Ainsi
saisie dans sa quotidienneté la plus anonyme, l'hospitalité devient
non seulement un soin des subalternes mais également une critique de
l'hégémonie des normes nationales.
(Guillaume
Le Blanc, Dedans, dehors : la condition d'étranger,
Seuil, 2010)
J'avais
été frappé en 2008 par la force qui se dégageait du film du
cinéaste noir britannique Steve McQueen (ne pas confondre avec
l'acteur américain décédé en 1980), Hunger,
qui racontait une histoire
vraie : l'emprisonnement des membres de l'IRA au début des
années 80, et la longue grève de la faim qu'ils firent pour obtenir
la condition de prisonnier politique. Margaret Thatcher préféra les
laisser mourir de faim : décidément, elle n'en ratait pas une,
à sa grande honte. Un film à la fois terrible par son réalisme et
poignant par le sujet.
Voici
que le même réalisateur a tourné pour Hollywood (et en perdant un
peu de sa force, me semble-t-il, et même de son âme) 12
years a slave, l'histoire tout aussi vraie de Solomon Northup,
Afro-américain né en 1808 dans l'État de New York, et
qui devint une des victimes du racisme terrifiant de l'esclavagisme
sudiste : en effet, la traite des noirs ayant été abolie (en
1807 par la Grande-Bretagne, 1808 par les USA, 1815 par la France),
il fallait bien recruter de nouveaux esclaves sans passer par le
commerce triangulaire (qui d'ailleurs persistait, illégalement,
notamment à partir des ports français). C'est ainsi que Northup, homme
libre, marié, père de famille, relativement aisé, musicien
virtuose, se retrouve victime d'agents du sud qui prétendaient lui
offrir une tournée musicale, et est transféré sur un bateau à
aubes, enchaîné avec d'autres compagnons d'infortune sur le
Mississipi, jusqu'à La Nouvelle Orléans, où il est vendu au Marché
aux esclaves. Son premier maître, quoique faible, est humain et même
l'admire. Mais il tombe ensuite sous la coupe d'un propriétaire
particulièrement odieux, une sorte de psychopathe pervers. Il fallut
à Northrup beaucoup de dignité, un courage hors du commun, pour ne
pas sombrer avant sa libération finale, après quoi il consacra le
reste de sa vie à témoigner : il écrivit le livre qui sert de
base au film (trad. en français sous le titre Douze ans
d'esclavage, Éd.
Entremonde, 2013), publié peu après le célèbre roman La case de l'oncle Tom qui préluda à la
guerre de sécession et à l'abolition de l'esclavage. Après le
Django unchained de Tarantino sorti l'an dernier, ce nouveau
film témoigne de l'attention portée par les USA aux heures sombres
de leur histoire esclavagiste. Cependant, je l'ai trouvé un peu trop
hollywoodien, et moins puissant que Hunger. Néanmoins, on n'a
jamais montré avec autant de vigueur la machine à broyer
esclavagiste (Spartacus de Kubrick ?), d'une invraisemblable
inhumanité. Il en fallait, une force de caractère peu commune pour
résister à un système aussi dégradant et oppressif : les
esclaves sont du cheptel. Cela, 12 years a slave
le montre assez bien : il faut composer pour survivre ("Moins
tu répliques, plus longtemps tu survivras"),
pour rester humain, pour essayer de garder un minimum de droit, quand
on n'en a plus aucun.
Le
7 décembre 2004, Christophe de La Condamine est arrêté et placé
en garde à vue pour sa participation à un braquage d'un péage
d'autoroute. Pour éviter à sa famille et à ses amis une
perquisition policière, il avoue. Il est emprisonné, d'abord à la
Maison d'arrêt de Saintes, puis à celles de Gradignan et
d'Angoulême, enfin au centre de détention de Mauzac, après sa
condamnation définitive. Il raconte toutes ces années passées dans
le "non-monde",
le "Pays du Dedans",
dans un livre passionnant :
Journal de taule
(L'Harmattan, 2011). Car – et ça l'a aidé à vivre, il a tenu son
journal de bord, d'une part pour mieux comprendre ce qui lui
arrivait : à quarante-et-un ans, il n'est qu'un
primo-délinquant, d'autre part pour tenter de montrer aux gens de
l'extérieur (le "Pays du Dehors")
ce qu'est l'enfermement, avec ses contraintes.
L'arbitraire de
l'administration et des gardiens est soulignée : "Bande
d'enculés. Aussitôt un bémol. L'insulte ne les concerne pas tous
sans distinction, elle concerne une minorité. Mais cette minorité-là
connaît l'art de pousser à bout, ce sadisme qui consiste à nous
maintenir en-dessous du minimum (en l'occurrence culturel, mais pas
seulement) auquel nous avons droit. Une ouverture de porte tardive au
parloir, un oubli d'activité, une longue attente dans les coursives
entre deux grilles avant d'accéder à l'infirmerie. Mépris, vice ou
perversion ?",
note-t-il le 24 juillet 2006. La
surpopulation et la promiscuité (souvent, il faut rajouter un
matelas par terre pour un nouvel entrant ; les chiottes sont à
la vue de tous) s'ajoute à la mythomanie de beaucoup de détenus : le 29
mars 2005, il note qu'Un
"nombre impensable de mythomanes nous côtoient. C'est véritablement
ahurissant. Est-ce qu'il y a vraiment un tel taux de menteurs
pathologiques intra-muros, ou est-ce une réaction humaine à sa
propre pauvreté, si cruellement exposée ici ?" Il montre les violences presque
permanentes (la prison est un concentré explosif des violences du
dehors), la saleté et le manque de soins (13
octobre 2007 : "je
demande s'ils sont toujours dépourvus de dentiste. Miracle, depuis
peu un praticien vient officier une journée par semaine. Je rédige
le mot adéquat. Il y a une longue liste d'attente, vu l'état
dentaire des exclus du système"),
le temps qui n'est plus le même (10 décembre 2006 : "Cela
fait pile poil deux ans de zonzon ! Bilan : pas de bilan.
C'est passé à une vitesse ; au moins aussi vite que dehors. Du
moins quand je regarde en arrière, car le présent, ici, est
éternité. J'ai du mal à expliquer ce temps qui défile. Peut-être
que les repères événementiels sont rares. Les jours glissent, sans
prise. Ils sont perdus").
Il signale les échappatoires pour survivre, ainsi le 3 mai 2006 : "Discutant
avec Toto sur les taules, lui comme moi croyons avoir trouvé la clef
pour survivre lorsque tout va mal. Il faut regarder en bas. Dit
autrement, il y a pire. Pire, c'est être rejeté des siens. Pire, ce
serait baigner dans la frayeur au point de ne jamais remettre les
pieds hors cellule, et ils sont nombreux dans ce cas. Plus loin, ce
serait d'être embastillé dans une prison turque ou
latino-américaine. Dehors, pour positiver, nous regarderions vers le
haut, vers un objectif. Conclusion, dans notre non-monde, tout est
inversé".
Il met en relief l'illettrisme fréquent et la pauvreté mentale, l'obligation de « cantiner »
et de payer fort cher pour améliorer les repas, les parloirs tant
espérés et parfois décevants, les amitiés et les inimitiés avec
les compagnons d'incarcération, la préparation des procès...
La Condamine est aussi un homme avec une mère, une fille (il est
divorcé), une amante (qui ne supporte pas – ou c'est lui – la
séparation durable) ; il leur écrit beaucoup, attend leurs
visites avec espoir ou angoisse. Tout cela est relaté avec un soin
criant du détail vrai, un certain humour aussi (28 mars 2005 :
"Au
fait, à quand le tri sélectif ? N'y pensons pas, car dans
moins de quatorze mètres carrés [ils cohabitent à quatre, il y a deux lits superposés], s'il faut ajouter trois
poubelles... Bienheureux de n'avoir qu'un sac à gérer...").
Bien
sûr, un séjour dans les prisons françaises d'aujourd'hui n'a rien
à voir avec l'esclavage dans le Sud des USA dans les années
1841-1853 ! Mais on voit que, dans les deux cas, le fait de
maîtriser le langage et la lecture (Solomon Northrup doit le
dissimuler, un esclave n'était pas censé savoir lire), d'être
cultivé (Christophe de La Condamine va se proposer pour tenir la
bibliothèque de la Maison d'arrêt de Saintes, il avoue avoir
beaucoup lu, et de tout, en prison, en dépit de la télévision
bruyamment omniprésente), aide à conserver sa dignité, à
développer sa force de caractère, à ne pas être dévasté
physiquement et mentalement.
Bref,
un bon film, un bon livre. Ça fait du bien !
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