C'est
là qu'est la pitié, la souffrance et l'amour ;
C'est là qu'est le rocher du désert de la vie [...]
C'est là qu'est le rocher du désert de la vie [...]
(Alfred
de Musset, À mon ami Édouard B., Premières poésies,
Gallimard, 1996)
Il
n’est guère dans mes habitudes de lire des romans tout à fait
contemporains, j’aime laisser le temps décanter et me donner l’envie,
d’autant plus que je sais qu’il y a plein de livres anciens et
modernes que je ne connais toujours que par ouï-dire et qui me
paraissent plus importants que pas mal de balivernes de nos
contemporain/es.
Séduit
par une critique dithyrambique (on devrait toujours se méfier des
critiques), j’ai acheté le roman de Céline Zufferey, Sauver
les meubles. Premier roman. L’auteur, qui semble d’origine
suisse, nous conte les aventures d’un photographe dont les
ambitions artistiques ont été déçues, qui a besoin d’argent
pour faire soigner son père en fin de vie, et qui se résout à
accepter un poste de photographe pour la réalisation d’un
catalogue pour une entreprise de meubles. Inutile de dire qu’il tombe
de haut : il n’a aucune liberté de choix dans les angles de
prises de vue ni dans la mise en place des décors ou des personnages à photographier.
Il fait la connaissance des "mannequins"
qui posent pour figurer dans les scènes de vie de famille complètement aseptisée que
propose le catalogue : il s’entiche de Nathalie, une jeune
femme et de Miss KitKat, une fillette asiatique de dix ans
adoptée que sa "mère"
transforme en poupée. Bref, rien d’artistique dans tout ça.
Aussi, quand Christophe, le collègue chargé de tester au sous-sol
la résistance des meubles, lui propose de photographier de façon
esthétique des scènes de pornographie obscène pour un nouveau site, il
pense trouver une rédemption artistique, après s’être dévoyé
dans la photo commerciale destinée au consommateur. Mais là aussi,
il va déchanter rapidement.
Le narrateur de Sauver les meubles
est un pur
produit
de la solitude induite
par le monde contemporain.
Il
chatte volontiers sur des sites de rencontres qui se révèlent d’un
vide abyssal et sinistre, tant les gens qui s’y présentent
véhiculent un ramassis de
clichés grotesques
sur les
fantasmes sexuels. Par ailleurs,
l'art ne paie pas. Mais
la capacité d’aimer réellement, autrement que par le virtuel, ne
fonctionne pas non plus. La pauvre
Nathalie en
fera les frais. Roman sur l’ennui, sur la misère morale et
spirituelle de notre temps (on pense parfois à Houellebecq), le livre nous laisse un goût amer. Le
monde ne s’est pas amélioré depuis Les
choses
de Pérec, qui pointait déjà du doigt les débuts du consumérisme
matériel effréné qui s’emparait de la société. Comme Pérec,
Zufferey nous propose un miroir ahurissant de notre
actuelle société du spectacle. J’ai quand même aimé la
puissance de la dénonciation, d’autant plus qu’elle se fait
dans une lucide limpidité, dans le « voilà, c’est comme ça,
on en est arrivé là ! », et sans pathos, comme un simple constat. Avis aux amateurs : si vous
avez du mouron, ce livre n’est pas pour vous. Vous serez bons pour le suicide !
Il
n’est pas non plus dans mes habitudes de lire du Nothomb, mais mon
frère m’ayant dit que le dernier est son meilleur, j’ai voulu en
avoir le cœur net. Et j’avoue avoir été bluffé par Frappe-toi
le coeur. Je l’ai lu d’une traite, ce qui n’est pas
difficile, vu la minceur des romans de cet auteur.
Petit résumé : Marie se fait
engrosser à dix-neuf ans et donne naissance à une fille. Elle se
désintéresse absolument du bébé, Diane, qui promet d’être fort
belle. La petite fille comprend très vite qu’elle n’est pas aimée
par sa mère, d’autant plus que la naissance d’un petit frère
révèle l’intérêt bienveillant de la mère pour le petit Nicolas. La
naissance ensuite d’une petite fille, Celia, va achever Diane, qui
constate l’investissement excessif et étouffant de Marie pour son
dernier enfant. Diane va trouver du réconfort chez ses
grands-parents maternels, puis, après le décès de ceux-ci, chez
les parents de sa seule amie d'adolescence, Élisabeth,
chez qui elle se fait adopter. Je n’en raconte pas plus.
Le
personnage de Diane est saisissant, laissant le lecteur ébahi devant
tant de perspicacité dans l’analyse qu’elle fait de son combat
pour survivre dans un monde qui ne semble pas vouloir d’elle. Roman
de la solitude contemporaine, de la solitude des mères qui sont dans
le déni d’amour maternel ou dans l’incapacité à avoir un
comportement normal, de la solitude des enfants obligés à se forger
une résilience pour ne pas sombrer, de la solitude des parents quasi
autistes qui ne supportent pas que leur enfant soit aussi brillant
qu’eux, qui le méprisent et qui font tout pour l’enfoncer (j’ai
moi-même connu un prof de fac, dont un des enfants était le "vilain
petit canard" qu’il
se plaisait à casser, chaque fois qu’il parlait de lui)
mais aussi roman de la réussite sociale et des changements nocifs qu’elle
induit, Frappe-toi le coeur m’a
époustouflé. Lointainement inspiré du mythe de
Blanche-Neige, le roman fait état aussi de la jalousie de la mère
détrônée par sa fille, elle seule (et pas sa mère) se rendant compte que son
comportement est inspiré par la jalousie. Contrairement à Sauver
les meubles (et à son nihilisme
dévastateur), c’est un roman auquel on peut adhérer par
imprégnation et identification au personnage principal, peut-être un peu
trop parfait.