vendredi 28 août 2015

28 août 2015 : une rencontre


L'homme libre est toujours en marche. Il ne se soucie ni de semailles, ni de moissons, moins encore de terrains et de clôtures. Entravé, pris au piège des saisons, « réprimant cette pulsion inséparable de son système nerveux » qui le fait tenir debout et le pousse à avancer, à aller toujours, le sédentaire contrarié libère son agressivité, sa cupidité, développant pour compenser une obsession de la nouveauté comme de l'accumulation.
(Jean-Luc Coatalem, La consolation des voyages, Grasset, 2004)


C'est une vieille dame ; au moment où je sors de la tour pour aller faire mes courses en cette fin d'après-midi de mardi, il est 17 h. je la croise à l'angle du trottoir de ma tour. Elle pousse un déambulateur et semble très handicapée. Je la salue, lui demande si elle a besoin d'aide pour franchir le dénivelé du trottoir, car bien entendu, elle risque de perdre son précaire équilibre, malgré les quatre roues du déambulateur.
On papote. Elle s'appelle Danika, est "originaire de Yougoslavie, celle de Tito, pas l'horrible d'aujourd'hui, habite dans la maison de retraite voisine, étant donné son état de dépendance". Mais elle tient à sa balade quotidienne en déambulateur, qui "remplace les anti-dépresseurs", ajoute-t-elle avec un sourire lumineux. "Et vous allez loin ?", je lui demande. Elle a un petit rire malicieux et ne répond pas à ma question, mais dit : "C'est que c'est c'est une prison, vous savez, là-bas !" Ça y est, elle a quitté le trottoir pour s'engager dans l'allée, avec mon aide. Avant de la laisser, je lui demande : "Ce n'est pas indiscret de vous demander votre âge ?" Coquetterie dans le regard : "Combien me donnez-vous ?" Difficile de donner un âge, à cause du handicap important de la marche. Je me lance : "80 ?" Elle rit. "Je suis née en 42, me dit-elle. Faites le calcul." Ai-je mal entendu, a-t-elle voulu dire ou dit 32, qui me paraîtrait plus conforme à son allure et à sa physionomie, je ne sais pas. Mais je reste coi. Tant elle paraît bien plus que soixante-treize ans, si tant est que ce soit son âge réel.
Elle me demande mon prénom et me laisse continuer mon chemin. Une demi-heure plus tard, j'ai rempli mon sac au supermarché et complété en achetant du pain chez le boulanger. Je rentre. Que ne vois-je pas sur le parvis central de mon petit centre commercial ? Danika, qui a parcouru les quelques 200 m en une demi-heure. Pour elle, pas de barrières, pas de clôtures, elle refuse d'être entravée.
Elle me reconnaît. "Ah ! Jean-Pierre ! Vous avez fini..." "Oui, je rentre, avez-vous besoin d'aide pour regagner votre..." Toujours son sourire plein de malice. "Prison ? Non, moi, je commence, je vais au supermarché. je rentrerai quand je pourrai." J'en revenais pas. Bon, si on la laisse sortir, c'est qu'elle peut, me suis-je dit. Comme je tenais à la main le plateau de pêches plates que je venais d'acheter, j'en sors une qui me semble mûre et je la lui donne. Elle la glisse dans le petit sac placé sur le déambulateur. "Je la montrerai à la caisse avant d'entrer, me dit-elle, pour pas qu'on croie que je l'ai volée !" Je ris. "Comme vous voulez, mais ça ne me paraît pas indispensable." Je lui serre la main ; elle garde la mienne assez longuement. "Vous êtes gentil, vous ! On se reverra ?" Et nous nous quittons sur cet espoir, tandis qu'elle enfourche son déambulateur pour rejoindre, au pas de sénateur de la tortue de La Fontaine, l'entrée du supermarché distante de vingt mètres...
Allons, me suis-je dit, tout en restant immobile pour la regarder qui tente de trottiner. Quel âge peut-elle bien avoir ? Quelle maladie a-t-elle eu qui l'a diminuée à ce point ? Comment vivre l'enfermement sans le considérer comme une prison ? Et je contemplais mon futur incertain : je me voyais un peu plus âgé et réduit pareillement à cet état diminué, inquiétant et redouté... et qui m'attend. Tahar Ben Jelloun, dans L'ablation (Gallimard, 2013), écrit : "C'est la grande leçon que je tire de cette épreuve : accepter ce qui arrive. Avoir la force de recevoir le présent comme il est et ne pas protester. Ce n'est pas du fatalisme ou de la passivité imbécile. Non, c'est la sagesse profonde, au sens où l'on dit que vivre, c'est apprendre à mourir."
Puissé-je être sage quand viendra mon tour !


dimanche 9 août 2015

9 août 2015 : douceur et violence


Le poète l'a dit : l'eau qui stagne immobile et sans vie devient saumâtre et boueuse ; au contraire l'eau vive et chantante reste pure et limpide. Ainsi l'âme de l'homme sédentaire est un vase où fermentent des griefs indéfiniment remâchés. De celle du voyageur jaillissent en flots purs des idées neuves et des actions imprévues. 
(Michel Tournier, Voyages et paysages, Gallimard, 2012)


Aujourd'hui, je parlerai de deux livres que j'ai lus, l'un tout récemment, Éloge de la gentillesse, l'autre sur le cargo il y a cinq mois, Tereza Batista, l'un qui nous parle de manière philosophique d'une vertu qui pourrait nous changer individuellement, l'autre qui évoque les duretés de la misère et nous incite aussi à la révolte collective contre l'iniquité. Mais le premier parle aussi de la violence, et l'héroïne du second est à sa manière, d'une douceur sublime.
Car nous vivons dans un monde de brutes, et ça semble loin de s'arranger. Les guerres sont de plus en plus meurtrières, les attentats de plus en plus horribles, le comportement de tout un chacun même, dans la vie quotidienne, s'avère désastreux : adultes stressés, mômes incontrôlables, consumérisme imbécile, arrivisme effréné, compétition impitoyable, cynisme effrayant des grands de ce monde, nouvelles technologies abrutissantes, addictives et aliénantes.
Emmanuel Jaffelin, dans ce bienvenu Éloge de la gentillesse, nous rappelle dès l'introduction que cette vertu n'est guère de mode : "Cyniques, nous vivons dans un monde où tout don vaut abandon, pour ne pas dire défaite. En faisant preuve de gentillesse, je m'oublie au profit d'un autre : les vieilles morales y auraient vu un signe d'humanité, le monde moderne y reconnaît une incongruité". Il dresse un rappel historique du mot gentillesse, ses origines latines (les gentils sont les bien-nés), puis sa déformation par le christianisme (les Gentils sont les païens), son renouvellement au Moyen-âge et aux temps modernes : création du terme « gentilhomme », qui s'applique de nouveau aux bien-nés, aux aristocrates.



Puis il fait le tour de la question, en distinguant la gentillesse de la bonté, de la mièvrerie, de la politesse, et surtout de la sainteté : cette dernière se révèle en effet un idéal inaccessible. Alors que la gentillesse, qui "est laissée à l'humeur et à l'appréciation de chacun", qui se produit par "la rencontre d'une situation et de notre disposition" à y répondre, est d'un abord possible à tous. Il note qu'à une époque où on déplore le manque de lien social, les effets de la gentillesse "permettent de rabouter [comme j'aime ce vieux verbe] les hommes les uns aux autres à travers ces petits gestes serviables qui sont autant de marques de tendresse". Il rajoute que la gentillesse est "un service peu coûteux [qui] modifie en substance la société" dans laquelle on vit, en remplissant "les interstices de nos vies" puisqu'elle rend "les services échappant à l'économie marchande ou à l'attention des proches". Il indique enfin que "la gentillesse n'est pas une morale de l'eau tiède mais une eau rafraîchissante et vivifiante, plus propice à stimuler en nous l'honnête homme qui veille qu'à nous conforter dans les penchants les plus radicaux".
L'auteur compare la gentillesse à l'impressionnisme en peinture : "De la même manière que le peintre impressionniste procède par touches (Cézanne), par points (Seurat) ou par taches (Van Gogh) pour faire émerger de la toile un portrait, un paysage, une scène de genre, l'homme gentil participe, par ses petits gestes, à composer le nouveau visage de l'humanité". Et cela, sans les révolutions sanglantes qui nous promettaient des lendemains meilleurs, et qui furent souvent désastreux. La gentillesse travaille dans l'ici et le maintenant : "Si la gentillesse désamorce toute révolution, c'est parce qu'elle n'attend pas qu'une élite vienne en remplacer une autre : elle en forge une nouvelle qui passe moins par une refonte de l'ordre social, économique et politique que par une réforme de soi". Il ose même concevoir ce que pourrait être une autre civilisation fondée sur la gentillesse : "Il suffit de se prendre à imaginer ce que seraient les entreprises et les gouvernements si la gentillesse prenait le pas sur le profit et la domination : les premières rechercheraient moins le rendement que la production de choses utiles ; les seconds s'aventureraient moins dans des stratégies d'affrontement que dans des relations de coopération".
C'est ainsi que nous pourrions créer une nouvelle noblesse, celle de l'esprit : "À travers le geste de gentillesse émerge ainsi une conscience générique, conscience que dans nos actes les plus petits et les moins coûteux se cultive ce qui nous est le plus cher : l'humanitas". D'autant plus que cultiver cette vertu nous éloigne de tout prosélytisme : "Il ne sert à rien d'enjoindre aux autres d'être gentils ; et il suffit pour soi de ne l'être que de temps à autre. Cette disponibilité intermittente que nous avons de nous ouvrir à autrui et de le servir évite l'embrigadement habituel des morales qui finit en lassitude ou en névrose". 
Il conclut ce magnifique éloge en nous disant que si nous souhaitons vraiment un présent plus harmonieux, "nous ne pouvons plus ignorer [la gentillesse] et, pour ce faire, nous ne pouvons plus résister à la tentation de la pratiquer et de rejoindre à l'occasion de ces petits gestes une noblesse spirituelle nouvelle et sans morgue", et que "Si les régimes politiques et leur épanouissement ou leur décadence sont le reflet de la moralité des citoyens, ne faut-il pas admettre que la pratique de la gentillesse peut contribuer à un certain mode de vie et à la rénovation de la vie sociale et politique ?"
Superbe plaidoyer en faveur d'une vertu qui semble, cependant, de plus en plus rare, voire même dépréciée de beaucoup. 
 
Quant au sublime roman d'Amado, voici mon commentaire : On suit dans ce long roman la vie de Tereza Batista, vendue à onze ans par sa mère et bientôt violée par le Capitão, qui porte en collier les anneaux de toutes les filles qu'il a déflorées de force, et à qui elle sert longtemps d'esclave dans le Nordeste brésilien. Poussée à bout, elle le tue. Elle connaît alors le bordel, la prison, la peste noire (combattue principalement par les putes, plus que par les médecins bourgeois qui ont fui au loin la contagion potentielle !), participe à la grande grève des prostituées de Bahia. Elle est ensuite entretenue par un homme riche et aimant, qui se mêle de politique, mais comme il "se contenta d'administrer honnêtement", sa carrière fut, de ce fait, très courte, et qui meurt dans ses bras. À aucun moment cependant, Tereza ne désespère de trouver un amour sincère et romantique : elle le trouve dans un marin de passage, "mulâtre tanné, brûlé du vent de la mer, pauvre et de peu d’instruction". 
 
Tereza Batista est un roman comme on n'en fait plus, plein de bruit et de fureur, de rires et de larmes, un roman populaire d'une grande richesse verbale, d'une construction savante, qu'on suit passionnément. Tereza est une héroïne au grand cœur, dans une histoire qui mêle le sublime au grotesque, le quotidien le plus sordide aux aspirations les plus hautes, sans jamais tomber dans le pathos et le larmoyant. Amado est un grand auteur populaire du Brésil ; il décrit le peuple, son métissage, ses misères, sa force aussi bien que son inertie. Amado est un conteur sublime, qui a pâti de ses prises de position politiques (il aurait peut-être eu le prix Nobel). Il est pourtant aussi un artiste qui a renouvelé constamment son art. Et qui fait passer sa critique de la société tout en finesse.
J'ai trouvé "Tereza Batista" dans la bibliothèque du cargo où je naviguais, je l'ai lu sous les Tropiques, et j'ai pu vérifier cette phrase de l'auteur : "ah ! la mer est un chemin sans fin, elle possède une force indomptable, un pouvoir de tempête, une douceur d’amoureuse quand elle devient écume sur le sable". Roman truculent et drôle, tragique et pathétique, cruel et satirique ("Imaginez, mon vieux, ces gens [les pauvres] en bonne santé et sachant lire, quel danger !"), aux personnages nombreux et toujours bien typés, qui nous propose une vraie tranche sociologique de la vie des misérables (à ce titre, c'est un roman hugolien) du Brésil de l'époque. Parfois Jorge Amado change le point de vue de narration, et pourtant, à aucun moment on n'est perdu. Oui, on peut s'émerveiller, se révolter aussi ("Quelqu'un qui bat une femme, persécute un enfant, est une fleur qui sent mauvais, approuva le géant"), devant le spectacle de la violence, des inégalités flagrantes et de la misère, telles que racontées de main de maître par le grand romancier brésilien.
Une vraie réussite, d'une grande maîtrise narrative. Impossible de le lâcher, quand on l'a commencé. Ou alors, c'est pour faire durer le plaisir et retarder la fin !