Si donc on appelle barbare le fait de tuer des gens pour rien, les Occidentaux sont barbares tous les jours, il faut le savoir. Simplement, dans le premier cas de barbarie, la barbarie des barbares, nous avons un meurtre de masse assumé et et suicidaire. Dans le cas de la barbarie des civilisés, c’est un meurtre de masse technologique, dissimulé et satisfait.
(Alain Badiou, Notre mal vient de plus loin : penser les tueries du 13 novembre, Fayard, 2018)
Le Napoléon vu par Abel Gance est un film exceptionnel, par ses dimensions (7 heures de projection coupées par un entracte d'une heure), par ses ambitions (c'aurait dû être le premier d'une série de cinq ou six), par ses qualités esthétiques. Ici, on peut parler de beauté, ce qui est rare quand on parle d'un film. Pourtant, j'aurais pu ne pas l'aimer, ce film, car son personnage principal n'est autre que Napoléon Bonaparte, qui n'est pas le personnage de notre histoire que je préfère. Il est un des protagonistes qui ont porté au plus haut cette barbarie des civilisés dont parle Alain Badiou cité en exergue, et c'est avant tout avant tout un faiseur de guerres.
Il est vrai que ce film encore muet (1927) mériterait davantage d'être nomme Bonaparte que Napoléon, tant il ne conte que les premières années de ce dernier, de sa,jeunesse à l'école de Brienne (superbe prologue situé en 1781, où le jeune pré-adolescent de, douze ans défend, avec dix camarades, un fortin de neige assiégé par quarante autres élèves) à la rencontre avec Joséphine de Beauharnais et au départ pour la campagne d'Italie (1796).
Comme écrivit plus tard Victor Hugo, "Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte", et le film entérine la légende napoléonienne plus que la biographie réelle du "grand' homme. On peut donc s'émerveiller devant la bataille de boules de neige, puis en voyant les démêlés de Bonaparte, jeune lieutenant puis capitaine, avec ses supérieurs, enfin du spectacle de la Révolution française et de la Terreur avec ses débats (les 3 dieux, Marat, Danton et Robespierre), du retour en Corse d'où il doit repartir précipitamment, du siège de Toulon, des atermoiements amoureux avec Joséphine. On est dans la légende. Mais c'est bien comme ça, et on ne demande pas mieux !
Les cartons de textes accentuent le côté légendaire. Mais les effets techniques sont impressionnants : invention de l'utilisation de la polyvision (triple écran) à la fin du film pour évoquer les débuts de la campagne d'Italie, usage de la surimpression ou superposition d'images (en particulier de l'aigle réel ou mythique, de Joséphine chaque fois que Bonaparte pense à elle), du montage parallèle pour les scènes de guerre ou pour évoquer les rêves de gloire du futur empereur. De nombreux plans révèlent aussi le côté méditatif du héros, encore loin d'être aux portes du pouvoir.
L'ensemble fait figure d'épopée, les scènes de bataille où Bonaparte se mêle aux soldats, sa chevauchée solitaire en Corse pour semer ses poursuivants, son voyage tout aussi solitaire dans la tempête sur le bateau qui lui permet de quitter l'île, les scènes de la Convention. Bref, on en a plein les yeux, et la partition musicale, mixage de tous les grands compositeurs, se superpose superbement aux images.
Je n'avais jamais vu aucune des versions successives de ce Napoléon, car Gance avait dû en réaliser plusieurs à partir des 450000 mètres de pellicule impressionnée. Mais je ne regrette pas d'avoir attendu : c'est un sommet de l'art cinématographique, un des plus beaux films du cinéma français. Mon seul regret est que Kubrick n'ait pas pu réaliser son Napoléon !
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