jeudi 24 juin 2021

24 juin 2021 : poésie et mémoire

 

Que tout ce bonheur matériel est fragile ! et que que le souvenir de l’amour, au contraire, est solide !

(Pierre Dupouey, Lettres du lieutenant de vaisseau Dupouey, Gallimard, 1922)


Me voici douze ans après, espérant tenir comme Les trois mousquetaires jusqu’à Vingt ans après, mûrissant (devrais-je dire flétrissant ?), mélancolique, fatigué, sans illusion comme eux, et pourtant essayant encore de me battre, d’être un "serviteur" (au sens chrétien du terme : "je suis au milieu de vous comme celui qui sert", parole de Jésus, Luc, 22, 27) capable de donner et de se donner (un peu comme d’Artagnan), aux amis, à mes deux tribus (la mienne et celle de Claire), à celles et ceux qui sont dans le besoin, d’être dans le partage et la fraternité, comme Claire me l’a enseigné. Et de me souvenir.

Je me croyais capable d’oubli, comme tout le monde : il est vrai que j’ai un penchant (naturel ?) à oublier les quelques malheurs qui ont ombragé ma vie. Mais impossible d’oublier les années heureuses, les moments enchanteurs, les petits bonheurs (chers à Félix Leclerc), les joies indicibles. J’y pense souvent, et aussi à la manière dont Claire m’a aidé à donner du sens aux dernières années de sa vie : depuis, je ne redoute ni le vieillissement ni la mort ; elle m’a donné l’endurance pour affronter l’épreuve de ses cinq dernières années de vie et l’y accompagner avec courage et détermination, le cran d’apprendre à mourir, c’est-à-dire en somme d’apprendre à vivre, puisque la mort fait partie de la vie, ce que notre époque néglige, peut-être par absence de spiritualité.

Je vous propose ces deux poèmes, écrits à la mémoire de Claire.

 


 


 

 

 

 

 

Deux poèmes


1


c'était une fête, un vingt-trois février

tu avais accepté de chanter sur le pouce

comme l'oiseau de Noël chante

dans l'étable entre l'âne et le bœuf


j'étais, je crois, tiré à quatre épingles

pour t'honorer dans ce moment crucial

bel accompagnateur de ta douleur,

j'espérais dérouter la mort


homme, voilà, je n'étais qu'un homme

homme de rien dans la nuit sombre

mais j'allais allumer le phare de la poésie

pour qu'il illumine ta voix


et, sous la pluie battante des lumignons

tu as trouvé tes feux de route

tu as chanté – j'ai entendu – pour moi tout seul

je n'ai pas oublié les larmes de tes yeux


2


l’eau du ruisseau fredonne dans le vent

l’abeille baise le nectar de la fleur

vois mes mains qui tremblent


la brume enroule ses écharpes

une frêle rosée se pose sous mes pas

vois ma bouche qui s’ouvre


le soleil pâle perce l’air

les signes indiquent le destin

vois mon œil qui étincelle


notre vie, ce fil coupé

l’arbre le sent, l’arbre le voit

vois mon ouïe qui écoute


le monde s’est bien caché

tout au long de ton agonie

vois mon nez qui frémit

 

mardi 22 juin 2021

22 juin 2021 : le temps s'en va

 

La vraie vie, c’est la littérature, la poésie, les poètes. Quel plaisir matériel peut rivaliser avec ceux de l’esprit ?

(Chi Li, Triste vie, trad. Shao Baoqing, Actes sud, 2005)



Un dernier mot avant mon départ pour Paris, d’abord, puis pour le Poitou d’où je ne compte revenir qu’après le 5 juillet. Ceci étant, je resterai prudent, pour essayer d’échapper aux chutes et au covid. J’échapperai bien aux élections. Bien sûr, j’aurais pu faire une procuration, mais en ces périodes de grande abstention, il faut trouver quelqu’un pour me remplacer et aller voter à ma place. Déjà, je n’ai pas voté au premier tour. En effet, j’ai dû décaler ma visite à Odile Caradec, suite à ma chute du 2 juin, et je n’avais que ce week-end pour aller lui rendre mes propres hommages . Car, le 12 juin, elle a reçu l’hommage de la ville de Poitiers en sa Médiathèque (voir le film fait par les bibliothécaires de cette fête : https://youtu.be/-J2uoS2PcZc) ; elle a reçu de la main de la maire de Poitiers la médaille de la ville, et la lecture de poèmes fut accompagné de pages de violoncelle, car on n’oublie pas qu’Odile fut excellente violoncelliste dans un quatuor amateur de musique de chambre. En plus d’être un excellent poète !

                                                le livre de Cheng que j'ai lu à Poitiers

J’ai donc passé deux jours et trois nuits dans son logis, accompagnant Odile dans ses promenades, dans l’évocation de souvenirs, et lisant des livres de sa bibliothèque, en particulier, le poète franco-chinois François Cheng et le livre de voyage de son grand-père, Théophile Caradec : De France en Russie, où il alla en 1897 représenter la France au Congrès international de médecine de Moscou. Le livre est un peu dépenaillé, mais c’est un excellent témoignage de la vaste culture historique, géographique, littéraire, et bien sûr, scientifique, des médecins de l’époque. Curieux, et profitant de la connaissance du français de ses homologues russes, il en profita pour visiter aussi Petersbourg, Nijni Novgorod, Kiev, ainsi que la campagne et les moujiks dont la misère était effroyable. Et au passage, à l’aller, Berlin, Varsovie et au retour, Cracovie et Vienne, accompagné de son fils de 15 ans, le père d’Odile. Ce dernier, appelé Maurice, en profita pour parfaire son instruction et sa connaissance des langues.

À défaut de voter moi-même, j’ai quand même accompagné Odile au bureau de vote distant de cinq cents mètres : nous y sommes allés à pied, Odile pendue à mon bras, et une canne de l’autre main. Au retour, nous nous sommes arrêtés sur un banc, dans le parc qui borde sa résidence. Il faisait beau, pas trop chaud, car une pluie vers 18 h la veille, avait rafraîchi l’atmosphère. J’ai fait le marché du dimanche ensuite, la laissant à l’appartement, et nous avons mangé "chinois", le marché du quartier des Couronneries (le plus gros marché de Poitiers) comprend pas mal de marchands "exotiques", maghrébins, turcs, d’Afrique noire, vietnamiens et chinois. C’est un joyeux tintamarre de langues et de populations diverses. Ça me plaît bien, n’en déplaise au RN !

Je n’oublie pas qu’après-demain, nous fêterons le douzième anniversaire de la mort de Claire que j’ai beaucoup évoquée avec Odile. Souvenirs, souvenirs...


 

jeudi 17 juin 2021

17 juin 2021 : une lettre

 

Les libertés ne se donnent pas, elles se prennent.

(Pierre Kropotkine, L’entraide, 1902)


Je n’ai pas beaucoup de commentaires à faire sur le document qui suit. Je suis adhérent à l’ADMD depuis 2004 au moins, d’abord avec Claire, puis tout seul. Comme pour les voyages en cargo, c’est un vœu que je lui ai fait, de combattre pour une fin de vie digne et choisie. Je ne suis pas très militant, mais je pense que la lettre qui suit (lettre d’outre-tombe) vous éclairera un peu à, ce sujet, même et surtout si vous n’êtes pas d’accord. Pour ma part, je souscris à presque toute sa lettre...



Lettre ouverte d’outre-tombe d’Alain Cocq


Mesdames, Messieurs,

Je tiens à vous informer, par la présente, de mon décès dans la dignité, dans le cadre d’une procédure de suicide assisté en Suisse (mort naturelle).

Je tiens à apporter mes remerciements appuyés et ma gratitude envers les associations Association pour le Droit à Mourir dans la Dignité (ADMD) et Handi-Mais-Pas-Que, ainsi que ma reconnaissance envers l’association Ultime Liberté et ainsi qu’à Monsieur François Lambert, pour leurs soutiens dans ce long et tortueux chemin ayant amené à ce que je puisse partir dans le cadre d’une fin de vie dans la dignité.

En premier lieu, je m’adresserais à vous, monsieur le Président de la République, dans le respect de l’ordre du protocole.

Vous m’avez écrit, Monsieur le Président, dans votre courrier d’août 2020, que la peine de mort était abolie et que vous n’étiez pas au-dessus des lois.

Je vous répondrais en tant qu’ardant défenseur de l’abolition de la peine de mort, que cela est dans la normalité des choses qu’il en soit ainsi. D’un autre côté, n’étant pas assujetti à la prononciation d’une peine capitale par une cour d’assise, je ne vois pas ce que vient faire l’allusion à la peine de mort dans mon dossier.

Quant à votre assertion selon laquelle vous n’êtes pas au-dessus des lois : je tiens à vous rappeler que vous l’êtes effectivement pendant la durée de votre mandat, à l’exception des faits de haute trahison qui, dans ce cas précis, seraient jugés par une juridiction d’exception.

Je tiens aussi à relever le manque de courage politique que vous-même, Monsieur le Président, ainsi que votre gouvernement, montrez quant au refus de mettre à l’ordre du jour un projet de loi sur la fin de vie dans la dignité que ce soit par le suicide assisté lorsque la personne est consciente, ou par euthanasie lorsque la personne n’est plus en capacité de s’exprimer, mais qui avait néanmoins fait valoir ce droit préalablement soit par écrit, soit auprès de sa famille, ou bien de sa personne de confiance (alors que vous vous présentez comme de grands réformateurs).

Je tiens à féliciter Mesdames et Messieurs les députés qui ont eu le courage et la conscience de voter pour l’article 1 du projet de loi de M. Falorni.

En revanche, je tiens à fustiger l’archaïsme des membres du Sénat du fait de leur vote négatif sur un projet de loi similaire au projet de loi cité ci-dessus : cela implique une nécessité de réformer ce corps constitutionnel qui démontre jour après jour sa très grande difficulté à évoluer et à appréhender notre société actuelle ; mais cela n’est pas étonnant, vu l’âge moyen des sénateurs et sénatrices.

Enfin, pour finir, je pose deux questions à Mesdames et Messieurs les candidat-e-s à l’élection présidentielle 2022 et aux élections législatives qui s’ensuivent :

« Êtes-vous prêt à soutenir un projet de loi relatif à la fin de vie dans la dignité dans lequel serait défini tant le suicide assisté que l’euthanasie, le tout bien sûr encadré par des mesures de sécurités et de protections nécessaires ?

Et vous engagez-vous à présenter (ou à voter pour les député-e-s) un projet de loi sur la fin de vie dans la dignité dans l’année qui suivrait votre accession à la charge de Président de la République (ou à votre mandat de député-e-s )? »

Quant à moi, d’où je serai, je ne manquerai pas de vous observer tous.

Pour finir, je vous adresse, Mesdames, Messieurs, mes salutations d’outre-tombe.

Alain Cocq - Cimetière de Chevigny-Saint-Sauveur (21800) - 1ère allée à gauche, 1ère sépulture à gauche


mardi 15 juin 2021

15 juin 2021 : temps chaud

 

Il rejetterait bien tous les « j’aimerais bien » pour les remplacer par des « je dois... » en en faisant sa règle de vie. Voilà ce que devait être désormais sa conduite.

(Yukio Mishima, Ken, trad. Brigitte et Yves-Marie Allioux, Gallimard, 2004)



Avec quelques jours de canicule arrivant, je reprends mes bonnes habitudes venant des régions chaudes où j’ai vécu un temps plus ou moins long. Je me lève pendant la nuit pour établir un courant d’air rafraîchissant l’appartement, je profite des heures fraîches du matin, aujourd’hui, par exemple lever à 5 h 30. Par régions chaudes, je comprends la Guadeloupe : j'y ai vécu trois ans, plus trois séjours de trois à neuf semaines ; Cuba, Madagascar et Côte d’Ivoire : trois semaines ; voyages en cargo sous les Tropiques et l’Équateur, en tout plus de trois mois, il est vrai que dans ce cas, le vent de la mer est vivifiant. Ce qui n’est pas le cas de nos canicules sèches, il est vrai tempérées par la proximité de l’Atlantique ici.

Je me couche tôt aussi, tous feux éteints à 10 h au plus tard. Mais le meilleur du temps, c’est tôt le matin. Quand j’étais chez mes amis de Guadeloupe, je me précipitais pour une promenade matutinale précédant le petit déjeuner, et je voyais Yvon, déjà levé, en train de faucher l’herbe sur les pentes des collines, suivi par des hérons pique-bœufs, et il n’était pas le seul à profiter de l’air frais. Du vent léger du matin, du silence, des couleurs douces avant qu’elles ne soient écrasées par le soleil, de la brume au loin sur la Mer des Caraïbes… 


Ici, c’est très différent. Peu ou pas de vent, bruit du chantier de construction ou des machines des ouvriers qui œuvrent à la rénovation du parc en bas de chez moi, rumeurs de la ville s’éveillant, chant des oiseaux, mais comme sous les tropiques, le peu de fraîcheur s’efface vers les 10 h du matin. De mon balcon, j’aperçois les amateurs de croissants et de chocolatines qui reviennent de la boulangerie, les vieux, hommes et dames, qui émiettent du pain rassis pour les pigeons, les joggers de plus en plus hommes ou femmes-machines, avec autour des bras leurs outils électroniques qui comptent les pas, les km, les pulsations, les battements cardiaques, la vitesse, etc., et parfois leur smartphone à la main, au cas où. Vers 8 h, les enfants vont à l’école, le plus souvent accompagnés par leurs mères, puis les collégiens et lycéens, discutant ou scrutant leur smartphone, seuls ou en groupes, les possesseurs de chiens les promènent, les caddies suivent leurs propriétaires pour être les premiers au supermarché… 

 

                                                    en attendant de remonter sur un vrai vélo, je regarde mes vélos miniature

Dans la journée, je rattrape mon retard de cinéma, profitant de leur fraîcheur, je fais ma sieste incontournable, et je vis presque dans le noir l’après-midi pour ne pas laisser entrer la chaleur. J’aimerais bien faire un peu de vélo, mais pour l’instant, je dois me laisser en repos pour respecter ma convalescence post-chute. "Il y a un temps pour tout", dit l’Ecclésiaste (ou Qohélet) et je suis bien d’accord. Je vais bientôt revoir une partie de ma famille et de mes amis, à Paris et en Poitou-Charentes ; je me réserve pour eux et je me réjouis de les revoir, pour la première fois depuis trois ans pour beaucoup d’entre eux. J’espère ne pas avoir trop vieilli et être en état d’apprécier la revoyure !

 

mercredi 9 juin 2021

9 juin 2021 : meurtre à la cour d'Élisabeth II

 


Apprendre, par-dessus tout, à se méfier de la mémoire. Ce que nous croyons évoquer est tout à fait étranger et différent de ce qui nous est vraiment arrivé.

(Alvaro Mutis, La neige de l’amiral, trad. Annie Morvan, S. Messinger, 1989)


J’avoue qu’après mes lectures de Chmeliov et de Mauvignier, j’avais besoin d’une lecture rafraîchissante, sans conséquence, je ne peux pas toujours lire des romans sombres ou tragiques ou de la littérature patrimoniale. J’avais déjà lu il y a quelques années un roman épatant, La reine des lectrices, d’Alan Bennett, dont l’héroïne était Sa Majesté Élisabeth II, reine d'Angleterre. La voici désormais promue reine des détectives, dans Bal tragique à Windsor, qui s’annonce comme le premier roman d’une série intitulée Sa Majesté mène l’enquête, écrit par une Bennett aussi, dont les prénoms ne sont que des initiales : S.J. Je suis allé voir dans la catalogue de la British library, et les prénoms ne sont pas davantage explicités.

 On y voit la reine, qui a bientôt 90 ans, donc en 2016, enquêter sur un crime commis dans son château de Windsor : un jeune pianiste russe, Maksim Brodski, qui avait animé une soirée dansante par ses talents de danseur (et même dansé avec la reine), est retrouvé le lendemain matin nu et mort, pendu dans l’armoire de sa chambre. Suicide ou assassinat maquillé en suicide ? La reine ne croit pas une seconde aux allégations de la police qui pense - ce Brodski publiant un blog très critique - que c’est un meurtre téléguidé par Poutine, à l'aide d'un agent double "dormant" figurant parmi les domestiques royaux.

Elle va peu à peu guider l’enquête avec subtilité, tout en restant en retrait, avec l’aide de Rozie, sa secrétaire particulière d’origine nigériane, perchée sur de hauts talons. Il s’agit d’éviter un scandale dont s’empareraient les tabloïds londoniens. Entre toutes ses activités de souveraine (accueil de chefs d'état, conseil privé, réceptions et cérémonies, organisation de manifestations hippiques, etc.) et son emploi du temps contrôlé et minuté, elle prend plaisir à glaner des renseignements, à s’imprégner de l’atmosphère, à s’enquérir des mobiles et des alibis éventuels, et finit par se faire expliquer in fine par le chef du M15 les méandres de la résolution de l’intrigue, dont elle a tiré les ficelles en coulisses. On apprend beaucoup sur son quotidien, son amour du cheval et des chiens, et son respect des personnes qui gravitent autour d’elle.

Un récit réjouissant, pétillant d’intelligence, tout à fait dans le style des romans policiers britanniques traditionnels. Avec quelques touches de modernisme concernant la sexualité, et parsemé d’humour (les passages avec le prince Philip sont savoureux). L’auteure connaît bien la vie de la famille royale, le protocole et les habitudes de la cour. Réservé aux amateurs de la cour d’Angleterre et de polars classiques du style "whodunit", pour passer un bon moment. Un arbre généalogique complète heureusement le roman. Bonne traduction.

 

mardi 8 juin 2021

8 juin 2021 : la chanson du mois : Dalida

 

Elle comprenait que nous sommes tous solitaires en ce monde, que nous vivons côte à côte sans nous connaître, sans nous pénétrer, étrangers même à ceux que l’amour unit à nous, à ceux qui naissent de notre chair.

(Marcelle Tinayre, L’oiseau de passage, Le Carrelet, 2016)


Voici maintenant une chanson de Dalida, qui était la chanson favorite de mon ami Igor, mort en 2013, après une vie de solitude. Je ne l'écoute pas sans penser à lui... et à Claire, dont ce mois-ci verra le douzième anniversaire de sa disparition. La chanson m'émeut toujours profondément...


Pour ne pas vivre seul 
Dalida



Pour ne pas vivre seul
On vit avec un chien
On vit avec des roses
Ou avec une croix
Pour ne pas vivre seul
On s’fait du cinéma, On aime un souvenir
Une ombre, n’importe quoi
Pour ne pas vivre seul
On vit pour le printemps, Et quand le printemps meurt
Pour le prochain printemps
Pour ne pas vivre seul
Je t’aime et je t’attends Pour avoir l’illusion
De ne pas vivre seule, De ne pas vivre seule

Pour ne pas vivre seul Des filles aiment des filles 

Et l’on voit des garçons Épouser des garçons
Pour ne pas vivre seul
D’autres font des enfants Des enfants qui sont seuls
Comme tous les enfants

Pour ne pas vivre seul
On fait des cathédrales Où tous ceux qui sont seuls
S’accrochent à une étoile
Pour ne pas vivre seul
Je t’aime et je t’attends Pour avoir l’illusion
De ne pas vivre seule

Pour ne pas vivre seul,
On se fait des amis

Et on les réunit Quand viennent les soirs d’ennui
On vit pour son argent, Ses rêves, ses palaces
Mais on n’a jamais fait Un cercueil à deux places
Pour ne pas vivre seul, Moi, je vis avec toi
Je suis seule avec toi, Tu es seul avec moi
Pour ne pas vivre seul
On vit comme ceux qui veulent Se donner l’illusion
De ne pas vivre seuls


Pour écouter :

https://www.youtube.com/watch?v=xOpC0CU8dqY



lundi 7 juin 2021

7 juin 2021 : Le Mal

 

Avec des canons, des avions, des bombes, on peut répandre la mort, la terreur, l’oppression, mais non pas la vie et la liberté.

(Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Payot, 2020)



Je viens de lire deux romans exceptionnels, Le soleil des morts, d’Ivan Chmeliov (1ère édition en traduction 1923, préfacée par Thomas Mann), et Des hommes, de Laurent Mauvignier (paru en 2009, et qui vient d’être porté au cinéma). Tous deux traitent de la guerre et de ses conséquences dans la vie de chacun et, en filigrane, du Mal avec un grand M. Évidemment, ça change des livres qui font du bien ("feel good", un peu gnan-gnan), mais ils font du bien aussi, car ils nous préparent à affronter le Mal !


Le soleil des morts est un récit éprouvant sur la famine et les exactions qui ont suivi la guerre civile russe en Crimée au début des années 20. Chmeliov, d’abord favorable à la révolution de février 1917, s’opposa ensuite à la révolution d’octobre, dont il montre ici avec réalisme et désespoir comment elle s’est imposée dans cette région après la victoire des rouges contre les blancs : massacres des supposés bourgeois et de leurs suppôts, famine organisée pour réduire les derniers récalcitrants. La nature, les hommes, les bêtes souffrent ensemble et des petits chefaillons font régner la terreur. Chmeliov est un très bon écrivain qui dut s’exiler en France. 

Les évènements racontés se situent entre 1921 et 1922 : la Crimée est alors dirigée par le commissaire politique Béla Kun (après avoir dirigé la République des Conseils de Hongrie écrasée en 1919). Il s'y comporte en tyran sanguinaire et brutal, cherche à éliminer tous les indésirables, y compris les tatars, agissant ainsi en despote et potentat local. C’est la saison hivernale et les récoltes ont été mauvaises du fait des confiscations de terres, des violences, des exactions diverses, des assassinats de paysans suspectés de s’opposer au nouveau régime, du saccage et du pillage des maisons et des réserves alimentaires. On y voit donc des personnages divers, des paysans, un médecin, un professeur, un facteur, des femmes, des enfants, des vieillards, des bêtes errant et parcourant la campagne, frigorifiés, hallucinés, efflanqués, tenant à peine debout, rendus parfois déments par l’enfer de la terreur rouge, au nom d'un "bonheur" futur. Même la nature de la belle Crimée est souillée, endeuillée par la barbarie des hommes. On vit désormais un enfer ! La famine devient l’élément-clé du roman et Chmeliov en montre les effets sur ce qui reste d’humanité chez les gens : on peut parler de famine des corps et de dénuement des âmes, et de détresse des esprits. La nourriture devient un rêve, et toutes les actions humaines sont à sa recherche, avec parfois un peu de solidarité quand on trouve plus démuni que soi.

Chmeliov raconte l'horreur en la faisant ressentir au lecteur : c’est dire qu’on doit être en forme pour lire ce livre, pourtant "essentiel" (mot devenu à la mode) de mon point de vue. On a le cœur serré. J’ai vu dans Réforme qu’un autre livre de Chmeliov vient de reparaître aux éditions Sillage cette année : Garçon !, qui fut son premier succès en 1911.



Des hommes (ce titre aurait pu convenir au précédent roman) raconte dans sa première partie une réunion de famille à laquelle se joint Bernard, paysan mal aimé de sa mère, "canard boiteux" de la famille, revenu de la guerre d’Algérie en 1962 avec une femme pied noir d’une autre stature sociale, et qui avait alors quitté son monde paysan pour s’installer ouvrier dans l’automobile en région parisienne. Abandonnant femme et enfants quinze ans plus tard, Bernard est revenu quasiment clochard et ivrogne, se réfugier dans une baraque. Il va déclencher le drame à l’occasion de l'anniversaire de sa sœur Solange, la seule membre de la famille qui l’avait toujours accepté tel qu’il était et à qui il écrivait de longues lettres pendant son séjour en Algérie. En effet il lui offre une broche de haut prix, lui le misérable, le demeuré (et tenu pour tel), le parfois violent : où a-t-il trouvé l'argent ? En affirmant ainsi par son cadeau l’humanité que sa famille lui dénie depuis toujours, il se voit opposer un refus de la part de Solange et se voit agresser verbalement par les autres et chassé de la réunion de famille ("On a tous fait semblant de ne pas entendre. Tous ont fait semblant de croire qu'il parlait seulement comme parlent les alcooliques, bouffés autant par l'alcool que par le ressentiment et la haine"). En retour, il se "venge" en saccageant la maison des Cherfraoui, une famille algérienne amie de la famille présente à la fête.

Et les "événements" d’Algérie vont remonter à la surface. Il faut dire qu’on n’en parlait jamais. "On avait renoncé à croire que l'Algérie, c'était la guerre, parce que la guerre se fait avec des gars en face […] et puis parce que la guerre c'est toujours des salauds qui la font à des types bien et que les types bien là il n'y en avait pas, c'étaient des hommes, c'est tout…" Bernard avait devancé l'appel sur un coup de tête pour fuir sa famille. Il avait retrouvé en Algérie son cousin Rabut (narrateur du roman) et s’était lié avec Février, paysan comme lui. Lors d’une perm’ à Oran, il s’était disputé avec Rabut, et leur querelle avait dégénéré en pugilat, malgré Février qui avait tenté de les séparer. Cela les avait retardé pour rentrer à la caserne, et leur avait valu de passer la nuit au "trou", ce qui leur avait sauvé la vie. Ils avaient en effet ainsi échappé à l’attaque des "fells" qui avaient détruit leur campement et massacré tous les hommes, pendant qu'ils croupissaient cette nuit-là en prison.

Roman de la culpabilité donc, du non-dit ("La vérité c'est que le passé, on n'en parle pas, il faut continuer, reprendre, il faut avancer, ne pas remuer") aussi qui fait éclater la violence : "on ne sait pas ce que c'est qu'une histoire tant qu'on a pas soulevé celles qui sont dessous et qui sont les seules à compter, comme les fantômes, nos fantômes qui s'accumulent et forment les pierres d'une drôle de maison, dans laquelle on s'enferme tout seul, chacun sa maison, et quelles fenêtres, combien de fenêtres ?"

Ici, la violence, le refoulement, l'incompréhension mutuelle ("Plus le temps passe, plus [Bernard] se répète, sans pouvoir se raisonner, que lui, s'il était Algérien, sans doute il serait fellaga"), sont disséminés par le romancier en petites touches, dans un récit éclaté, distribué en quatre parties : "Après-midi", "Soir", "Nuit" et "Matin" qui sont les temps de 2002, quarante ans après le retour. Donc une succession de scènes actuelles ponctuées de retours plus ou moins longs dans le passé : la réunion de l’anniversaire, la nuit qui suit, les scènes variées en Algérie, dans le bled et à Oran, se télescopent au gré des souvenirs qui remontent : dans la deuxième partie, on entre parfois dans la conscience de Bernard et de ses compagnons de campement. Et l’on voit la violence à nu, la barbarie des uns et des autres, les horreurs sans nom. Des appelés, comme Bernard et Février, sont assassinés, le médecin du bataillon est supplicié par les fellagas ; en représailles, et parfois sans justification, des villages sont détruits et brûlés, leurs habitants, vieux, femmes et enfants massacrés, les fellagas découverts sont ignoblement torturés, balancés dans la mer du haut d’hélicoptères

Dur, sans concession, Des hommes montre là aussi le Mal à l’état absolu, dans une écriture absolument superbe. Je me demande comment on a fait pour en tirer un film. J'irai le voir!