Tous les jours de la vie on n’est pas grand chose, mais les soirs de fête on n’est plus rien.
(Yves Heurté, Le rêve du rat)
Faut-il que je sois dingue pour faire des centaines de kilomètres (bénis soient le TGV et la carte sénior), simplement pour revoir et serrer dans mes bras Gilbert Laumord, notre ancienne connaissance guadeloupéenne, ce comédien qui a encouragé Claire à fabriquer des marionnettes. Vingt-six ans après, comme les héros de Dumas, à peu de choses près, nous avons renoué à l'occasion d'un repas chez les Amis du théâtre Populaire d’Épinal (ATP, association qui existe aussi à Poitiers), dont il est l'invité, ici, pour une tournée dans les Vosges, en compagnie de son ami musicien, Jocelyn Ménard, un Québécois, pour un spectacle de contes et chansons ! Quand je leur ai raconté que j'avais fait le voyage en cargo, ils étaient tous intéressés, en particulier Michel, le mari de la présidente des ATP, qui voudrait rendre visite à sa fille au Québec, mais ne peut pas prendre l'avion...
Gilbert, dans son spectacle d’une heure intitulé Chante-moi un conte, conte-moi une chanson, commence d’abord par échauffer sa voix avec du bruitage, du chant, un dialogue savoureux en créole avec Jocelyn, puis il conte l’histoire d’Omé, le pêcheur saintois, de Terre-de-Bas, qui ne peut pas tenir sa langue, et qui veut à toute force raconter au roi la terrible aventure qui lui est arrivée sur la plage… Trop parler c’est pas bon, telle est la morale. Le tout avec la musique en contrepoint, du mime, de la danse, un spectacle très complet.
Et j'ai aussi fait connaissance de cette ville d'Épinal, siège des fameuses images vendues autrefois par des colporteurs, et que la dynastie des Pellerin porta à leur perfection. Imagerie populaire dont un musée, que j'ai visité, retrace l'histoire qui s'est particulièrement développée au XIXe siècle, notamment sous formes de planches comprenant plusieurs bandes, sortes d'ancêtres de la bande dessinée. Au départ gravées sur bois, les images furent ensuite lithographiées, la coloration se faisant au pochoir. Les sujets sont variés : religieux (vies de saints), historiques (les batailles, Jeanne d'Arc, la Révolution française, la légende napoléonienne, les uniformes militaires prennent la part du lion), récits moraux et édifiants, chansons, ou romans simplifiés en dessins (chansons de geste ou récits médiévaux, comme Geneviève de Brabant, contes et histoires populaires, tels Cendrillon ou le Chat botté, romans célèbres comme Robinson Crusoë), devinettes (il faut trouver ce qui est caché dans le dessin, et c'est loin d'être évident), images à colorier, ou à découper...
Ce sont des images destinées à un public largement enfantin ou illettré. Avec toujours sous le dessin un texte explicatif ou narratif qui s'adresse au public nouvellement alphabétisé. L'école de la IIIe République fit un large usage de ces images comme bons points distribués aux élèves. J'ai particulièrement remarqué dans l'exposition la production de décors de théâtre, c'est-à-dire de dessins multiples à insérer dans un une boîte pour figurer un décor en relief, ainsi que le rôle de la censure, les préfets, notamment sous la Restauration (interdiction de tout ce qui pouvait rappeler favorablement la République ou la Révolution) et le Second Empire (au contraire, exaltation de l'épopée napoléonienne) ayant leur mot à dire sur l'autorisation ou non de la diffusion de ces images par le colportage. Un très beau musée, on peut aussi visiter les machines et le matériel d'impression.
Je logeais à l’hôtel Carabas (oui, comme le marquis du Chat botté, ça ne s’invente pas) et me suis baladé pendant ces deux jours, où comme Jean Genet, j’ai éprouvé que « la solitude ne m’est pas donnée, je la gagne. » Mais qu’est-ce que ma solitude à moi qui ai tout, comparée à celle de ce jeune chômeur, Sylvain, rencontré sur un des ponts piétonniers sur la Moselle, qui faisait la manche, et que je me suis efforcé d’aider très concrètement, allant même jusqu’à l’inviter au spectacle de Gilbert. Sylvain est aussi musicien (son métier est plutôt dans le bâtiment, mais apparemment, la concurrence des ex-pays de l’est y est rude) et il a apprécié mon geste : nous avons pu vérifier que « tout artiste est précieux car il apaise le monde humain et enrichit le cœur des hommes, » comme l’écrit Natsume Soseki dans Oreiller d’herbes. Pour Sylvain, ce fut un soir de fête, et j'ai tenté de faire en sorte qu'il soit quelqu'un de nouveau ce soir-là !
Épinal semblait une ville presque morte. Dans laquelle on ressent peut-être plus encore qu’ailleurs le mot d’un écrivain cubain : « Vivre, c’est savoir quelle distance nous sépare des autres. » Les magasins regorgent de choses inutiles, et pour quel public ? J’imagine que la vie matérielle a son importance, mais que peut-elle être quand on n’a pas à manger, quand on ne peut pas payer l’assurance de son véhicule, et qu’on est encore plus handicapé pour dégoter un job, même en intérim ? Si maintenant même la jeunesse devient un exil, où va-t-on ? J’aime beaucoup cet adjectif : apocryphe, qui désigne en littérature ou en religion des textes dont l’authenticité n’est pas reconnue (par exemple les évangiles de Barnabas, de Judas, de Philippe, de Thomas).
On pourrait élargir l'emploi de ce mot au marché du travail, et dire que nous sommes en train de construire une génération "apocryphe", dont nous ne reconnaissons pas l’authenticité. Et pendant ce temps-là, les ministres voyagent en jet privé, aux frais des contribuables. Je m’étonne qu’il n’y ait pas davantage de terroristes !