Alors âgé de soixante-treize ans, le cinéaste nous propose, à travers ses confidences, des signes qui intéressent un familier de son œuvre comme je le suis. C'est à la Mostra de Venise en 2012 que j'ai vu son dernier film, Gebo et l'ombre : il avait alors 104 ans ! C'est dire combien m'ont passionné ses réflexions sur tout un tas de thèmes qui parsèment ses nombreux films : la mort, la pureté, les femmes, la virginité, la sainteté, la maison, les arbres, l'histoire... Il avait tourné Visite ou Mémoires et Confessions plus de trente ans avant sa mort et l'avait laissé sous scellés pour en faire un testament posthume, où on peut le voir nous parler comme un fantôme. Images somptueuses, bande-son formidable, un film nourrissant. Pour aficionados, dont je suis !


J'ai vu aussi tout récemment L'avenir, de Mia Hansen-Løve, cinéaste dont je connais quatre de ses cinq films. C'est dire si je l'apprécie. Elle plonge dans son autobiographie, mais avec une ironie qui nous éloigne des autofictions trop fréquentes (surtout en littérature). Ici, elle raconte en fait la séparation de ses parents, tous deux professeurs de philosophie (Isabelle Huppert et André Marcon), après vingt-cinq ans de mariage. C'est dire qu'on est plongé dans le milieu intellectuel, que les conversations volent haut : mais n'y a-t-il pas une forme de "racisme éhonté" à ne pas proposer des lectures de Rousseau ou de Pascal au plus vaste public, que le "peuple" n'aurait droit qu'à des dialogues des Tuche (pas si mal) ou des Visiteurs (là, on est au fond du caniveau) ? J'avoue en avoir un peu marre des dialogues trop souvent débiles qu'on entend souvent au cinéma : intellectuel n'est pas un gros mot, n'en déplaise à Valls, Sarko et Hollande. Et ça n'empêche nullement L'avenir d'être un film extraordinairement vivant, et très dynamique. Ici, on ne cherche pas à caresser le spectateur, mais à montrer que la parole et l'action sont toutes deux indispensables. Isabelle Huppert est drôle et, après un temps de flou, accepte sa nouvelle situation : "Mes enfants sont partis, mon mari m'a quitté, ma mère est morte, je n'ai jamais été aussi libre de ma vie". Et elle ne va pas "refaire" sa vie ! Sa mère (Edith Scob), en vieillarde dépressive, est hilarante. Quant aux jeunes qui se croient révolutionnaires, parce qu'ils sont partis dans le Vercors tenter un retour à la terre (mais attention, c'est un retour philosophique et militant !), la cinéaste les traite également avec humanité. Un film subtil, sans chichis, qui, par certains aspects, m'a rappelé le cinéma oriental (Corée, Japon). Ça reste un film qui peut paraître sophistiqué ; moi, pourtant plutôt allergique à la philosophie, je l'ai trouvé lumineux. Et ça m'a donné envie de lire ou relire Rousseau et Pascal : pas mal, non ? Superbe interprétation et bande-son.

Avec Le fils de Joseph, je découvre Eugène Green pour la première fois. Là aussi, on est dans du cinéma cultivé et spirituel : mais y en a marre des films creux et incultes. Ici, on est même à la frontière du film religieux : d'ailleurs les cinq titres de chapitres sont des références à la Bible (Le sacrifice d'Isaac, Le veau d'or, Le sacrifice d'Abraham, Le charpentier, La fuite en Égypte). Tant pis pour ceux que ça hérisse ! C'est l'histoire de Vincent (Vincent Ezenfis), un adolescent de seize ans, qui vit avec sa mère Marie (Natacha Régnier) et n'a jamais connu son père. Marie non plus n'a pas "refait" sa vie. Vincent vit très mal de ne rien savoir et, le jour où fouillant dans le secrétaire de sa mère, il découvre la vérité, il décide de passer à l'action : il tente de voir son géniteur sans se faire reconnaître et, découvrant que c'est un salaud, il décide de la tuer... Je n'en dis pas plus, allez voir ce film qui offre des lectures et questionnements multiples : qu'est-ce que la vérité, le mensonge, la paternité, la filiation, le désir de tuer, l’appel de Dieu, la sincérité, la perversion, l’amour vrai… Vincent va rencontrer Joseph (excellent Fabrizio Rongione, que je venais de voir deux semaines avant dans Le cœur régulier), un homme qu'il trouve "bon", et dont il va en quelque sorte faire un père de substitution. C'est un film plein de grâce, d'abord dans la mise en espace (j'ai redécouvert Paris, aussi bien que la Normandie, où la quête du père s'achève, beaucoup de plans fixes extrêmement bien éclairés, comme des tableaux), par son humour dévastateur (l'éditeur prétentieux joué par Mathieu Amalric, la chroniqueuse littéraire ridicule jouée par Maria de Medeiros m'ont tordu les zygomatiques), par la manière de parler des personnages, qui ne jouent pas le texte, mais le disent, en faisant toutes les liaisons qu'on ne dit plus aujourd'hui (ex. : plus-z-aujourd'hui) et par les partitions musicales superbes qui accompagnent, en particulier lors d'une répétition de chant dans une église, où Vincent et Joseph assistent, éclairés par des bougies. Donc une sorte de fable ou de parabole, pour en rester au vocabulaire religieux, qui joue sur la révélation, au sens christique du terme. Nous étions tous éblouis à la sortie !!!