vendredi 29 avril 2011

29 avril 2011 : comme un fleuve

Comme je descendais les fleuves impassibles...
(Arthur Rimbaud, Le bateau ivre)


Une fois fois n'est pas coutume, et comme il faut bien donner un peu de variété à mon blog, j'ai envie d'entamer la fantaisie de vous adresser de temps en temps un de mes textes de création récents... Un poème en vers libres ou en prose... Ce qui fera d'ailleurs des pages plus brèves. Prêt(e)s à lire, je commence.

C'est vrai, j'ai toujours rêvé d'aller là où vont les fleuves.
Sourdre, jaillir, ruisseler, écumer, onduler, couler, paresser... Entraîner dans mon sillage brindilles et feuilles mortes, briser sur mon cours les reflets du ciel, du soleil et des nuages... Sauter comme un poisson, ricocher et faire des ronds dans mon eau, plonger dans une chute, éprouver la puissance du rapide, me noyer dans l'ombre des aulnaies ou des peupleraies, paresser dans la plaine, me diviser en bras échevelés, m'envaser même...
Et puis, un jour, devenu estuaire ou delta, inscrire ma marque, mes odeurs, mes couleurs dans la mer, diluer mes alluvions et mes scories dans l'océan...
Disparaître comme toi, mon aimée, un jour, tu es partie, suivre ton fleuve à toi, à ton allure à toi, à ton moment à toi.
Puis, l'heure venue, je rêve de me retremper dans tes eaux, de goûter de nouveau à ta source, et surtout, surtout de ne pas manquer notre ultime rendez-vous.

21 avril 2011 : Paris, la Russie et Venise

si chacun pouvait devenir quelqu'un d'autre, nous serions tous le même, vu que chacun voudrait être beau, grand, fort et riche...

(Sylvain Trudel, Vaisseau négrier, in La mer de la tranquillité)



Paris, la ville épuisante, surtout par ce soleil éclatant. Mais en même temps si agréable et chaleureuse, les terrasses de café sont bondées, on ne dirait pas que c'est la crise, il est vrai que les vacances ont commencé, il faut croire que nombreux sont ceux qui partent en vacances... Et voilà, j'y suis un touriste comme les autres, venu chercher mon visa russe, et repartant bredouille, car le site internet de l'ambassade est si mal fait que je n'avais pas imprimé le bon formulaire, n'avais pas vu qu'il me fallait une attestation d'assurance, et après une longue et douloureuse queue (bien qu'arrivé à 8 h 45 devant l'Ambassade, il y avait déjà 50 mètres de queue, et comme ils ne faisaient entrer que par paquets de trente personnes environ, je n'y suis entré qu'à 10 h 35), je me suis aperçu que j'avais attendu pour rien, et que finalement je serai obligé de procéder par correspondance, mais pas avec l'Ambassade, avec une agence spécialisée qui se chargera de tout.

Mais j'étais aussi venu pour revoir des personnes diverses et variées, à commencer par mes cousins chez qui j'ai dormi pour la première fois et qui m'ont quitté ce matin pour aller à Séville ! En une soirée avec eux, j'ai appris à mieux les connaître, – au fond, comme avant j'allais chez leurs parents, désormais décédés, je n'avais jamais passé un long temps avec eux – et surtout le militantisme de C., son désir aussi, maintenant qu'elle est à la retraite, de faire le chemin de Saint-Jacques à pied, départ de Paris (ce qui m'a remis en mémoire le film de Coline Serreau vu il y a quinze jours à la télé chez ma belle-sœur), tandis que F., lui, est plutôt un adepte du vélo : comme je le comprends ! Hier midi, j'avais déjeuné avec S., que j'avais accueillie au mois de septembre dernier chez moi, et qui m'a serré dans ses bras avec chaleur, ce qui m'a rudement fait plaisir. Ce midi, déjeuner avec M., qui me fera participer à une lecture poétique lors de la journée des jardins le samedi 3 juin, d'un jardin public à l'autre dans la commune des Lilas, aux portes de Paris. Comme elle fait partie d'une troupe de théâtre amateur et va jouer sa propre pièce, La complainte de l'obèse, le 1er juin, je compte donc revenir passer quatre ou cinq jours à Paris à ce moment-là. Je vais d'ailleurs l'inviter à venir assister à l'une de nos représentations qui vont débuter le 15 mai.
La complainte de l

Et puis cet après-midi, pour me consoler de l'échec russe, je suis allé à la Cité de la musique voir l'exposition Brassens, qui m'a vivement intéressé : beaucoup de documents, photos, manuscrits, dessins de Joann Sfar, qui a illustré les chansons de Brassens ainsi que divers épisodes de sa vie. Exposition interactive ; malheureusement, il y avait du monde, beaucoup de jeunes qui ont monopolisé tous les écouteurs et ordinateurs, j'aurais dû y aller le matin, les jeunes sont encore au lit, surtout en vacances ! Et puis, un auditorium, avec sur grand écran projection du récital de Bobino en 1969, avec quelques chansons marquantes, qui s'achève sur celles célébrant la mort (Le grand chêne, L'ancêtre, Supplique pour être enterré sur la plage de Sète, Bonhomme). J'ai apprécié sa modestie : "Je n'avais pas assez de génie pour être poète. Alors j'ai mis des mots sur ma musique" (cité de mémoire). Je devrais en prendre de la graine, tiens. Il est vrai que je ne me prends pas non plus pour un génie ! Et j'ai résisté à acheter des disques, dvd ou livres !

Et puis, j'ai commencé à lire dans le train le fameux livre L'espèce humaine, de Robert Antelme, que m'a prêté l'amie Odile, et où il nous fait part de son expérience des camps de concentration nazis. Très différent des livres de Imre Kertesz ou de Primo Levi, mais tout aussi remarquable. J'en parlerai dans un prochain blog, de ce livre étonnant. Je rappelle que Robert Antelme, résistant, était alors le mari de Marguerite Duras, qui a raconté son retour à la vie dans le livre également magnifique, La douleur. Il a réussi à rester un homme, d'où le titre du livre, car les SS voulaient absolument rayer les prisonniers de l'espèce humaine.

Ce qui me ramène à mon visa russe : on voit là aussi une partie de l'espèce humaine user de son maigre pouvoir pour ralentir les autres, leur faire perdre du temps ; je m'en foutais, je lisais le livre d'Antelme, et je discutais avec mes voisins, dont un monsieur de plus de soixante ans apparemment à la retraite, mais qui continue à effectuer des missions techniques (il était ingénieur dans les centrales thermiques) à l'étranger : "comme ça, je vois du pays", nous disait-il, "et je n'ai pas trop l'impression de vieillir".

Et j'allais oublier de dire que mon voyage autour du monde commence à se préciser : départ en janvier prochain. Durée, en fin de compte, de 76 jours seulement, car la compagnie que le faisait en 126 jours ne prend plus de passagers. Mais un vrai tour du monde toutefois, par le canal de Suez et le canal de Panama. Je vais en voir du pays, escales aux Émirats arabes unis, Singapour, Hong Kong, Shanghaï, Pusan (Corée), Balboa (canal de Panama), six ports des USA... Je ne sais pas si ça me donnera l'impression de moins vieillir.

Et autre chose encore, je m'inscris, grâce à mes cousins du Languedoc, à un séjour à Venise début septembre au moment de la Mostra (le Festival cinématographique), avec carte d'accréditation. Finalement, je le ferai, ce voyage à Venise...

lundi 18 avril 2011

18 avril 2011 : Quarante-cinq ans après

moi qui ne suis pas vraiment « vieux » et cependant pas jeune non plus, si l'âge, d'une certaine façon, se calcule d'après la distance plus ou moins courte qui sépare de la mort.
(Atsushi Nakajima, La mort de Tusitala)


Le bon Alexandre Dumas avait appelé la suite de ses Trois mousquetaires Vingt ans après. La deuxième suite, Le vicomte de Bragelonne est sous-titré ou Dix ans plus tard. Je peux donc bien moi-même pastiché cet écrivain que j'aime toujours, si longtemps après avoir commencé à le lire. J'ai été ravi d'entendre l'écrivain américain Craig Johnson l'autre jour citer Dumas et parmi les mousquetaires, Athos comme modèle. Au fond, n'en déplaise à certains, nous n'avons pas si mauvais goût. Et ce serait terrible tout de même de négliger cet auteur maintenant panthéonisé. Il est vrai que être au Panthéon, c'est d'une certaine façon être mort. Et pour moi, il est bien vivant. Aussi vivant qu'un écrivain en chair et en os. Aussi vivant qu'un vieux film ! Quelle drôle d'idée d'affubler l'adjectif vieux à un film, dès qu'il a dépassé deux ou trois ans d'âge ! Alors, bien sûr quand il date de 1954... Dit-on de la Joconde que c'est un vieux tableau, non mais ?
Mais pour moi Brigadoon date de 1966, année où je le vis pour la première fois au ciné-club bordelais. Grâce à mon travail de nuit en fin de semaine aux Halles, je pouvais me payer le cinéma. Les séances du ciné-club avaient lieu dans un cinéma de la rue Judaïque qui n'existe plus aujourd'hui. C'était à dix minutes à pied de mon foyer d'étudiant. Et, étrangement, alors que j'ai fréquenté ce ciné-club pendant mes deux années de licence, c'est le seul film qui m'est resté en mémoire, signe qu'il m'a profondément marqué. Je l'ai revu plusieurs fois à la télévision, on me l'a offert en dvd avec d'autres comédies musicales de Gene Kelly à Noël dernier. Et, quand j'ai vu dans le journal qu'il allait être projeté à Chauvigny (25 km de Poitiers, quand même), je me suis dit qu'il fallait que je le revoie sur grand écran, en l'occurrence très grand, puisque ce fut un des premiers films en cinémascope, très beau format panoramique que j'apprécie énormément. J'ai tenté d'inviter quelques ami(e)s à se joindre à moi, mais je m'y suis pris trop tard. Tant pis, j'y suis allé seul, comme neuf fois sur dix quand je vais au cinéma : "tout seul dans le noir, on se sent moins seul, parce qu'on ne voit pas qu'il n'y a personne d'autre" nous dit le jeune homme, héros de La mort heureuse, nouvelle de La mer de la tranquillité (Sylvain Trudel). Mais j'ai discuté avec deux spectatrices avant le début du spectacle, dont l'une avait déjà vu le film et m'a parlé d'un enchantement, et que, pour rien au monde, elle ne le manquerait. Les beaux esprits se rencontrent !
Brigadoon est donc un "musical", comme disent les Américains (l'ami C. me reprendrait et dirait avec plus de justesse les États-uniens), ce que nous traduisons souvent par comédie musicale. Notons que ce ne sont pas toujours des comédies. Ce sont des films chantés et dansés. On aime ou on n'aime pas. Moi, j'ai toujours aimé. (Et hier encore, j'ai regagné la voiture en dansotant sur le trottoir et en chantonnant. La vie serait tellement plus belle si on chantait et si on dansait plus souvent.) Fermons la parenthèse.
Le film raconte l'histoire de deux Américains, Tommy l'idéaliste (Gene Kelly) et Jeff le désabusé, venus chasser la grouse dans les Highlands d'Écosse. Perdus dans le brouillard, ils ne savent plus où ils sont, puis découvrent dans une échancrure un village qui ne figure pas sur la carte. Ils franchissent le pont qui y mène et, ô surprise, les villageois sont tous costumés comme pour du folklore ("ça doit être pour des cartes postales", remarque Jeff). Ils tombent en plein milieu des préparatifs d'une fête de mariage qui doit se dérouler le jour même, et unir Jean Campbell et Charlie Dalrymple. Tommy fait la connaissance de la sœur de la mariée, Fiona (Cyd Charisse), dont il tombe aussitôt amoureux. Cependant, les coutumes bizarres des habitants titillent nos deux visiteurs. Un mystère plane comme si le village était hors de l’espace et du temps. En feuilletant la Bible que vient de signer le jeune promis chez le père de la mariée, Tommy découvre la date de naissance extravagante de Fiona : 1732. Sommée de répondre aux questions sur cette surprenante découverte, Fiona parle d'un miracle, mais refuse de l'expliquer et renvoie son amoureux vers le magister. Ce dernier raconte la légende de Brigadoon : deux cents ans auparavant, le pasteur du village, voulant échapper au pouvoir menaçant des sorcières, a conclu un pacte avec Dieu : le village s’endormirait pour un siècle et ne se réveillerait qu’une journée tous les cent ans. Tommy et Jeff ont débarqué pendant la deuxième résurgence du village. Et pour que le miracle perdure, il y a une condition : aucun villageois ne doit franchir les frontières qui ont été définies lors du contrat avec Dieu, sinon le village sombrerait définitivement dans l'inexistence. Et voilà que pendant la cérémonie du mariage, le premier amoureux de Jean, jaloux d'avoir été évincé et préféré par un rival (pourquoi en effet manifesterait-il optimisme et joie de vivre ?), s'enfuit et tente de franchir les limites de Brigadoon. On le poursuit dans la nuit qui est tombée, et Jeff, croyant avoir aperçu une grouse, tire malencontreusement sur lui et le tue. Le village est sauvé. Mais Tommy, bien que follement amoureux de Fiona, se laisse convaincre par Jeff que tout cela n'est qu'un rêve, et ils rentrent tous deux à New York, où l'attend sa fiancée. Mais Tommy ne peut oublier Fiona ; il décide de revenir à Brigadoon. Et un nouveau miracle advient : la puissance de son amour est telle qu'il réveille le magister : "Ne sois pas surpris, mon gars. Je t'avais dit que si quelqu'un aime profondément, tout est possible". Fiona arrive alors et le couple part pour une nouvelle nuit de cent ans.
Voilà, c'est tout simple, comme La flûte enchantée de Mozart, c'est un conte qui fait appel au merveilleux. Et je ne sais pas comment vous êtes, vous, mais moi, j'ai besoin de merveilleux. Le réalisme ne me suffit pas, même si je sais aussi l'apprécier tant au cinéma qu'en littérature. Mais enfin, de temps en temps, on a envie de vivre autre chose, de rêver. D'être, tout simplement : "J'ai failli être quelqu'un, on a tendance à l'oublier", dit le vieil homme de Sylvain Trudel, dans la nouvelle Vaisseau négrier, du recueil La mer de la tranquillité. Le cinéma nous y aide, dans ses meilleures réussites, à condition toutefois (comme d'ailleurs pour l'opéra) qu'on lâche prise et qu'on se laisse aller, qu'on accepte de ne pas comprendre peut-être. "« Tu comprendras quand tu seras grand. » Encore une chose qu'on m'a souvent dite, au temps de mon enfance, mais qui se révèle être un mensonge : j'ai seulement constaté que je comprenais de moins en moins", fait dire à son héros Atsushi Nakajima, dans La mort de Tusitala. Or, le héros en question n'est autre qu'un grand fabulateur aussi, Robert-Louis Stevenson, l'auteur de L'île au trésor et du Maître de Ballantrae, que dans les Tuamotou où il finit sa vie, les indigènes surnommèrent Tusitala, c'est-à-dire le conteur d'histoires. J'entendais à la radio ce midi Jorn Riel, le légendaire écrivain danois, auteur des célèbres racontars du Groënland. Un conteur extraordinaire aussi.
Alors, c'est vrai, comme Stevenson, il y a de plus en plus de choses que je ne comprends pas. Mais il y a une chose que je sais, j'ai besoin d'histoires et de merveilleux, et je suis sûr que tout le monde en a besoin. On picolerait moins, on se droguerait moins, on violenterait moins, on essaierait moins de dominer et d'écraser les autres, si on avait son content de merveilleux, de vrai, de bon merveilleux, de chant, de danse, d'enchantement, de grâce, de féerie, de magie, de fantasmes. Et un film comme Brigadoon, qui est un des sommets du romantisme fantasmatique au cinéma (avec le somptueux L’Aventure de Mme Muir de Joseph Mankiewicz) ne peut que combler nos manques en ces domaines. L'Écosse a été reconstituée en décors de studio (qui resservirent ensuite pour un autre très grand film, Les contrebandiers de Moonfleet, de Fritz Lang) stupéfiants de vérité : il paraît que les oiseaux venaient se percher dans les faux arbres, tant ils paraissaient vrais. Et en même temps, ça ne nuit pas au film, qu'on soit dans du décor, puisqu'on est dans un conte. Le film est d'un rythme lent, adapté à la vie villageoise du XVIIIème siècle, et le contraste avec la séquence new-yorkaise, trépidante de la suractivité de la faune urbaine, est saisissant. Le traitement de la caméra est d'une fluidité sans égale dans la séquence dansée et chantée par Tommy et Fiona dans les bruyères ou dans celle de la chasse à l'homme. Les costumes, les couleurs, la musique, la danse, tout contribue à l'enchantement, si on se laisse aller, je me répète. Mais on est au cinéma, on peut se laisser aller ! Et que ceux qui n'aiment pas les happy end aillent se faire voir ailleurs !
Dois-je dire aussi que j'apprécie sans retenue Gene Kelly pour sa douceur, sa simplicité, sa puissance aussi, son sens de l'émotion et que Cyd Charisse est très belle ? Et puis, pour ceux qui ont besoin de terre à terre, il y a le personnage de Jeff, sceptique et cynique, qui ne croit en rien, sauf à ce qu'il voit et qui se fait littéralement vamper par une villageoise quasiment nymphomane lors d'une scène d'une grande drôlerie. On retrouve donc ici le mélange de rêve et de réalité typique du cinéma de Minnelli (rappelez-vous Chantons sous la pluie).
Et tant pis pour ceux qui n'aiment pas le cinéma, ni les contes merveilleux, ils ne savent pas ce qu'ils perdent...

vendredi 8 avril 2011

8 avril 2011 : perspectives


Il paraît que soixante-sept ans, ce n'est pas grand-chose, pas de nos jours, et c'est bien l'impression que j'ai, je me sens en forme.
(Per Petterson, Pas facile de voler des chevaux)

Mais de temps en temps, il est bon de faire le point, surtout quand on a un petit pépin de santé. C'est au moment où je me décide enfin de faire le tour du monde, dès l'hiver prochain, avant d'être trop vieux (car "La vie est trop courte, se dit-elle, pour ne pas être belle", pense l'héroïne d'Hanne Ørstavik, dans Amour), que mes vieux disques usés se rappellent à mon bon souvenir.
Je n'avais pas eu mal au dos depuis dix ans. Est-ce dû à ma reprise du footing, à l'usure normale (d'après le radiologue, mâtinée d'un peu d'arthrose), à ma vie trop trépidante ??? Dans un premier temps, je me suis dit que c'était peut-être pas le moment que je déménage, alors que c'est ici que j'ai mes médecins, ni que je continue à faire des voyages que d'aucuns considèrent comme imprudents ou téméraires.
De fait, je peux encore me tracer des perspectives : déménager d'abord, après tout, ma décision est prise. Continuer à vagabonder de par le monde ensuite, parce que c'est dans ma nature de ne pas tenir en place, et que se fixer ne correspond pas à mes goûts. Et que j'ai envie de voir la famille, les amis, les connaissances, voire d'en faire de nouvelles... De découvrir des paysages, des gens, aller dans l'inconnu.
Continuer à lire tant que mes yeux me le permettront, car plus j'avance, plus je découvre l'immensité des continents littéraires, leur variété, l'étonnante richesse des histoires des hommes, de leurs romans, pièces de théâtre, poèmes, essais et écrits de toutes sortes. Et plus j'ai envie de lire et d'aller à la découverte.
Et bien sûr, à écrire aussi, même si dans mes moments de faiblesse, je me dis que ça ne vaut rien, ce que j'écris. C'est de toute façon une thérapie. Une manière de m'en sortir. De survivre, moi qui devrais être mort depuis longtemps déjà (si j'avais vécu au 19ème siècle, je serai mort enfant, avec l'écharde que je m'étais flanquée dans le pied en 1958, j'en serais pas sorti vivant), et de témoigner que tout de même, "c'est beau la vie", comme le chante Jean Ferrat.
Talents Vol.2 =new=
Tiens, on vient de m'offrir deux disques de ce chanteur : mes amis ont devancé mon idée, car j'avais bien l'intention d'acheter une compilation de Ferrat. Reçus hier, je les ai déjà écoutés tous les deux in extenso. Quelle belle voix ! Et quels textes, pas seulement ceux d'Aragon d'ailleurs !
Et le vélo, mon meilleur ami, celui qui ne m'abandonne jamais ? C'est incroyable, quand je suis dessus, je n'ai absolument pas mal au dos, preuve de son amitié véritable, alors qu'en voiture, terrible, du moins en conduisant. En marchant pareil, la station debout est pénible, au bout d'un moment, la douleur – très supportable cependant – irradie dans la fesse et la cuisse droites. Je crois pas que je vais visiter des musées dans l'immédiat. On verra si je suis remis pour visiter ceux de Saint-Petersbourg fin juin ! Si je ne peux pas, j'irai m'allonger sur l'herbe des jardins publics – si c'est autorisé.
Et de voir des films. J'en ai vu des bons, ces derniers temps, Les yeux de sa mère, Jimmy Rivière (sur les gitans, superbe), Les aventures de Philibert (un cape et épée qui m'a rajeuni de cinquante-cinq ans, et m'a donné envie de me relancer dans des lectures d'Alexandre Dumas ou de Michel Zévaco !), Revenge, un film danois magnifique sur l'amitié de deux pré-adolescents.
De rencontrer des écrivains aussi : mercredi prochain, un romancier Américain, Craig Johnson, sera à Poitiers. Ces rencontres sont toujours merveilleuses. Faut que je lise son livre, que je viens d'acheter aujourd'hui, d'ici mercredi.
Et puis, le théâtre : ce sera ma dernière année. Faut que j'en mette un coup, pour apprendre le texte, retenir les indications de metteur en scène, oublier mon mal de dos, tout en faisant des cabrioles sur scène ! C'est excellent pour la mémoire, et je me dis qu'à défaut de théâtre (encore que qui sait, à Bordeaux ???), je vais me mettre à apprendre des poèmes par cœur. J'en sais quelques-uns, mais ça me fera travailler les méninges. Et je rêve de faire un récital de mes propres poèmes, par cœur, quand j'aurai composé un recueil valable ! Ça restera sans doute à l'état de rêve, mais faut bien rêver pour avancer...
En somme, rester encore tant que je le peux, pas tout à fait dans la norme : les gens normaux m'insupportent, avec leur besoin de toujours filer dans un sens, toujours le même, et de vouloir nous couler dans leur moule, ces gens-là que chantait Brel : "Faut vous dire Monsieur / Que chez ces gens-là / On ne vit pas Monsieur / On ne vit pas on triche".
J'ai plus envie de tricher, en somme...


mercredi 6 avril 2011

6 avril 2011 : la vie et la mort sans illusion

Tu souffres beaucoup ?
Pas vraiment.
Seulement un peu dans l'âme ?
Un peu, je crois.
Laisse la douleur couler au fond. N'y touche pas. Elle ne te sert à rien.
(Per Petterson, Pas facile de voler des chevaux)


Attention, très beau livre : Du mercure sous la langue, du Québécois Sylvain Trudel (éd. Les Allusifs, également en poche dans la collection 10/18). Je reviens d'un périple vers le sud-est (Pignan, Aigues-Mortes, Montpellier, Lyon) et, bien entendu, j'avais apporté ma provision de livres. Ceux-ci ne m'ont pas empêché, du moins je l'espère, d'être très présent à la compagnie de mes cousins, de ma sœur et de mes enfants, puisque j'ai lu principalement dans le train ou la nuit. Cependant, ce livre magnifique, douloureux aussi, m'a touché essentiellement, parce qu'il m'a rappelé les derniers mois de Claire, et qu'il exprime avec vérité ce qui se passe dans la tête d'un malade en phase terminale.
Ce roman déroule, non sans humour, les dernières semaines de Frédéric Langlois, un jeune garçon de presque dix-sept ans atteint d'un cancer des os ("Ça me déprime de penser qu'une tumeur d'un gramme contient un milliard de cellules malignes. Ça fait du monde à la messe et pas mal de bouches à nourrir ; ça fait surtout se demander si on fait le poids devant l'Éternel"), qui tient le journal de son existence de malade incurable à l'hôpital ("ma garçonnière", comme il appelle ironiquement sa chambre, qu'il partage avec d'autres jeunes malades).
Frédéric refuse toute complaisance sur son destin et sur la vie : "tu ne peux même pas t'imaginer ce que c'est que d'ouvrir l'œil, le matin, en ayant encore en soi ce vieux réflexe de bonheur, puis de se rappeler soudainement qu'on est condamné". Il mène la vie dure aux adultes, sa mère, la psychothérapeute, l'aumônier, car il ne veut pas se laisser nourrir d'espoir ou d'illusions. Dans sa lucidité, il peut même être cruel, se sachant aux portes de la mort, il n'a plus rien à perdre, ni rien à prouver. Seule peut-être sa grand-mère lui paraît acceptable (malgré sa religiosité), et surtout les autres malades, comme Benoît, Erik, Marilou qui lui dit : "L'idée qu'il n'y a peut-être rien après la mort est la seule qui pour moi ressemble à un espoir."
Son récit est émaillé de réflexions sur la vie, l'avenir qui n'existe pas, la maladie, la religion et ses consolations ("Malgré tous mes efforts de bonne volonté, j'ai jamais ressenti la bonté des anges, ni l'amour du Christ, ni la miséricorde de Dieu, […] j'éprouve douloureusement la solitude de la nuit et le désespoir des âmes perdues"), Dieu contre qui il se révolte ("Et pourquoi pas la vie éternelle sur la terre plutôt qu'au ciel ? Je l'aime énormément, moi, cet astre qui est le berceau des mes jours et le lit de mes nuits"), la mort, et sur l'amour qu'il aurait bien voulu connaître (mais il sait qu'il faut aimer et le plus largement possible : "il faut aimer tout le monde, les meurtriers, les lépreux, les violeurs, les athées, les héroïnomanes, les nazis, les prostituées... Ou alors il faut n'aimer personne, sinon c'est une humanité ni chair ni poisson qu'on a dans le ventre..."), sur les visites de politesse qu'on lui fait ("faut avoir le courage d'être brutal, sinon, sinon un homme peut tomber bien bas, jusque dans l'apitoiement qui est au bas de l'échelle des sentiments"). Sur la famille aussi, son père qui n'aura pas eu la vie qu'il voulait ("il a peur d'être un homme vu ayant cru. C'est qu'il manque tragiquement de foi en cet homme qu'il pourrait devenir s'il le voulait vraiment...", ce père qui était "un mari gêné d'embrasser sa femme devant ses enfants"), son frère et sa sœur qui lui manquent et qu'il ne verra pas grandir, sur la poésie aussi, car il écrit (comme Marilou) des poèmes qui l'aident à survivre (oh ! il ne se fait pas d'illusions là non plus : "la poésie ne sauve les poètes d'aucun mal, mais elle les emmure vifs dans ce qu'ils ont toujours su").
Et surtout il cherche à se préparer à la mort inéluctable ("Je suis rassuré, je vais me voir partir. Ça m'aurait déprimé de me manquer, de disparaître subitement sans m'apercevoir moi-même une dernière fois, pas pour me dire merci ni des niaiseries comme ça, mais juste pour me prendre par la main une dernière fois, pour m'aider à franchir le seuil de la nuit sans fin"), et qui viendra sans lui laisser le temps de vieillir : "c'est dans l'épreuve qu'on vient vraiment au monde. Je comprends enfin, à la lumière de ce ciel qui s'est effondré sur moi, que je n'ai rien d'exceptionnel et que j'étais vaincu d'avance. La seule chance qui me reste serait de coiffer la maladie au fil d'arrivée pour lui mourir de vieillesse sous le nez, mais il faut que je me grouille si je veux devenir vieux à temps". Il s'est même trouvé un pseudonyme de poète : Métastase, comme les cellules qui le rongent, car il a découvert dans le dictionnaire qu'il y eut un poète italien de ce nom ! Et voilà qu'il finit par se dire : "On meurt comme on s'exile, rêvant de paix et de richesses, mais le cœur gros de son pays natal".
Parfois, il a des relents de violence : "Personne comprend que des fois j'ai le goût d'assassiner tout le monde, que j'ai souvent besoin de cracher sur tout ce qui bouge, d'être plus cruel que jamais, je veux dire quand je sens que je suis fait comme un rat, que la gueule du loup se referme sur une nuit fatale et que je ne peux plus supporter la vie des autres, ces inconscients tout boursouflés par l'espérance de vie qui est la mesure du possible – mais c'est rien, c'est rien, c'est juste mes aigreurs de moribond qui me remontent du fond des tripes avec ma mauvaise foi". Car c'est tout de même dur de devoir, si jeune, renoncer à la vie et à tout ce qu'on n'a pas connu. Mais il ne veut pas se plaindre : "Je n'aurais vraiment pas aimé ça, vivre ma vie en braillant sur ma jeunesse enfuie, surtout que la jeunesse, quand on y pense, c'est rien et n'importe quoi, une chose et son contraire, une légende à dormir debout..." Et tout ça sans se bercer d'illusions : "Pour mon plus grand malheur, j'ai jamais cru aux choses simples comme le bonheur sans nuage, parce que je crois les choses bonnes et mauvaises à la fois, vraies ou fausses selon le jour, parfois même selon les lumières mêlées d'un même jour..."
Et il ne regrette rien, même pas la possibilité d'un miracle, sa grand-mère lui a bien fait comprendre la signification de ceux contenus dans les évangiles : "Il faut tâcher de voir l'ensemble, comme pour un paysage ou une peinture, sans ça, l'essentiel nous échappe. C'est comme quand Jésus guérit l'aveugle dans l'évangile de Mathieu : il faut pas aller s'imaginer que l'aveugle retrouve vraiment la vue ! L'aveugle se met pas magiquement à voir le vrai soleil du vrai ciel, eh ! ce serait trop enfantin ! Il reste aveugle au monde des objets, mais Jésus le remplit d'une lumière nouvelle qui l'empêchera à jamais de se perdre dans la nuit de son cœur. L'aveugle qui voit, ça ne veut pas dire bêtement « l'aveugle qui voit », ça veut dire « l'aveugle qui croit ». C'est comme quand Jésus guérit le paralytique à Capharnaüm : le paralytique se lève pas vraiment de son grabat, ce serait trop stupide, trop cruel pour les handicapés qui lisent la Bible, mais Jésus lui rend la dignité. La foi fait grandir le paralytique à la hauteur des autres hommes et c'est ça le vrai miracle. […] la foi, la vraie, c'est pas une question de jambes". Oui, la foi, c'est croire ce qu'on dit, croire ce qu'on fait, croire ce qu'on est...
Et pour cela, il faut peut-être "renoncer à soi-même et au monde des objets pour embrasser la laideur, la solitude, la vieillesse, la maladie et la mort", et penser que de tels malheurs, comme son calvaire à lui, Frédéric, "rendent les gens meilleurs, humbles et généreux, humains et miséricordieux, attachés à leurs pareils et amoureux de leurs derniers jours sur terre". Et voilà, dans sa garçonnière, il ne broie pas toujours du noir : "Des fois, ce sont les visages que j'ai aimés qui viennent repeupler ma solitude. On dirait qu'ils jaillissent d'une lampe des mille et une nuits, souriants et gracieux comme des bons génies, mais lorsque je veux les serrer contre moi, je referme les bras sur le néant".
Longtemps que je n'avais pas lu un livre aussi dense, aussi fort, aussi raide !