jeudi 25 octobre 2012

25 octobre 2012 : sortir du froc de l'habitude


Hamlet : Puisque l'homme n'est pas maître de ce qu'il quitte, qu'importe qu'il le quitte de bonne heure !
(Shakespeare, Hamlet, V,2)


Hamlet est sans doute la pièce de théâtre que je connais le mieux (avec Le Cid, Le Misanthrope, Tartuffe), pour l'avoir lue plusieurs fois (la dernière fois en 2008, pour lutter contre l'apathie qui me gagnait avec l'aggravation de la dégradation de Claire, et d'ailleurs sur sa suggestion : eh oui, il faut lire des choses très fortes pour lutter contre la dépression), dont une fois en anglais lors de mon séjour en Guadeloupe (dans une édition bilingue, qui me permettait de me reporter à la traduction et aux notes à chaque passage difficile à comprendre), pour l'avoir aussi vue plusieurs fois représentée au cinéma (films de Laurence Olivier, le meilleur, de Gregory Kozintsev, version russe très belle, tous deux en noir et blanc, de Franco Zeffirelli, le moins bon, et de Kenneth Branagh, version intégrale de quatre heures, très honorablement transposée dans un royaume d'opérette ou de bande dessinée, style Le Petit duc que je lisais dans ma jeunesse), ou à la télévision. Je viens d'ailleurs de m'offrir un coffret de la BBC contenant six tragédies de Shakespeare, dont Hamlet, enregistré en 1980, que je viens de regarder (splendide, avec Derek Jacobi dans le rôle-titre, alors qu'il joue ensuite le roi dans le film de Zeffirelli) et dans la foulée, j'ai relu la pièce que, curieusement, je n'ai jamais vue sur une scène de théâtre.
Laurence Olivier : Hamlet (1948)
Non seulement elle tient admirablement le coup, en dépit du fait que je ne possède que la traduction de François-Victor Hugo, plus littéraire que théâtrale, mais je suis chaque fois ébloui, émerveillé. C'est à la fois une intrigue quasi-policière : Hamlet va-t-il réussir à confondre son assassin de beau-père ? Un drame œdipien : Hamlet supporte mal que sa mère à peine veuve se soit remariée ("Affectez la vertu, si vous ne l'avez pas", lui lance-t-il lors de leur terrible scène explicative, acte III, 4). Une belle histoire d'amour, avec le personnage d'Ophélie, rejetée par Hamlet (voir leurs répliques : Ophélie : "C'est bref, monseigneur". Hamlet : "Comme l'amour d'une femme", acte III, 2), qui devient folle et se noie. Et aussi une histoire d'amitié entre Horatio et Hamlet. J'ai été frappé cette fois par la noirceur des événements successifs (cf la phrase du roi : "quand les malheurs arrivent, ils ne viennent pas en éclaireurs solitaires, mais en bataillons", acte IV,5), la fin est une véritable hécatombe, par le théâtre dans le théâtre, quand Hamlet fait représenter par des comédiens une pièce retraçant le meurtre de son père pour contraindre le roi assassin à se dévoiler (avec cette réflexion qu'il fait et qui doit résumer la philosophie d'un auteur de théâtre selon Shakespeare : "l'homme judicieux dont la critique a, vous devez en convenir, plus de poids que celle d'une salle entière", acte III,2), par une certaine misogynie (" Fragilité, ton nom est femme !" acte I,2), que je replace toutefois dans l'esprit de l'époque d'une part et dans la tenue de la pièce d'autre part (Hamlet, en proférant cette pensée, songe à sa mère si brusquement remariée après son veuvage), et sans doute par la philosophie générale assez pessimiste.
Citons quelques répliques qui donnent le ton. Gonzague : "Car celui qui n'a pas besoin ne manquera jamais d'amis ; et celui qui, dans la nécessité, veut éprouver un ami vide, le convertit immédiatement en ennemi", acte III,2. Hamlet : "L'habitude, ce monstre qui dévore tout sentiment, ce démon familier, est un ange en ceci que, pour la pratique des belles et bonnes actions, elle nous donne aussi un froc, une livrée facile à mettre", acte III,4, ou "Qu'est-ce que l'homme, si le bien suprême, l'aubaine de sa vie est uniquement de dormir et de manger ?... Une bête, rien de plus. Certes, celui qui nous a faits avec cette vaste intelligence, avec ce regard dans le passé et dans l'avenir, ne nous a pas donné cette capacité, cette raison divine, pour qu'elles moisissent en nous inactives", acte IV,4. Bref, une pièce formidable dont tous les personnages sont intéressants. Et une lecture roborative.

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Sur ce, je quitte Bordeaux pour une dizaine de jours et vais donc laisser tomber le blog. J'emporte quelques lectures, vais rencontrer du monde et réfléchir à cette période de Noël qui vient. Inutile de dire que si Jésus revenait, il serait horrifié ! 
Battons-nous pour que le rôle des jouets et des jeux ne soit plus sexiste : pourquoi offrir des dînettes, des poupées et des « roseries » sucrées aux petites filles ? Pour qu'elles apprennent leur futur rôle de ménagère ? Pourquoi offrir des petits soldats, des armes, des jeux vidéo bourrés de filles en tenue légère et de combats aux petits garçons (d'ailleurs pourquoi leur offrir des jeux vidéo ? pour les lobotomiser ?) ? Pour leur apprendre que c'est eux qui auront un jour le pouvoir ? Réfléchissons un peu : nos « pigeons » de patrons ont bien compris le côté lucratif de ces jouets qui vont dans le sens de la dictature de la majorité. Devons-nous à notre tour nous y engouffrer dedans ? Non, merde à ce commerce honteux et dégradant !
Tiens, voilà que je deviens féministe. Comme disait un macho que je connais bien : « Normal, ton cerveau ramollit ! »

mercredi 24 octobre 2012

24 octobre 2012 : thérapie sociale


C'est en s'approchant des autres qu'on acquiert les rituels d'interaction nous permettant de coexister, c'est en apprenant à se servir des mots que l'on découvre l'outil de l'expression de soi autorisant la maîtrise de nos émotions et la visite du monde mental des autres.
(Boris Cyrulnik, Préface de Marcher pour s'en sortir)


Depuis le lundi 22 octobre, l'excellente émission de France culture Les pieds sur terre, propose à 13 h 30 un reportage intitulé « Ma longue marche » qui va se développer tous les lundis et mardis à cette heure jusqu'en janvier. Il s'agit d'une des marches initiées par l'Association Seuil, fondée par Bernard Ollivier, ancien journaliste et aussi marcheur (voir ses livres Longue marche, où il raconte en trois volumes son périple d'Istanbul jusqu'en Chine, où il explore la "faim, dans cette troisième vie [la retraite], de lenteurs et de silence", et développe l'idée que "la marche est porteuse de rêve" et Aventures en Loire où il suit à pied et en canoë tout le cours du fleuve). 
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L'idée de Bernard Ollivier, convaincu comme nous devrions tous l'être de l'échec des politiques répressives (malheureusement réclamées par l'opinion publique, ah ! cette dictature de la majorité) et surtout de la prison pour les mineurs (répétons-le, la prison est criminogène), est de proposer l'alternative d'une marche individuelle de près de 2000 km en pays étranger, longue de cent jours avec un accompagnateur adulte (et qui entre parenthèses coûte moins cher que cent jours de prison !). "Le projet Seuil recouvre pour le jeune plusieurs dimensions : […] s'éloigner, se mettre à distance de son milieu familial, social pendant les 3 mois de la marche. Se responsabiliser [gérer le budget alloué, participer aux tâches quotidiennes, cuisine, vaisselle, montage de la tente, lessive]. Acquérir et développer une autonomie. Poser quotidiennement des actes de re-mobilisation : activités concrètes, valorisantes, responsabilités dans la vie collective, avec transparence totale de ses actes. Le jeune remet ses repères habituels en question et commence à se restructurer. Réaliser un exploit sportif de haut niveau qui nécessite un mental exceptionnel, une volonté, une énergie jusque-là insoupçonnés. La marche va le révéler à lui-même, à sa famille, à ses proches, à ses éducateurs. En se déroulant dans un autre pays, la marche introduit de l'inter-culturalité, permet de découvrir une autre société, de rencontrer des marcheurs, des randonneurs venant d'horizons les plus divers, des valeurs nouvelles bousculant ses représentations. Ce projet ne peut fonctionner qu'en étroite coopération avec les éducateurs et les travailleurs sociaux et repose sur une adhésion de l'adolescent et non sur la contrainte. Le projet Seuil peut s'apparenter à un placement de type CER (Centre Educatif Renforcé) : c'est une prise en charge éducative renforcée qui est développée d'une manière itinérante, déambulatoire" ( cf le site web : http://www.assoseuil.org/).
Le reportage « Ma longue marche » va donc suivre le jeune Idane pendant sa pérégrination. C'est passionnant. Parce qu'on se rend compte en écoutant l'émission, comme à la lecture du livre Marcher pour s'en sortir (Éd. Érès), à quel point la réussite d'un tel projet repose sur le constat de l'accompagnement individualisé, ce que ces jeunes n'ont jamais eu, même à domicile. "L'adulte qui accompagne le jeune sur le chemin est à la fois un soutien, un guide, un objet sécurisant externe sur lequel s'appuyer, permettant ainsi au jeune d'expérimenter le monde réel et d'entrer dans l'espace social en toute sécurité", écrit la psychologue Mathilde Poline dans ce livre collectif. Elle rend compte du fait que le mode de fonctionnement actuel de notre société, engluée dans la vitesse (il n'y a qu'à regarder la télévision, les plans sont brefs, ultra-rapides, et ne permettent en aucun cas de réfléchir à ce que l'on voit ni même d'en prendre connaissance, chaque mini-information étant chassée par la précédente) et la compétition (gagner de l'argent le plus vite possible), peut être néfaste pour ceux qui sont fragiles et mal outillés pour y résister. "En prenant le temps d'avancer à vitesse humaine, le jeune oublie la performance, le culte du « mieux que », pour se diriger vers le mieux-être, voire le bien-être, et la connaissance de soi ainsi que des autres", ajoute-t-elle.
Le principe est en effet le suivant : "Pendant trois mois, ils effectuent autour de 25 km par jour, à pied, sac au dos, sans portable, sans console de jeu, sans musique [sans MP3]. Difficile austérité, mais plus exaltante sans doute que celle de la prison. Prix à payer pour un retour au lien social", note dans ce même ouvrage David Le Breton, anthropologue et sociologue. Car il s'agit bien avant tout de "rétablir le lien social [ce qui] exige de restaurer l'échange, c'est-à-dire de prendre le jeune dans son égale dignité et sa différence, non pour approuver cette dernière, mais pour la comprendre et éventuellement lui permettre une prise de distance avec ses routines de comportement, par exemple son agressivité, sa propension à voler ou à recourir à des drogues". Voilà, tout est dit là : ce livre excellent, mais dont je doute qu'il aura beaucoup de succès, hélas, démontre clairement que "la punition, sous la forme notamment de l'incarcération, n'a aucune valeur éducative, elle traduit un réflexe de défense d'une collectivité, mais elle ne lui apprend rien [au jeune délinquant], sinon à être plus rusé la prochaine fois pour ne pas se faire prendre", comme le souligne David Le Breton.
L'ouvrage nous propose aussi les témoignages d'accompagnateurs et de jeunes marcheurs, devenus des "héros, acteurs de leur propre réinsertion" et capables "d'élaborer des conduites constructives pour l'avenir". Marcher pour s'en sortir est un livre fondamental, une vraie « Bible », que toute personne s'occupant de la jeunesse, tout éducateur devraient posséder. Ils y trouveraient matière à réfléchir sur la façon d'aborder les jeunes en général, et les jeunes en difficulté en particulier. Bien des parents pourraient s'en inspirer aussi, ce qui leur éviterait bien des dérives et des déboires. Mais il est tellement plus facile de laisser les enfants s'abrutir devant la télévision et les jeux vidéo !

mardi 23 octobre 2012

23 octobre 2012 : jusqu'au bout


N'était-ce pas cela, le bonheur : ne pas se prendre les pieds dans soi-même ?
(Carl-Henning Wijkmark, La nuit qui s'annonce)


Autre illusion – mais pourrions-nous vivre sans ça ?, nous faisons comme si tout ça ne devait pas s'arrêter un jour. Comme si nous étions immortels. Bien sûr, au fur et à mesure que l'on avance en âge, on côtoie la mort, celle des autres, et d'abord celle des grands-parents puis des parents, et quand on devient orphelin, on comprend que notre tour est venu, même si c'est encore à un horizon qu'on espère lointain.

 
Le narrateur de La nuit qui s'annonce, roman de Carl-Henning Wijkmark (si subtilement traduit par Philippe Bouquet qu'on le croirait écrit en français), est installé dans une unité de soins palliatifs, en dernière extrémité, c'est-à-dire que les médecins ne peuvent plus rien pour lui, sauf lui éviter la douleur : "L'inéluctable déchéance suit son satané cours, je n'ai plus rien à tirer de l'existence et je ne fais plaisir à personne en prolongeant mon moignon de vie." Pourtant, il a encore une envie de vivre et de comprendre ces derniers moments qu'il partage tout d'abord dans une chambre pour quatre, que ses coéquipiers appellent le "couloir de la mort", dans laquelle il y a un moribond, dissimulé derrière un rideau. Börje le parieur et Harry le clochard drogué achèvent ici leur vie misérable, non sans protester d'ailleurs. Harry "ne protestait pas tellement contre la maladie et la mort que contre ce dont sa vie n'avait été qu'un long refus : l'absence de joie dans l'existence, le manque d'imagination, la servitude dans cette forme de vie qui nous est imposée, tout ce que nous devons endurer pour qu'une petite minorité gagne de l'argent sur notre dos." La douleur est omniprésente cependant, souffrance psychique surtout. "C'est aussi la raison pour laquelle j'ai décliné les visites ; je ne veux pas lire la pitié dans des yeux qui, jadis, me regardaient avec amour ou amitié. Pour quelqu'un comme moi, c'est un véritable poison, c'est la mort avant que le moment en soit venu", confie le narrateur. Il a été dans une vie antérieure un comédien et metteur en scène raté, et de toute façon, il n'avait nulle envie de mener une longue retraite : "J'avais très peur de la dissolution de la vie en une série de petites occupations sans importance que tant de retraités doivent affronter."
Les rares visites sont parfois négatives, comme celle de la famille de Börje, visite qui inspire au narrateur la pensée que "si on n'est plus aimé, il ne sert à rien de continuer à aimer soi-même, le froid s'insinue en vous et le temps s'arrête. On est déjà mort, pour l'essentiel", mais plus intéressantes sont celles des pasteurs, et aussi de Georg le bibliothécaire qui fournit au narrateur, sur sa demande, de nombreux ouvrages qui traitent du sujet de la mort, des livres des morts tibétain et égyptien à La montagne magique... Mais surtout les infirmières sont là, Birgit, tendre et douce, et Angela, dont la beauté les fait encore rêver. Le moribond finit par mourir. Börje et Harry décident d'en finir ensemble, avec la complicité d'Angela. Et, resté seul, le narrateur se retrouve envoyé dans une chambre particulière, surnommée "l'antichambre de la mort". Il y a l'occasion d'approfondir ses réflexions sur la vie : "la personnalité se forme et se fixe dans le perpétuel va-et-vient ou dialogue muet entre le moi et la conscience – de façon inarticulée chez l'enfant en bas âge et aussi, au bout du compte, chez l'être humain qui va mourir", sur la solitude, qui "est une sorte d'anesthésique auquel on finit par prendre goût et il est plus facile pour un vieux solitaire de faire face à l'infini silencieux de l'espace, d'en avoir peur et d'aller s'y perdre, comme nous devrons tous le faire un jour ou l'autre." Et surtout sur un épisode crucial de sa vie. Il a dans sa jeunesse assisté à un meurtre, et est resté complètement passif. "Bref, lorsque, il y a cinquante ans de cela, j'ai assisté à cet événement sans faire quoi que ce soit, je suis devenu une chose à mes propres yeux", conclut-il, phrase qui m'a beaucoup frappé, car j'ai aussi vécu un événement qui m'a chosifié. Chemin faisant, à chaque courte veille succédant à des états d'endormissement et d'inconscience dus à la morphine, il s'interroge sur l'euthanasie, le suicide assisté, la technicité des soins palliatifs, la présence dans l'hôpital d'un médecin thanatologue, et le fait de constater vouloir malgré tout continuer à vivre jusqu'au bout sa rencontre avec la mort.
"Et l'on dit en effet que le sage vit autant qu'il le doit et non autant qu'il le peut. Le meilleur cadeau que la Nature ait pu nous faire, et qui nous ôte toute raison de nous plaindre de notre condition, c'est de nous avoir laissé la clef des champs ; elle n'a mis qu'une seule entrée à la vie, mais cent mille façons d'en sortir", nous dit Montaigne, dans Les Essais (II, 3, 4). Le narrateur choisit ici d'aller jusqu'au bout, sans se plaindre, même s'il a pu constater comme la poétesse Edith Södergran que la douleur "nous offre tous les gros lots de la vie : l'amour, la solitude et la face de la mort."
Au moment où va bientôt sortir le maître-film de Haneke, Amour, la lecture de ce roman extraordinaire fait réfléchir. Un des plus beaux romans que j'ai lus. À placer aux côtés de La mort d'Ivan Illitch de Tolstoï, c'est-à-dire très haut.

lundi 22 octobre 2012

22 octobre 2012 : le "Paradis" occidental


cette indifférence aux souffrances qu'on cause et qui, quelques autres noms qu'on lui donne, est la forme terrible et permanente de la cruauté.
(Marcel Proust, Du côté de chez Swann)


Nous vivons tous plus ou moins dans l'illusion, dans des mirages. Mais certains plus que d'autres. Ainsi, ces Africains qui continuent à voir dans l'Europe un Eldorado et qui n'hésitent à monter dans des embarcations de fortune et à payer le prix fort (celui de leur vie, bien souvent) pour essayer de rejoindre nos côtes et le « Paradis » occidental.

 
C'est ce que raconte La pirogue, le formidable film du Sénégalais Moussa Touré qui vient de sortir. Nous n'étions que quelques spectateurs et c'est vraiment dommage. Car comme on dit, il vaut le détour, même coincé entre le nouvel Astérix et la comédie américaine Ted dont on peut se dispenser. Une trentaine de passagers embarquent donc dans une pirogue pour tenter de rejoindre les îles Canaries, point de départ espéré vers l'Europe mythique, l'Espagne d'abord, pour quelques-uns qui ont déjà un frère ou un cousin qui y travaillent dans les champs, mais aussi la France, pour ceux qui sont musiciens par exemple, et même la Chine : eh oui, elle fait rêver en Afrique ! On est donc ballotté par la mer, les vagues, et même une tempête terrible (scène magnifique, j'en avais le souffle coupé) qui remplit d'eau la pirogue. Dans ce huis-clos cohabitent des Peuls, des Guinéens et des Dakarois, dont beaucoup ne connaissent pas la mer et sont morts de trouille. Les scénaristes ont fort heureusement oublié de nous livrer une thèse avec des personnages trop typés dans les clichés. Et le réalisateur a magnifiquement rendu l'unité de lieu, d'action et de temps, comme dans toute tragédie qui se respecte. Le moteur finit par lâcher en pleine mer, et la pirogue ne fait plus que dériver. Seule une poignée de survivants sera recueillie par la Croix-Rouge des Canaries pour être d'ailleurs renvoyée par avion au Sénégal. Eh oui, pour tous ces gens qui rêvaient d'un monde meilleur, et ignoraient les souffrances du voyage et surtout de l'arrivée, qui n'avaient que l'espoir d'une vie meilleure, la fin ne justifiait pas les moyens. Le film est captivant, le suspense indéniable, et le réalisme parfait. La pirogue, le bateau, est d'une beauté extraordinaire. Et pour une fois, le film n'est pas tombé dans le travers de trop de films africains qui font parler les acteurs en français, rendant ainsi l'intrigue artificielle. Ici, on parle plusieurs langues, selon son origine et son parcours scolaire. À noter, en début de film, avant l'embarquement, une très belle séquence de lutte sénégalaise.

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Nouvelles du front des nouvelles technologies (suite, et c'est pas près de finir)
Téléphone portable (lu dans la presse, mais pas dans Le Figaro ni dans Les Échos, car ces deux quotidiens, qui prônent l'économie la plus libérale possible, n'ont rien contre ce qui se passe en Chine, voire peut-être aimeraient bien que nos petits « pigeons » de patrons puissent faire de même en France ; non mais, c'est à ce prix qu'on va réindustrialiser la France, Monsieur le Ministre du Redressement industriel, prenez-en de la graine !) :

« L'Iphone 5 d'Apple, nouveau jouet des bobof, est assemblé en Chine dans la province du Shanxi, au sein d'une usine digne du pire XIXe siècle : fenêtres et dortoirs grillagés (l'ouvrier dort sur place : gain de temps), surveillance maximale, absence totale d'hygiène et salaire de misère. Un quotidien fait de coups, de brimades diverses, de suicides. Grâce à cette main-d’œuvre, Apple sait pouvoir produire les 57 millions d'Iphones attendus, tel le Saint-high-Graal, par cette tripotée de trépanés technovores, surgâtés et débiloïdes qu'on nomme l'Occident. »

Je ne dirais pas mieux ! Et j'aime bien les « bobof », terme que je ne connaissais pas encore ! Et surtout les savoir « trépanés » ! Il est vrai que je m'en doutais un peu...

dimanche 21 octobre 2012

21 octobre 2012 : platitude et vanité


À quel degré de vanité nous conduit cette bonne opinion que nous avons de nous ?
(Montaigne, Les Essais, II, 2, 26, trad. Guy de Pernon)



De retour de Poitiers, où j'ai pu voir un grand nombre d'amis, mais où j'ai pourtant manqué de temps pour les voir tous ! En effet, l'excellente manifestation littéraire Passeurs de monde(s) m'a pleinement occupé, et les déplacements en bus, très aléatoires (avec les travaux, les lignes ne passent plus par les endroits habituels), m'ont fait perdre beaucoup de temps. 
Détails sur le produit
 
J'y ai découvert une romancière belge qui m'a beaucoup plu, Marie-Ève Sténuit, dont j'ai particulièrement apprécié la phrase suivante : "Je n'ai jamais su m'ennuyer, hormis dans les soirées mondaines" (dans son roman Un éclat de vie). « Ouf, » me suis-je dit, « tu n'es pas seul dans ce cas ! » Et de me rappeler les nombreuses réceptions mondaines, pots d'inaugurations, auxquels j'ai été contraint d'assister de par mes fonctions professionnelles, à diverses reprises : c'était d'un sinistre, les gens ne venaient là que pour se faire voir, faire admirer leur tenue vestimentaire, leurs décolletés plongeants, prendre des rendez-vous d'affaires, boire, manger les petits fours et raconter les derniers potins de la haute ; je n'y ai jamais entendu un mot intéressant ! Rien à voir avec les rencontres littéraires ou artistiques !
Passeurs de monde(s) mettait à l'honneur les littératures du nord, de la Flandre à la Scandinavie : écrivains, éditeurs, traducteurs. Les rencontres avec les traducteurs du suédois Philippe Bouquet (toujours fringant, j'ai déjeuné avec lui jeudi midi et il m'a conté quelques anecdotes savoureuses) et Jean-Baptiste Coursaud (le crâne rasé, tatoué de partout, cet original traduit, lui, et fort bien, du norvégien) ont été aussi très stimulantes. Ils nous ont bien fait comprendre tous les deux la difficulté de transposer un livre dans une autre langue, et aussi la nécessité de bien connaître l'édition française pour faire les propositions d'achats de droits de traduction à l'éditeur qui saura le mieux accompagner le livre traduit. J'ai acheté quelques-unes de leurs traductions.
Comme j'ai beaucoup marché, que je suis monté plusieurs fois à l'assaut du « plateau » (où est le centre de la ville, juché sur une butte), j'ai pu constater la fatigue qui s'en suivait. Autrefois, je circulais à vélo à Poitiers. Eh bien, je peux confirmer que c'est nettement plus fatigant à pied, les côtes sont raides, et je soufflais comme un bœuf une fois arrivé à Notre-Dame. Peut-être aussi mon opération m'a-t-elle affaibli physiquement ? Quand je pense qu'on me traitait de « courageux » parce que je montais au moins deux ou trois fois par jour sur le « plateau », je sais maintenant qu'il faut être nettement plus courageux pour le faire à pied. Et, samedi matin, j'ai vu des hommes et des femmes âgés qui traînaient, à petits pas, leur caddie dans la Grand-Rue pour monter au marché Notre-Dame, je les plaignais, moi qui n'avais que mon petit (et léger) sac à dos. Tout compte fait, j'apprécie la platitude de Bordeaux !
Je suis allé feuilleter à la FNAC et lire quelques pages de l'ouvrage dont on parle partout (sur Arte jeudi soir ou à La grande librairie le même soir sur France 5) : Cinquante nuances de grey, quarante millions d'exemplaires vendus aux USA, paraît-il. Une ineptie d'une niaiserie inouïe, un ramassis de clichés et de poncifs, qui ne mériteraient pas que je m'y attarde, mais dont je ne résiste pas à livrer un passage que j'ai noté pour donner une idée de la platitude de l'écriture (ah ! ce présent de l'indicatif !) : "Il me pousse contre le mur de la cabine, m’agrippe les deux mains et les cloue au-dessus de ma tête tout en m’immobilisant avec ses hanches. De sa main libre, il m’attrape par les cheveux et tire dessus pour me renverser la tête en arrière ; il écrase ses lèvres sur les miennes. C’est presque douloureux. Je gémis, livrant passage à sa langue qui en profite pour explorer ma bouche." N'en jetez plus ! Quand je pense que ce « livre » (!) va se vendre, que ce sera peut-être le seul livre lu cette année par des centaines de milliers de personnes, qu'il va alimenter le bovarysme féminin (voire masculin) et la morosité ambiante, j'en reviens à ce que je disais tout dernièrement : on pompe à nos amis américains toutes leurs conneries, on n'en rate pas une, que dis-je, on les recherche, on s'en délecte. Ou du moins, les commerçants veulent nous les fourguer, et nous, bonnes poires, on se laisse faire. Inutile de dire que je ne l'ai pas acheté !
À propos de pomper, je suis même étonné que nos coureurs cyclistes ne copient pas davantage Lance Armstrong !
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Nouvelles du front des nouvelles technologies (suite)
Téléphone portable (vu sur internet) :
Un individu, se prétendant cadre chez Orange, prend ses billets à un guichet RER. Jusque-là, rien à remarquer. Mais voilà. Son portable sonne, et il commence à s'engager dans une longue conversation qui n'a pas l'air de bien se passer. Il en oublie qu'il a devant lui une employée qui attend et, derrière lui, une longue file de clients. Comme la guichetière lui fait observer qu'il gêne, là, que d'autres usagers attendent, il se fout en rogne, prétendant qu'il n'a pas à respecter les « fonctionnaires français » (!), que lui, il « travaille » (le coup de téléphone doit faire partie de son travail !) et que c'est grâce à ses impôts qu'elle (qui ne fout rien ?) peut toucher son « salaire de merde ». Tout cela a été enregistré et filmé par un des clients placé dans la file et, bien sûr, posté sur internet.
Commentaires de lecteurs du Figaro : « Il n'a pas tout à fait tort. » « L’égalitarisme et la redistribution par l’impôt sont insupportables et la pire des solutions. »
Décidément, après la fronde des patrons (les fameux « pigeons »), voilà que les cadres en rajoutent une couche. Au lieu de se plaindre de leur téléphone portable qui les dérange sans cesse (ne peuvent-ils pas user de leur liberté en les éteignant quand ils sont au guichet d'une gare ? Est-ce qu'ils le laissent sonner aussi la nuit ou quand ils sont en train de faire l'amour ou pendant leurs loisirs et leurs vacances ? Qu'est-ce que c'est que cet esclavage d'un nouveau type ?), ils agressent les travailleurs qui sont en face d'eux et qui ne font que leur boulot en les rappelant à l'ordre, en l'occurrence à respecter les autres usagers qui font la queue.
Ce cadre n'a sûrement pas lu Montaigne, il est vrai que pendu à son téléphone à longueur de journée et peut-être de nuit, il n'a pas le temps de lire. Mais il a le temps de soigner sa vanité !

lundi 15 octobre 2012

15 octobre 2012 : un dinosaure



Et l'on dit en effet que le sage vit autant qu'il le doit et non autant qu'il le peut. Le meilleur cadeau que la Nature ait pu nous faire, et qui nous ôte toute raison de nous plaindre de notre condition, c'est de nous avoir laissé la clef des champs ; elle n'a mis qu'une seule entrée à la vie, mais cent mille façons d'en sortir.
(Montaigne, Les Essais, Livre II, 3, 4 trad. Guy de Pernon)


Quelques mots avant de quitter Bordeaux pour la semaine. Le blog va donc momentanément s'arrêter car je vais être pris par les rencontres multiples avec mes amis poitevins, ainsi que par les manifestations littéraires de Passeurs de monde, écrivains, éditeurs et traducteurs étant à la fête.
J'espère n'avoir blessé personne avec mes derniers blogs, notamment en parlant des minorités. On m'a fait remarquer que certaines minorités sont dangereuses ; ainsi les terroristes, d'autant plus dangereux qu'ils peuvent faire l'objet de l'admiration de larges majorités : la radio rapportait ces jours-ci que les jeunes de nos quartiers considéraient généralement Mohamed Merah comme un héros ! De très larges fractions (la majorité ?) des habitants des pays musulmans restent admiratifs devant les attentats du 11 septembre 2001 ! Mais on voit bien qu'on retombe alors devant la majorité qui fait peur... Les majorités font toujours peur, parce qu'elles sont toujours prêtes à prendre le vent dans le sens qui les arrange, comme on a pu le voir dans Le chagrin et la pitié, où à quelques mois d'intervalle, Pétain puis De Gaulle étaient acclamés par une foule parisienne en liesse, dont probablement une bonne partie était composée des mêmes individus !
Je me référais surtout aux minorités fragiles, celles qui ont besoin d'être encouragées et soutenues : les enfants en premier lieu bien trop souvent abrutis et maltraités, les différents (étrangers, gitans, sans-papiers, homosexuel(le)s et transsexuels, artistes et poètes, doux dingues), les amoureux vrais (très minoritaires par rapport aux stakhanovistes du sexe), les handicapés (bonjour le parcours du combattant dans les villes et sans doute pas que là !) et les malades, les vieux et les isolés, les chômeurs et les très pauvres (car, n'en déplaise au patronat, sans pauvres en très grand nombre, les actionnaires et spéculateurs ne s'enrichiraient pas, et je suis assez d'accord avec le personnage de Ben Okri, qui dans la nouvelle Dans la ville de poussière rouge, du recueil Étoiles d'un nouveau couvre-feu, "en arriva à la conclusion qu'il était impossible de s'enrichir honnêtement. Quand il y a de l'argent, il y a vol, se dit-il !"), les lecteurs (eh oui, nous sommes aussi une minorité !) et les gens qui souhaitent se cultiver et partager leurs connaissances, les partageux d'une façon générale, etc... On pourra sans doute me dire qu'en additionnant tout ce monde, on obtiendrait une majorité, sauf qu'une addition de minorités n'a jamais fait une majorité. 

 
Et qu'il y a des minorités très fragiles : celle des lecteurs et des acheteurs de livres, par exemple, va bientôt disparaître, entraînant la fermeture des librairies (ça a déjà commencé, le processus est largement entamé aux USA et comme on suit béatement toutes les conneries de ce grand pays, ça ne saurait tarder en France)... Pour l'instant, ça ne se voit pas trop, parce que les éditeurs multiplient les publications, et qu'on a l'impression par la quantité de la production qu'il y a de plus en plus de lecteurs et d'acheteurs. Il n'en est rien. Toutes les statistiques le disent. Le nombre moyen d'exemplaires par titre a chuté fortement. Ces dernières années, le nombre d'emprunts en bibliothèque s'effondre dramatiquement. D'ailleurs, je ne vois pas comment la nouvelle génération, qui saute d'un écran à un autre (télévision, ordinateur, smartphone, etc.), tous écrans bouffeurs de temps, trouverait du temps, du silence aussi, pour lire.
C'est plié, je suis un dinosaure !

dimanche 14 octobre 2012

14 octobre 2012 : deux brûlots


Je crois que c'est l'âge qui va mal à la révolte, je crois qu'une certaine posture de jeunesse n'est pas tenable passé la date, je crois qu'il y a péremption pour la colère, ou alors c'est une faiblesse [...]
(Gilles Sebhan, Domodossola : le suicide de Jean Genet)


Nous sommes dans les territoires occupés, au début des années 90. Les soldats israéliens maltraitent et parfois tuent sans états d'âme tous ceux qui protestent, essaient de vouloir défendre leur bien, leur maison, leur terre, en les traitant de terroristes : "lorsque l'ennemi entre dans ta maison et prend tes vêtements, voilà, et quand il occupe les pièces de ta maison, et te laisse un bout de couloir, juste ce qu'il faut pour y tenir debout, toi et ta famille […], et qu'après, après avoir pris ce qui est à toi, il te dit maintenant « faisons la paix », voilà, si tu dis non, tu es un terroriste ?" C'est ainsi que le conflit est perçu par des jeunes Palestiniens de Gaza qui ont perdu des parents, qui ont été chassés de chez eux par la soldatesque. Ibrahim, Riham et son frère Gihad, Nedal, Mohammad, Ramy, Ahmed et le jeune Oualid, se soudent entre eux et essaient de reconstituer une fratrie, en rêvant à un monde meilleur. Mais l'horreur de la guerre et des tueries gratuites les rattrapent lorsqu'ils voient des soldats assassiner froidement un jeune garçon et sa mère ou faire sauter des maisons. L'Intifada commence, cherchant à venger la population. Oualid, à peine adolescent, qui a toujours vécu dans la rue, a la haine chevillée au corps. Aux provocations des enfants qui veulent être chez eux et qui jettent des pierres ripostent les vraies balles de soldats surarmés. Car la haine ne peut qu'engendrer la haine. Pourtant, pensent certains Palestiniens, "Ils ont souffert, ils ont été persécutés, et au lieu d'en tirer un enseignement, au lieu d'avoir pitié de nous parce qu'ils connaissent la douleur, ils nous infligent les tortures qu'on leur a infligées". Tout cela finit très mal, la fragile communauté se délite. Des survivants, Ramy, ne supportant pas d'être amputé de la jambe, se suicide, Mohammad devient fou, Gihad pour la Syrie et Nedal choisit le combat permanent. Quant à Ibrahim, il "meurt chaque jour en même temps qu'un camarade palestinien, qu'un enfant, qu'une femme, qu'un homme, en même temps que l'Intifada et ceux qui la combattent". 

 
Alors, trouve-t-on ici "incitation à la haine", "apologie du terrorisme et du Djihad", voire "incitation à la haine raciale et antisémite" comme l'ont estimé les associations qui ont demandé l'interdiction de ce roman écrit par une très jeune égyptienne (quinze ans) vivant en Italie ? D'une part toute la narration est vue du point de vue des jeunes Palestiniens, qui ne peuvent pas penser autre chose que ce qu'ils sont en train de voir : confiscation de terres, maisons détruites, soldatesque abusivement arrogante (je pensais aux contrôles au faciès dans nos quartiers et au rejet qu'ils suscitent). Ramy ne dit-il pas : "il faut garder notre sang-froid, même la douleur ne doit pas nous rendre fous. Nous devons les vaincre en nous maîtrisant nous-mêmes. […] Avec les attentats et les bombardements, nous n'arriverons jamais à la paix". Cependant l'humiliation permanente, l'absence de perspectives, les émotions primaires, sont les plus fortes. Même l'histoire d'amour entre Ramy le Palestinien et Sarah l'Israélienne sera sans issue.
Au fond, la jeune romancière de Rêver la Palestine ne fait que dénoncer ce que tout le monde sait : une situation bloquée dans laquelle les Palestiniens, dépourvus de leurs droits les plus élémentaires, se trouvent confrontés avec une armée d'occupation. Et encore, le livre a été écrit avant la construction du fameux Mur de la honte, condamné par les Nations-Unies (mais si j'étais méchant, je dirais que, comme l'Allemagne des années 30 avec la SDN, Israël n'a jamais admis que l'ONU se mêle de ses affaires) !
Or, tout de suite après ce livre, je me suis lancé dans celui de Mumia Abu-Jamal, En direct du couloir de la mort. Et j'ai vu plus d'une ressemblance entre la situation des Palestiniens et celle des jeunes (et vieux) noirs des USA, telle que décrite par Mumia : "Alors qu'ils sont privés de toute possibilité de subsister légalement, méprisés par les politiciens prédateurs et par la police, abandonnés à un système éducatif dégradé qui ne leur laisse guère de chance de réussir, au lieu de paroles d'amour, les enfants de cette génération n'entendent que des paroles de mépris. Devons-nous vraiment nous demander pourquoi ces jeunes sont aliénés ? Où est la surprise ? […] Ils sont moins « perdus » qu'« égarés », voire abandonnés, par un système de plus en plus raciste qui sape leur potentiel", nous dit-il du fond de sa prison, où il croupit après un procès inique comme il y en tant aux États-Unis. Rappelons tout de même que ce pays qui se mêle de donner des leçons partout dans le monde a un nombre de prisonniers trente fois supérieur à celui de la France (pour une population à peine quatre fois supérieure), que ses prisons sont parmi les pires de la planète mais sources de profits juteux pour la « libre entreprise »(bravo les patrons!), que les peines de mort et à perpétuité sont légion, que le "25 janvier 1993, les neuf juges de la Cour suprême des Étas-Unis concluaient dans l'arrêt Herrera contre Collins que de nouvelles preuves d'innocence ne donnent pas un droit constitutionnel à un réexamen du dossier. En clair, la loi autorise l'exécution d'un innocent", comme le rapporte Marie-Agnès Combesque, dans sa postface au livre de Mumia, L'hyperviolence des prisons d'Amérique. Que, comme Mumia le souligne, "le système a récupéré les principaux thèmes non-violents de Martin Luther King afin de protéger ses propres intérêts. Imaginez la plus violente nation de la Terre, héritière du génocide des Amérindiens et des Africains, la seule nation qui a largué des bombes atomiques sur des populations civiles, le plus grand marchand d'armes du monde, le pays qui a arrosé au napalm dix millions de Vietnamiens (afin de les « sauver » du communisme), le roi de l'enfermement, – imaginez donc ce pays qui brandit le cadavre de King en appelant à la non-violence !"
Couverture de En direct du couloir de la mort
 
J'avais à plusieurs reprises signé des pétitions en faveur de la révision du procès de Mumia. Mais je n'avais encore jamais lu un de ses livres. Il y dénonce bien évidemment la prison, "agression de chaque seconde contre l'âme, une dégradation quotidienne de la personnalité, un couvercle d'acier et de brique qui opprime et dilate la durée", mais surtout la situation encore extrêmement raciste faite aux noirs. Et de ce point de vue, on peut aussi y lire en filigrane ce qui nous attend ici, si nous ne parvenons pas à régler promptement le problème de nos propres ghettos. La violence de l'ordre établi se trouvera confrontée à une violence souterraine activée par la prison. Car il faut répéter encore que cette dernière, au lieu de réformer et de restaurer les individus, les pervertit impitoyablement. Il n'y a pas de lieu où la loi est plus bafouée, où seul le droit du plus fort règne. Et c'est bien là que se tissent les draps de lit du terrorisme, un nombre croissant (sans jeu de mots) de jeunes s'y convertissent à l'Islam et croient trouver ainsi une solution à leurs problèmes. Non, la prison ne règle rien !

samedi 13 octobre 2012

13 octobre 2012 : vive la télé !


alors je tuerai tout le monde et je m'en irai.
(Alfred Jarry, Ubu roi)



La dictature de la majorité m'a toujours insupporté. Même enfant. Je me souviens en CM 2 comment une large majorité de la classe s'était liguée contre une pauvre fille qui n'était pas bien douée, un peu laide, très grande (j'étais minuscule) et plus âgée (j'avais un an d'avance, ça devait nous faire deux, peut-être même trois ans d'écart), mal fagotée, sans doute (mais après tout, je n'en savais rien) pas assez aimée chez elle, et objet de toutes les moqueries. Elle était devenue ma préférée, en particulier quand on jouait en cour de récréation au jeu « Entre les deux, mon cœur balance », une ronde enfantine assez cruelle, où on devait choisir entre deux filles (ou garçons) placées au milieu de la ronde, et où à la fin tout le monde donnait un coup à celle (ou celui) qui n'avait pas été choisie, et embrassait celle choisie. Je la choisissais.
 
"Entre les deux, mon cœur balance
Je ne sais pas laquelle aimer des deux
C'est à, c'est à, c'est à Françoise ma préférence,
Et à Caroline les cent coups de bâton
Ah! Caroline si tu crois que j't'aime
Mon p'tit cœur n'est pas fait pour toi
Il est fait pour celle que j'aime
Et non pas pour celle qu'j'n'aime pas."

Ça me fendait le cœur de voir qu'à chaque fois elle était battue, et que souvent on faisait exprès de la mettre au milieu pour servir d'exutoire à la méchanceté générale. C'était déjà, en somme, de la télé-réalité, où il faut choisir et éliminer. Tout ça pour en venir à parler de la télévision, qui est vraiment le règne de cette majorité épouvantable qui semble gouverner le monde. Il est loin le temps où Jean-Pierre Mocky se livrait en 1968 dans un film prémonitoire, La grande lessive, et avec l'aide de Bourvil, à une démolition en règle des abus de la télévision dans la conscience des jeunes élèves. Remarquons que ce film ne passe quasiment jamais à la télévision et qu'aujourd'hui où tous les films sont coproduits par la télévision, il ne trouverait pas de financement ! Et pourtant, à l'époque, on n'avait encore rien vu ! Loin aussi le temps où Bertrand Tavernier en 1979, dans La mort en direct, dénonçait les dérives de l'audimat.
Mais quelques films jouissifs sortis récemment sont encourageants. Tout de même, le pouvoir arrogant de la télévision, cette machine à décerveler parfaitement ubuesque (la plupart des animateurs semblent sortis tout droit des pièces de théâtre d'Alfred Jarry, qui ont pourtant plus de cent ans), il est bon de le dénoncer sans cesse et toujours, d'autant plus que c'est devenu l'unique source de « culture » d'une majorité de la population, chez qui les postes sont ouverts à longueur de journée. on ne parle plus que de ça (et des "buzz" d'internet) dans les conversations au bureau, dans les transports en commun le matin, « Qu'est-ce que t'as regardé hier au soir ? T'as vu un tel ? T'as regardé les guignols ? » etc.

Je n'ai pas vu Superstar, le film français. Mais sur le même sujet, le film italien Reality est magnifiquement réussi. Il se passe à Naples, dans les milieux populaires, où une émission de télé-réalité « Il grande fratello », fait fureur. Luciano, le poissonnier, beau parleur, poussé par ses jeunes enfants, tente le casting. Il n'y croit pas trop, mais peu à peu, se prend au jeu, il attend les résultats avec impatience, devient une vedette dans son quartier, et malgré les mises en garde de quelques membres de sa famille, convaincu qu'il va être un des heureux élus, vend sa poissonnerie. Il remarque autour de lui des va-et-vient de personnes inconnues, se persuade qu'il s'agit de gens de la télé incognito qui viennent s'assurer en cachette qu'il est un candidat valable, et finit par sombrer dans un délire paranoïaque dont il ne ressort pas indemne. Cette dénonciation par l'absurde des téléspectateurs voyeuristes est une vraie réussite, avec la tchatche italienne (ah ! le plaisir de voir un film italien en langue originale !), et démontre le vide spirituel dans lequel notre société tout entière (la société du spectacle chère à Guy Debord ?) est en train de sombrer.
 
Quant au film américain God bless America, il est sensationnel, à tous points de vue. Là, la télévision-poubelle est en toile de fond permanente, avec l'abrutissement omniprésent opéré par les reality shows, les innombrables spots publicitaires, les émissions de talk-show où l'animateur, généralement ultra-réactionnaire, prend la vedette et écrase l'invité... Le héros, Frank, est un Américain moyen, divorcé, harcelé par sa petite fille hystérique, qui ne veut plus le voir parce qu'il ne lui offre pas les dernières nouveautés numériques. Il est gêné par le jeune couple de voisins qui regardent la télé à longueur de journée et dont le bébé est un hurleur de première, et qui se débrouillent pour garer leur voiture de manière à l'empêcher de pouvoir sortir la sienne. Frank est dérouté par les discussions absurdes avec ses collègues de bureau qui ne tournent qu'autour des derniers potins télévisuels les plus débiles, et en particulier qui se moquent d'un jeune homme qui s'est présenté à une émission particulièrement obscène du style Nouvelle star. Frank donc, apprenant qu'il est atteint d'une tumeur au cerveau, qu'il est viré de son travail pour harcèlement sexuel (il a offert des fleurs à la réceptionniste de la boîte !), prend le taureau par les cornes, s'empare des armes qu'il possède, en achète d'autres et part à l'aventure pour libérer l'Amérique de tous ces horribles personnages qui polluent l'environnement : il s'en prend donc d'abord à une lycéenne infecte d'une émission de télé-réalité (« Je suis belle et riche », clame-t-elle à tout bout de champ et pique une crise quand ses parents lui offrent une belle voiture et non pas le 4x4 qu'elle voulait), il la tue, et à cette occasion, est rejoint par une autre lycéenne un peu paumée, Roxy, admiratrice de son acte. En fait, Roxanne est en décalage avec les autres ados de son âge, complètement décervelées pour ce qu'on peut en voir. Tous deux partent sur les routes, s'attaquent à un présentateur de talk-show qui a l'habitude de déverser sa haine sur les progressistes et de propager la peur (hop, éliminé lui aussi), à un groupe de manifestants anti-avortement et anti-pédés (ils ne pourront plus manifester !), à des jeunes abrutis qui passent la séance de cinéma à répondre au téléphone portable, à parler fort et à bouffer du pop-corn (ça va mal finir pour eux !), et enfin ils rejoignent le studio où est enregistré l'émission Ultrastarzs. Et là, en direct à la télé, Frank et Roxane se livrent en direct à un jeu de massacre. Tout cela est un mélange de Bonnie and Clyde et d'une sorte de road movie filmé à la manière d'un dessin animé (les séances de tuerie ne sont en aucune manière violentes, mais stylisées). La séquence dans le cinéma m'a forcément enthousiasmé, moi qui peste quand je vais dans un cinéma commercial (CGR, UGC) contre les bruits de pop-corn et parfois les sonneries de téléphone portable. Quant à la séquence finale dans le studio de télévision, gageons que Jean-Pierre Mocky ne la désavouerait pas : que la platitude, la servilité, l'indignité, la bêtise de ce genre d'émissions, les ravages qu'elles propagent dans notre société (les téléspectateurs vivent par procuration), soient dénoncées avec cette virulence, m'a réconcilié pour un moment avec le cinéma américain. Ouf, il n'y a pas que des blockbusters débiles pour handicapés mentaux !
On me rétorquera qu'avec la multiplicité des chaînes de télévision, il y a beaucoup d'émissions intéressantes. Certes, mais elles sont noyées dans une telle masse qu'il faut les chercher... Et visiblement, aussi bien les couches populaires en Italie (Reality) que les classes moyennes aux USA (God bless America) ne les regardent pas et sont coincées, manipulées entre spots publicitaires et émissions débilissimes ! Ce qui développe leur paresse intellectuelle. Et je ne parle pas des enfants et des jeunes nourris à cette malfaisance... Ça fait peur !
Je parierai que ces deux films n'auront pas beaucoup de succès : les gens n'aiment pas le reflet de la réalité, ni qu'on s'en prenne à leur support favori. Tant pis. Après tout, là, on est dans la salubrité publique. Il y va de la santé mentale de la population... "N'importe quelle sottise peut provoquer un mouvement dès l'instant que, autour d'elle, elle groupe une majorité !", dit Abel dans la pièce de théâtre d'August Strindberg, Camarades.
Vivent les minorités ! J'entendais ces jours-ci à la radio que ce mot était devenu non-politiquement correct, on ne l'emploie plus ! Tant pis, je l'aime, moi, ce mot, et suis fier de faire partie de tout un tas de minorités...

jeudi 11 octobre 2012

11 octobre 2012 : l'ordinaire des jours



évidemment que jamais je ne l'oublierai, lui qui m'a même appris la mort, le deuil irrémédiable, qui me l'a enseigné sans le vouloir.
(Mathieu Lindon, Ce qu'aimer veut dire)


Je me réveille ordinairement vers 6 heures, sauf, comme ce matin, quand la veille, je n'ai pas réussi à m'endormir (cette nuit, j'ai lu jusqu'à 1 heure et demi). En général, je traîne encore au lit, en reprenant un de mes bouquins qui sont posés sur le côté où je ne dors pas, et que je lis petit à petit, à ma fantaisie ; j'aime avoir plusieurs lectures en train, celle qui est en permanence à mon chevet comme une source de vie, Les essais de Montaigne, un recueil de poésie (Thomas Tranströmer, le dernier prix Nobel), un roman (j'ai achevé hier au soir Rêver la Palestine, de Randa Ghazy, et commencé un polar de Jean-Luc Loiret, La chute d'un flic poitevin) et un essai (après Danièle Sallenave, je me lance dans En direct du couloir de la mort, de Mumia Abu-Jamal, un Afro-Américain), sans parler du roman familial et libertaire de la famille Diaz, que m'a passé en tapuscrit mon beau-frère Hélénio. Passionnant sur le plan historique : "Pour les vaincus du fascisme que nous étions, la France était le pays modèle, celui de la Révolution française, celui des droits de l'homme, celui de la Commune de Paris, celui d'une littérature sans pareille, celui de Victor Hugo et, ô combien tombèrent de haut !" Oui, enfermés dans les «camps d'hébergement», euphémisme pour «camps de concentration» !
Vers 7 heures, je me lève et je vais déjeuner. Je prends mon temps, tout en écoutant la radio (selon les jours France inter ou France culture, les infos n'y étant pas traitées de la même façon, c'est intéressant de varier), et vers 7 heures 45, direction le cabinet de toilettes, brossage de dents, rasage, nettoyage intime, puis retour à la chambre pour ma petite gymnastique matutinale, une petite pensée pour Claire et mes enfants, et l'habillage. Il est alors 8 heures 30 à peu près, j'ouvre l'ordinateur pour voir le courrier arrivé dans la nuit et y répondre éventuellement.
Vers 9 heures, je descends mes huit étages pour faire mes courses (supermarché, presse, boulangerie). Au retour, je range les achats, lis le journal s'il y a lieu (je n'en achète pas tous les jours) et me mets à l'écriture, correspondance, poésie, copie des phrases qui m'ont plu dans mes lectures, blog. Parfois, j'écoute l'émission philosophie de 10 heures sur France culture. À 11 heures 30, je descends chercher le courrier dans la boîte aux lettres, puis je prépare le repas pour midi 30, en écoutant la radio. Après avoir mangé, rangé ou lavé la vaisselle et balayé par terre et le brossage de dents qui suit, je vais m'étendre et poursuis un temps une de mes lectures, avant de fermer les yeux pour un quart d'heure à vingt minutes.
L'après-midi est consacré à la poursuite de mes lectures ou de mes écritures, ou à l'écoute de musique ou de la radio, sauf si j'ai envie de sortir : au centre ville parfois, quand j'ai repéré un film qui m'intéresse à une heure qui me convient, ou pour faire des courses complémentaires, ou simplement pour me promener sur les quais et regarder les flots limoneux de la Garonne et rêvasser au temps qui fuit, mais aussi dans le quartier, pour méditer dans le parc ou aller à la Médiathèque de quartier changer mon stock de livres et de dvd. Parfois, vers 17 heures, je mets justement un dvd (film de fiction, documentaire, pièce de théâtre, opéra), avant de préparer le repas du soir. Je mange vers 19 heures 30.
Après manger, il y a plusieurs variantes : soit une de mes lectures en cours, soit écoute d'un disque ou d'une émission de radio, écriture ou tri de courrier, rangements divers et ménage, très rarement une émission de télévision et dans ce cas, souvent une émission que j'ai enregistrée et que pour une raison ou pour une autre, je ne pouvais pas regarder en direct. Ainsi, l'émission sur la Palestine de France 5 mardi dernier, je la regarderai ultérieurement, le mardi soir étant consacré à l'accueil et au repas en commun avec la jeune Colombienne. Je trouve les infos à la télévision affligeantes d'indigence, et préfère les écouter à la radio ou lire la presse.
Je me couche généralement vers 22 heures et lis encore pour m'endormir, ce qui ne réussit pas toujours (ex. hier au soir).
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Nouvelles du front des nouvelles technologies (nouvelle rubrique)
Téléphone portable (entendu à la radio) : une lycéenne est réprimandée par son prof de gym. Elle téléphone à son père qui débarque illico dans le gymnase et tabasse le prof. Bravo aux nouvelles technologies et surtout à l'imbécilité de certains (beaucoup?) de leurs utilisateurs ! À quand l'interdiction de ces appareils dans les établissements scolaires ? Ce serait une mesure de salut public. On va au lycée pour apprendre, pour préparer des examens, pour se cultiver, pour devenir sociable, me semble-t-il, pas pour passer son temps sur les réseaux sociaux ou pour être en communication permanente avec ses copains et parents ! C'est décidément un engin redoutable, quand on pense qu'il est aussi utilisé par les terroristes pour faire exploser des bombes artisanales à distance !
Informatique : le service des impôts a des progrès à faire. Après la taxe foncière en septembre, je viens de recevoir la taxe d'habitation. Dans les deux cas, le prélèvement mensuel que j'ai versé pendant dix mois n'a pas été pris en compte. Explication : je suis allé les deux fois aux impôts, avec photocopie de mes papiers de l'an dernier pour prouver qu'on m'avait bien fait un retrait mensualisé, mais comme c'était à Poitiers, et alors que j'ai pourtant toujours le même n° de contribuable, Bordeaux n'a pas percuté qu'il s'agissait de la même personne !!! Par contre, j'avoue que, comparé à la Préfecture, où j'ai dû revenir à quatre reprises pour obtenir ma nouvelle carte grise, le service des impôts de Bordeaux est d'une efficacité redoutable : on passe immédiatement, la dame photocopie mes papiers et me dit de ne pas m'inquiéter, la situation va être régularisée dans les plus brefs délais ; en cinq minutes, c'est plié, je reprends le bus. C'est effectivement déjà régularisé pour la taxe foncière. Je me permets quand même de poser la question aux nombreux informaticiens de la famille : comment se fait-il que le fichier informatique des n° de contribuables ne soit pas centralisé, et que le lien ne soit pas automatique en cas de déménagement ? Ça me paraît pourtant simple !