lundi 24 février 2020

24 février 2020 : de la jalousie



de deux personnes qui s’aiment, soit d’amour, soit d’amitié, il y en a toujours une qui doit donner son cœur plus que l’autre.
(George Sand, La petite Fadette, Livre de poche, 1973)

Je suis en plein dans « mes femmes écrivains », j’ai emporté dans mon bagage Louise Michel, George Sand, Virginia Woolf, Madame de Lafayette. Et, en fait, c’est surtout George Sand que j’aurai lu1 (études sur, nombreux titres sur ma liseuse, difficiles à trouver dans le commerce) relu (notamment La petite Fadette, un de mes livres d’ado qui m’avait marqué). Et je m’aperçois que si ni Louise ni Virginia ne prennent pour thème la jalousie, par contre chez George, ça arrive assez souvent. Il n’y a donc pas que Marcel Proust à avoir développé cette thématique (lire par exemple La prisonnière et Albertine disparue, deux des volumes de À la recherche du temps perdu qui ne traitent que de ça, mais le thème est omniprésent dans toute la série).


Rappelons ce que raconte La petite Fadette paru en 1840 : les Barbeau, des paysans cossus, ont eu deux jumeaux (dits bessons en Berry), Sylvinet et Landry. Si Landry est costaud, Sylvinet est fragile. Quand ils ont quatorze ans, le père veut en placer un des deux dans une ferme pour apprendre le métier. Les jumeaux tirent au sort et c’est Landry qui s’en va. Sylvinet, tout chagrin, ne s’en console pas. Il disparaît dans la nature. Landry, épouvanté, le recherche avec l’aide d’une petite sauvageonne (Fanchon, dite la petite Fadette) et le retrouve, esseulé, au bord de la rivière. Il le raisonne et Sylvinet rentre penaud à la maison. Mais Landry est tombé amoureux de Fanchon Fadet, et Sylvinet, trop fusionnel avec son jumeau, est victime d’une jalousie maladive : il dépérit. C’est La petite Fadette qui le soigne et tente de le guérir. Il finit par accepter le mariage son frère, mais sitôt après il s’engage dans l’armée, espérant mourir au combat. Ce beau roman campagnard nous montre un jumeau trop aimant son frère et jaloux de ce qui lui arrive, qui finit par en tomber malade.


George Sand reprend ce thème dans Jean de La Roche, un roman plus tardif (1859) et trop peu connu. Ce roman se passe dans le Velay, où l’auteur vient de passer un mois. Le héros, Jean de La Roche, est un jeune aristocrate taciturne, orphelin de père. Sa mère l’envoie un temps à Paris, mais il y mène une vie dissipée et revient penaud. Sa mère songe à le marier et à l’établir, elle lui propose, une jeune Anglaise de seize ans, Miss Love (Amour), qui s’est installée non loin de là avec son père, un savant, et son frère Hope (Espoir), âgé de douze ans. Jean fait connaissance de cette famille, s’insinue dans l’amitié du ,père et tombe amoureux de la fille : si Love, malgré des réticences, finit par l’agréer, Hope, tombe malade de langueur à l’idée de perdre sa sœur. Je n’en dis pas plus, mais l’étude de la jalousie est ici plus poussée encore que dans le roman précédent.

Il se trouve que la jalousie est un sentiment qui ne m’a jamais effleuré, et qu’en général, ça ne m’enthousiasme pas de la voir devenir un thème principal dans un roman, une pièce de théâtre ou un film. Les deux titres de Proust cités plus haut sont les parties de l’œuvre qui m’ont le moins intéressé. Mais j’admets cependant que, quand on évoque l’amour (et même l’amitié), il est difficile d’y échapper, tant ce sentiment est fréquent dans la société, souvent mêlé d’envie, de rancœur et parfois de haine. Donc difficile de ne pas l’évoquer quand on écrit sur l’amour, qui est le thème général de presque tous les romans de George Sand, romans sentimentaux par excellence. L’amour possessif ou exclusif (fréquent chez les jumeaux) est une passion qui peut conduire à la mort.


Je viens de relire également La princesse de Clèves, mon roman préféré (septième fois que je le lis, seul en théâtre, Hamlet a eu l’heur d’autant me plaire et d’être aussi lu sept fois), et Le prince de Clèves meurt littéralement de jalousie, une jalousie d’ailleurs mal placée, parce qu’il croit être trompé sur les apparences d’un faux rapport et ne l’est pas, mais même sans être trompé physiquement, il l’est moralement puisqu’il se trouve que sa jeune femme lui a avoué qu’elle était amoureuse d’un autre homme (la scène de l’aveu est une des plus célèbres de la littérature française) et qu’il subodore que c’est du duc de Nemours, le bellâtre de la Cour du Roi. Mais je reparlerai de ce roman une autre fois, et d’ailleurs, il y a bien d’autres thématiques dans ce livre.
Aimez si ça vous dit, mais ne soyez pas jaloux, ça ne fait pas aucun bien !
Sur ce, je vais partir voir le Carnaval à Basse-Terre ce soir.

1 Je la mets au masculin, puisque aussi bien, dans sa correspondance, quand elle parle d’elle, c’est toujours au masculin.

vendredi 21 février 2020

21 février 2020 : de la maltraitance, encore


Les faibles mangés par les forts ;
Tout comme le prêchent nos codes.
La loi c’est malheur au vaincu.
(Henri Rochefort, Sur la « Virginie », novembre 1875)

J’ai déjà traité de la maltraitance médicale en France, et particulièrement à notre encontre pendant la maladie de Claire (cf mon papier du 9 août 2019). Il s’agissait en fait déjà de maltraitance institutionnelle (hospitalière, quoique le fait d’un individu).


Aujourd’hui, après la lecture d’un dossier dans Fakir n° 91, il convient aussi de signaler la maltraitance institutionnelle de type judiciaire, et concernant les placements d’enfants abusifs. Il est vrai que dans ce domaine, on sait à quel point la justice a oublié d’être juste : que ce soit pour les condamnations par citation directe ou comparution immédiate (il vaut mieux être homme politique et richissime que pauvre et gilet jaune quand on a affaire avec la justice), pour les internements abusifs d’adultes en CHP ou de vieillards en EHPAD, la justice – il est vrai victime d’un manque criant de moyens – n’y va pas avec le dos de la cuillère… Vite fait, bien fait.
Mais, avant de lire le dossier de cinq pages dans Fakir titré "entendre les enfants pleurer", je n’avais que ouï-dire ce problème des placements abusifs, par Patricia G., qui m’a raconté son enfance et sa jeunesse d’enfant placée, quand je l’ai accompagnée lors de la phase terminale de sa maladie de 2010 à 2012 (cf mes papiers du 17 avril et 19 juin 2012). Car si elle fut placée dans une famille d’accueil formidable, ce ne fut pas le cas de son frère, qui a fini par mal tourner et faire de la prison. J’en avais entendu parler aussi par le jeune homme que j’ai suivi quelque temps en 2010-2011 (cf mes papiers du 23 août 2010 et du 3 décembre 2011). Certes, je n’accuse pas toutes les familles d’accueil (et souvent, les enfants y sont placés pour abandon à la naissance), mais le problème, c’est quand il y a manifestement abus de placement, et notamment, ce qui est vécu dans le dossier comme "vol" de bébé à la naissance.
Les témoignages du dossier sont poignants. Et c’est encore sur les ronds-points de gilets jaunes que le problème a été mis en lumière ; des banderoles apparaissent : "Contre les placements abusifs d’enfants", la parole se libère. Chacune (il s'agit surtout des mères) s’aperçoit qu’elle n’est pas toute seule, et soudain naît l’idée de créer une association, de se regrouper, de ne pas rester chacune dans son coin, de contacter un avocat, d’essayer de se battre. Toutes ces mamans privées d’enfants, et leurs parents, souvent à la tête des revendications, décident de se faire reconnaître, de se battre pour voir leurs enfants volés et "placés" plus qu’une heure par mois, quand ce n’est pas moins, souvent à plusieurs heures de leur lieu d'habitation.
Les assistances sociales de l’ASE (Aide sociale à l’enfance) n’en peuvent mais : chacune a en charge au minimum une quarantaine d’enfants, à qui elles ne peuvent guère accorder au mieux que quatre heures par mois, comprenant les temps de déplacements, les comptes rendus, rapports et avis à donner. Résultat : on "pare au plus urgent". Elles savent toutes que le placement est un électrochoc, "traumatisant pour tout le monde". Et, "le plus choquant, c’est qu’une fois qu’un enfant est placé, c’est difficile de le faire sortir du placement". Les juges ne peuvent guère étudier les dossiers et "confient leurs décisions à l’ASE pour une question de confort", ils n’ont pas le temps de faire autrement. Par ailleurs, "la voie des enfants n’est pas entendue", et "tout le monde pense de toute façon que le placement est provisoire".
"On place en se basant sur la notion de danger pour l’enfant, mais c’est extrêmement hétéroclite. Alors, dans le doute, tout le monde ouvre le parapluie institutionnel", dit une magistrate, qui ajoute : il faudrait remplacer "la notion de danger par celle de maltraitance avérée". On place aussi s’il y a des troubles de comportement scolaire – et on sait à quel point bon nombre d’enfants finissent par développer une phobie scolaire qui les marquera toute leur vie - mais qui s’y intéresse ? Il est plus facile pour les professeurs d’école (et autrefois les instituteurs) de suivre de près les "bons élèves", c’est-à-dire ceux qui entrent dans le moule scolaire que de s'occuper de ceux qu’ils traitent de nuls (comme si ça allait faire aimer l’école, quand on est traité ainsi).
Un éducateur raconte : "Un enfant que je connais bien a été mis en placement à quatre ans, parce qu’il se faisait pipi dessus tous les matins. La maman le défendait, se défendait, mais pas moyen de se faire entendre. Il a fallu huit mois pour comprendre qu’il était violenté par un autre enfant à l’école et qu’il se faisait dessus le matin en arrivant. Mais l’institution n’a pas voulu reconnaître son erreur".


Lyes Louffok, ancien enfant placé, a écrit un livre : Dans l’enfer des foyers. Il dit ici : "La maltraitance, dans les familles d’accueil et dans les foyers, elle est négligée, rarement sanctionnée par la justice…" Conclusion du dossier : "dans des milliers de cas, les décisions sont prises avec trop de légèreté, trop de routine, trop de mécanique, comme des dossiers à écluser, trop de différences en fonction de l’endroit".
Un dossier très instructif. Dans le même numéro de Fakir, j’ai été frappé par un article très fouillé sur les méfaits d’une contraception féminine, l’Essure, un produit Bayer (qui ne sévit pas que dans l’agriculture !), dont je n’avais jamais entendu parler. L’Essure, "petit bout de métal dans l’utérus des femmes", pratiquement irréversible, est cause de nombreuses maladies et morts chez les femmes implantées, pour cause notamment d’intolérance aux métaux composant l’engin. Explosif : encore un des méfaits de la science quand elle est mise au service de l’industrie et des actionnaires. Bref, on n’est pas sortis de l’auberge...

mardi 18 février 2020

18 février 2020 : "La chasse aux loups" ou le roman des nihilistes


il faudra peut-être commencer la grande bataille par la guerre d’escarmouches, la chasse aux loups humains est même, suivant les principes les plus élémentaires, le cas de légitime défense où se trouve l’humanité en péril. Et c’est le cas de légitime défense, non d’un seul être menacé mais de l’humanité entière.
(Louise Michel, La chasse aux loups, Classiques Garnier, 2015)



J’avais acheté le livre à sa sortie, étonné (je le suis encore) de voir apparaître Louise Michel au catalogue des Classiques Garnier. Le seul roman que j’avais lu d’elle jusque-là, Le claque-dents, ne me laissait pas supposer que des universitaires s’intéresseraient un jour à réaliser une édition critique d’un de ses ouvrages parus en feuilleton dans la presse assez confidentielle de la gauche contestataire et libertaire de la fin du XIXème siècle, et souvent écrits à la va-vite.


Un bref résumé. Nous sommes en Russie : Stéphanine et Pierre Panine font un mariage d’amour. Le père de Stéphanine, le baron Orloff, est content. Mais le jour même du mariage, apparaît Stanislas, un ami de Pierre absent depuis longtemps, venu assister à son mariage. Mais, au premier regard échangé avec Stéphanine, Stanislas a le coup de foudre et trouble la jeune femme : Pierre pressent un malheur. Or, Pierre, Stéphanine et Stanislas font partie des nihilistes qui, quelques mois plus tard, au cours d’une véritable chasse au loup, participant à la battue ; leur objectif est d’éliminer le baron Moïse, l’un de leurs grands persécuteurs en Russie et qui pour eux est un loup humain qu’il faut assassiner.
Quelque temps après, dans une forêt, un inconnu vient voir le moujik Ivan Ivanovitch pour lui réserver son attelage de chiens de traîneau afin de faire fuir quelqu'un. Mais Ivan, littéralement amoureux de ses chiens, qu’il a dressés avec passion, craint de ne pas les récupérer et propose de conduire l’attelage jusqu’au but fixé et de rentrer avec ses chiens. Dans la forteresse de Pétersbourg, le commandant Zolotoff est étonné de constater que son fils, Paul, n’affiche pas d’enthousiasme pour son rôle : arrêter le plus de nihilistes possible. En fait, Paul est lui-même un nihiliste, chargé par le groupe de faire évader un détenu. Il profite d’une entrevue avec son père dans la forteresse pour lui dérober discrètement un dossier de documents qui vont lui permettre de mener à bien l’évasion de son ami Ebenezer, un des meneurs nihilistes, afin d’empêcher qu’ils soit transféré en Sibérie, car c’est une carte maîtresse dans la lutte contre les loups humains : loups qui en Russie comme ailleurs, persécutent les peuples, se comportent en bourreaux des prolétaires et qui, selon les nihilistes, ne méritent que la mort. En s’échappant de la forteresse, Paul et Ebenezer s’élancent dans une folle fuite destinée à préparer la reprise de la lutte. Ils rejoignent le moujik et ses chiens de traîneau.
Ils parviennent à rejoindre Londres, pays refuge : "Le brouillard leur apparut comme une des chances de leur voyage : ils pourraient rester plus longtemps sans entrer nulle part. Cette chance est toujours saluée des malheureux qui filent la comète [couchent dehors] à travers l’inconnu". Ils y retrouvent Ivan et ses chiens, qui a fui aussi, car il s’est rendu compte qu’il était leur complice, et tous trois découvrent la misère des bas-fonds londoniens, des workhouses (dans ces foyers pour SDF avant la lettre, on donne à manger : "Le tout est mangé sur place avec le moins de cérémonie possible. Ceux qui déjeunent là ont faim – et même faim depuis longtemps"), des vagabonds (tramps : "Pour qui les aurait vus de loin, ils n’auraient pas paru plutôt des hommes enguenillés que des grands vautours maigres dont le vent eût soulevé les plumes"), des enfants prostitués, des Chinois fumeurs d’opium : c’est la ville noire, "la vie noire et brutale des meurt-de-faim – le coupe-gorge de la société se montrant effrontément par places et où les assassins ne sont pas ceux qu’on pense, mais ceux dont la table est toujours mise, tandis qu’eux regardent les dents longues, l’estomac vide, le cerveau atteint de toutes les hallucinations de la faim – la vie pour eux, c’est le voyage des naufragés de la Méduse".
Mais la police du tsar est partout, même à Londres : ils sont pourchassés par la policière russe Diana qui a retrouvé leur trace. Elle se fait connaître d’eux sous un faux nom ; Ebenezer tombe amoureux d’elle : seul Ivan et surtout ses chiens s'en méfient. Comme ils souhaitent rentrer en Russie reprendre le combat, c’est Diana qui leur trouve un bateau. Sur ce bateau, un savant fou fait des expériences et finit par inoculer la peste aux chiens d’Ivan puis à la majorité de l’équipage. Le bateau finit par échouer à Petersbourg, où Paul, Diana, Ebenezer, et Ivan sont les seuls rescapés du naufrage. À demi-morts, ils sont transportés chez Pierre Panine, leur ami nihiliste où ils reçoivent des soins. Sitôt guérie, Diana va avertir le tsar, mais elle est démasquée par Paul, et Ebenezer, désespéré, l’étrangle. Ils doivent de nouveau fuir. Mais la grève générale, menée par les mineurs, se déclare dans tous les pays, en France ("Ceux dont on avait dans Paris sanglant égorgé les pères, ceux dont on avait pris les mères, ceux qui avaient vu ceux qu’ils aimaient tomber des balles dans la poitrine, disaient : il est bon de mourir debout en rêvant de Paris sanglant sous son dôme de flamme"), en Russie aussi : "Ce n’était plus des hommes marchant séparément, ni même des armées s’en allant ensemble à la conquête d’une rive meilleure, c’était l’humanité prenant possession de la terre". La révolution est en marche. Et la chasse aux loups humains, les puissants de ce monde, commence.

Dans ce roman aux accents prophétiques, écrit en exil à Londres et publié en 1891, Louise Michel s’inspire bien évidemment de la Commune de Paris, toujours en filigrane dans son esprit – et pour elle, les loups humains sont ceux qui pratiquent l’oppression de l’homme par l’homme : gens de pouvoir politique, économique, judiciaire et bien sûr, la police ("c’était l’aiguillon qui poussait sans relâche les policiers, gens d’ordinaire bornés (s’ils étaient intelligents ils ne feraient pas ce métier-là). Mais qui sait les filières où la Société conduit, en assignée qu’elle est, ceux dont elle maintient l’existence pour être la proie les uns des autres"), contre qui la rébellion doit être engagée, violente, âpre, décisive. Ici, Louise Michel donne raison aux nihilistes russes, d’une manière qui peut sembler schématique : "Et vous, camarades qui lisez ceci, vous comprenez n’est-ce pas qu’on doit frapper les monstres avec tranquillité et que l’œuvre commune de la délivrance comprend maintenant non seulement savoir mourir mais savoir tuer".
Le texte a été revu avec soin, les nombreuses notes critiques de Claude Rétat éclairent les enjeux historiques, sociaux, littéraires aussi : l’écriture enflammée, pugnace, de l’écrivaine en exil persévérante appelle la foule des bas-fonds, le prolétariat, au soulèvement définitif pour anéantir l’oppression et la répression. Un roman puissamment engagé donc, le chant des misérables : on y sent l’influence de Victor Hugo, et Diana est une sorte de Javert au féminin. Et, bien sûr, je n’ai pas pu ne pas constater combien ce livre rejoint les préoccupations actuelle (revendications des gilets jaunes, lutte pour préserver les acquis du Conseil National de la Résistance, dont les retraites) et trouve un écho extrêmement contemporain : "La révolte, ce mot fait battre tous les cœurs sauvages et fiers de loups ou d’hommes, c’est la haine du collier qui pèle le cou des chiens" (cf La Fontaine, Le loup et le chien). Le côté messianique laisse perplexe par son idéalisme naïf : "Alors, semblables aux astres voguant par groupes dans l’espace, les hommes appelés par leurs affinités, par la nécessité d’une société harmonique où puisse vivre l’humanité, cherchèrent à se grouper pour la première fois suivant les lois de l’harmonie universelle" ; mais on peut préférer l’idéalisme naïf des exploités à l’arrogance et à la scélératesse des exploiteurs.



samedi 15 février 2020

15 février 2020 : un roman des Indes


Passer trois semaines dans cet espace réduit, sombre et sans air, aurait dû normalement être une épreuve d’un ennui quasi insupportable. Pourtant, étrangement, il n’en fut rien : jamais deux heures pareilles ni deux jours semblables. La grande proximité, la faible lumière et le tambourinement de la pluie à l’extérieur avaient créé une atmosphère d’intimité pressante parmi les femmes ; parce qu’elles étaient étrangères l’une à l’autre, tout ce qui se disait sonnait neuf et surprenant ; même la plus ordinaire des discussions pouvait prétendre des tournures inattendues.
(Amitav Ghosh, Un océan de pavots, trad. Christiane Besse, R. Laffont, 2008)

L’Inde vers 1838. Les Anglais exercent leur domination avec une rigueur exemplaire, le croient-ils du moins. En tout cas, le racisme colonial fonctionne dans toute sa splendeur, et les coloniaux ne sont venus là que pour s’enrichir. Pas tous cependant : ainsi le conservateur du jardin botanique de Ghazipour et savant botaniste, un Français, Lambert, qui ne vit que pour les plantes et pour ses découvertes, et qui, ému de la misère environnante, s’endette auprès des prêteurs sur gages. Il meurt prématurément, ruiné, et sa fille Paulette, âgée de dix-sept ans, élevée par une Indienne avec son frère de lait Jodu, se voit confiée à une famille anglaise, les Burnham. M. Burnham, sous couvert de charité évangélique, la prend sous son aile. C’est en fait un féroce commerçant qui s’est enrichi par le commerce de l’opium avec la Chine. Il a peu à peu étendu son empire, obligé les Indiens de la région à abandonner toute autre culture, les mettant à sa merci, y compris le raja local, Neel, fortement endetté et qui va être condamné au bagne par la justice anglaise. Et Paulette rêve de l’ïle Maurice, dont était originaire sa mère morte à sa naissance.


La jeune paysanne, Deeti, cultive donc le pavot pendant que son mari, ancien supplétif de l’armée anglaise, revenu en très mauvais état des guerres coloniales et souffrant beaucoup, travaille à la factorerie d’opium, tout en étant complètement accroc à l'opium. Quand il meurt, laissant une fille, Deeti choisit, pour ne pas tomber entre les mains de son beau-frère concupiscent, de partager le sort de son mari sur le bûcher funéraire, après avoir confié sa fille à sa propre famille. Elle est sauvée du bûcher par Kuala, un paria, et ils doivent s’enfuir ensemble. Ils rejoignent le convoi de "coolies" qui doit embarquer vers l’île Maurice sur l’Ibis, un ancien navire négrier, affrété par Burnham, qui continue le commerce des êtres humains depuis l’abolition de l’esclavage, masqué sous l’appellation de migration, en attendant de se lancer dans le commerce de l’opium.
Sur ce navire est embarqué Zachary Reid, Américain fils d’une esclave quarteronne et de son propriétaire, il a pu s’y embarquer comme charpentier : il est blanc de peau et personne ne soupçonne sa "négritude". Le capitaine étant mort, le lieutenant impitoyable et pervers ayant été jeté à la mer par les lascars, jeunes Indiens et autres Asiatiques réunis par le goût du risque et excellents marins, il a dû prendre le commandement jusqu’à Calcutta, bien secondé par le chef des lascars, Sereng Ali.
Tous se retrouvent sur l’Ibis sous un nom d’emprunt, Jodu qui a toujours rêvé d’un gros bateau et qui va se retrouver moussaillon, Paulette, qui a réussi à s’enfuir de chez les Burnham pour échapper à un mariage répugnant, Deeti et Kuala. Mais ils y trouvent aussi Neel, condamné au bagne à Maurice avec Ah Fatt, un métis cantonais, et de nombreux autres personnages, en quête d’une nouvelle vie. Hélas, les soldats et gardiens qui encadrent les deux forçats, le nouveau second, tout aussi pervers que le précédent lieutenant, font que le voyage va se transformer en une sorte d’équipée sauvage, les coolies n’étant au fond rien de mieux que les anciens esclaves à fond de cale des anciens navires négriers.
Une fois à bord, les personnages se croisent. La mer flamboyante, le roulis, les vents furieux font naître des émotions d’autant plus violentes que les exactions des maîtres du bord, le capitaine, le second, le chef des soldats et le quartier-maître, font régner un ordre qui n’a rien à envier à celui du Bounty. Le navire est lui-même un personnage. Certains, les plus faibles, meurent en cours de route. Les autres subissent une sorte de changement spirituel. Les religions se mêlent, les classes sociales et castes aussi. On a un tableau assez complet de la colonisation anglaise et de ses méfaits.
Étant en ce moment en Guadeloupe où effectivement, après l’abolition de l’esclavage en 1848, furent enrôlés de force des Indiens de Pondichéry pour remplacer les esclaves à faible prix (un nombre important moururent sous les mauvais traitements), j’ai trouvé cet excellent roman historique (aussi bon et haletant qu’un bon Dumas) très utile pour comprendre les phénomènes coloniaux. L’Angleterre interdit la traite en 1807 et l’esclavage en 1833… Mais jetons un coup d’œil autour de nous : nos modernes migrants venus à travers la Méditerranée, et aussi ceux qui viennent d’Europe de l’est, les Haïtiens ici, sont à peine mieux lotis. Le capitalisme n’a pas changé depuis les débuts du XIXème siècle, il a toujours besoin d’une main-d’œuvre corvéable à merci, et peu coûteuse. Notre mode de vie repose là-dessus.
Un bien beau livre, en tout cas, à recommander.

lundi 10 février 2020

10 février 2020 : résister, le poème du mois


Lettre du 28 mai 1967 : Rumine ça un instant : colonisateur, usurier, foncièrement voleur, assassin par intérêt, kidnappeur esclavagiste, fabricant de canons, de bombes et de gaz toxiques, parasite égocentrique, langue fourchue, cet homme étrange tente de nous faire croire que c'est nous qui devons nous adapter à ses valeurs, que nous devons apprendre à lui ressembler davantage ; et que si nous ne le faisons pas, nous sommes des arriérés, des sous-développés, des rustres…
(George Jackson, Les Frères de Soledad, trad. Catherine Roux, Gallimard, 1971)


Au moment où les violences policières, n’en déplaise aux médias et aux ministres aux ordres, font de notre pays (et en particulier de Bordeaux le 8 février dernier) un sol de barbarie, je pense à nos amis palestiniens de Gaza et des territoires occupés, encore plus que nous réprimés, bastonnés, martyrisés, assassinés et dans le meilleur des cas asservis, et j’ai choisi ce poème écrit là-bas par un poète druze chrétien de Palestine. Avec le patronage de George Jackson, autre martyr de la liberté et de la résistance.


Je résisterai
Je perdrai peut-être – si tu le désires – ma subsistance
Je vendrai peut-être mes habits et mon matelas
Je travaillerai peut-être à la carrière comme portefaix, balayeur des rues
Je chercherai peut-être dans le crottin des grains
Je resterai peut-être nu et affamé
Mais je ne marchanderai pas
O ennemi du soleil
Et jusqu’à la dernière pulsation de mes veines
Je résisterai
Tu me dépouilleras peut-être du dernier pouce de ma terre
Tu jetteras peut-être ma jeunesse en prison
Tu pilleras peut-être l’héritage de mes ancêtres.
Tu brûleras peut-être mes poèmes et mes livres
Tu jetteras peut-être mon corps aux chiens
Tu dresseras peut-être sur notre village l’épouvantail de la terreur
Mais je ne marchanderai pas
O ennemi du soleil
Et jusqu’à la dernière pulsation de mes veines
Je résisterai
Tu éteindras peut-être toute lumière dans ma vie
Tu me priveras peut-être de toute tendresse de ma mère
Tu falsifieras peut-être mon histoire
Tu mettras peut-être des masques pour tromper mes amis
Tu élèveras peut-être autour de moi des murs et des murs
Tu me crucifieras peut-être un jour devant des spectacles indignes
O ennemi du soleil
Je jure que je ne marchanderai pas
Et jusqu’à la dernière pulsation de mes veines
Je résisterai


Samih al-Qasim (1939-2014)