mardi 30 septembre 2008

30 septembre 2008 : le cinéma, reflet du monde

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Le cyclo-lecteur est aussi cinéphile, regrettant même amèrement la disparition des ciné-clubs ! Le cinéma nous procure souvent de grands plaisirs, autant que la littérature, dont il n’est parfois qu’un prolongement visuel. Je viens de visionner tout récemment deux films classiques, en noir et blanc, sur DVD, La légende du grand judo, de Kurosawa, et Les forbans de la nuit, de Jules Dassin, et au cinéma, deux films tirés de romans de Houellebecq, dont le tout dernier, La possibilité d’une île, mis en film avec un certain culot par l’auteur lui-même.
1943 : le Japon est en pleine guerre. Akira Kurosawa tourne son premier film, Sugata Sanshiro (titre français, La légende du grand judo). J’ai toujours aimé Kurosawa, Vivre est un de mes films préférés, mais comment oublier les autres : Les sept samouraïs, Sanjuro, Barberousse, Ran, Dersou Ouzala, L’idiot, Le château de l’araignée, Rashomon, parmi tant de films superbes, dont aucun n’est indifférent ?
L’action de La légende du grand judo se passe à Tokyo en 1883, soit une quinzaine d’années après le début de l'ère Meiji. Un jeune homme, Sugata Sanshiro, désire s'initier au jiu-jitsu, alors discipline dominante des arts martiaux japonais. L’école où il veut s’inscrire souhaite se battre contre le maître d'un nouvel art martial, qui risque de leur faire concurrence : le judo. On lui tend un piège, mais Shogoro Yano, le maître de judo, leur donne une leçon en expédiant dans la rivière l’un après l’autre chacun de ses adversaires venus en nombre. Sugata, subjugué, prend aussitôt la décision de décider d’apprendre le judo auprès de ce maître. Très doué, il pourrait même devenir le meilleur dans cet art s’il n’avait les défauts de la jeunesse, l’impulsivité et le manque de réflexion, qui l’entraînent dans des bagarres imbéciles. Le maître les lui reproche. Alors, Sugata, désireux de se racheter et de gagner son affection, se jette dans l’étang derrière l’école et y passe la nuit entière, accroché à un pieu. Ce passage dans l’eau le rend quasiment invulnérable et fait de lui un homme nouveau (un peu comme Siegfried avec le sang du dragon). Désormais, il est prêt à affronter les adeptes du jiu-jitsu. Pourtant, il tombe amoureux de Sayo, la fille de Murai, le maître du jiu-jitsu. Et dans le combat qui les oppose pour prendre la charge de former les policiers, il s’impose. Murai ne lui en veut pas cependant, il reconnaît humblement sa défaite, prend le jeune homme en amitié, et même lui permet de fréquenter sa fille. Mais Higaki, le meilleur disciple de Murai, lui aussi amoureux de la jeune fille, exige une revanche, un duel privé à mort. Après avoir vaincu, Sugata est devenu un homme et peut épouser Sayo.
Le film, encore marqué par l’esthétique du muet (plans fixes, gros plans, cartons explicatifs, qui sont peut-être aussi une conséquence des coupures infligées par la censure) et de l’expressionnisme, est superbe, malgré les mutilations que lui infligea la censure impériale. Il y a des scènes d’anthologie, celle du quai sombre où Yano donne une leçon aux tenants du jiu-jitsu (les corps ne sont que des ombres), celle où Sugata, pour montrer qu’il abandonne définitivement le jiu-jitsu (il dépouille le vieil homme ?), jette ses sandales que la pluie emporte lentement, celle où il se jette dans l’étang et reste accolé au pieu, celle du combat avec Murai dans l’enceinte de la police, vrai ballet chorégraphique d’une lenteur superbe, les scènes de promenades de Sugata avec Sayo, d’une pudeur, d’une délicatesse et d’une poésie inégalées, le repas avec le vieux maître de jiu-jitsu interrompu par l’arrivée de Higaki, ou la scène du combat final dans un champ de graminées battu par le vent, splendide corps à corps des deux adversaires dans ces vagues de verdure…
Ces séquences sont de purs joyaux de cinéma, à re-visionner pour apprendre ce qu’est la beauté au cinéma. Mais le film témoigne aussi de l’humanisme de Kurosawa, représenté ici par Yano, qui souhaite enseigner non seulement un art, mais la voie : "La Voie de l'Homme est la quête de la Vérité qui régit la nature et le monde. Seule cette vérité peut nous procurer une mort paisible", dit-il au jeune Sugata. Il s’agit de refuser l’agressivité, et de choisir l’éthique, la morale, la sincérité, la modestie, ce qui finit d’ailleurs par rendre Sugata rempli d’états d’âme et presque consterné, accablé de sa force, après chaque victoire ! Et que dire du souci de l’équilibre du cinéaste : ainsi la violence du combat final est masquée par la végétation agitée par le vent et par le jeu d’ombres et de lumières, le décor est superbement bucolique, mais la mort est là, cachée. La partition musicale est magnifique également. Susumi Fujita est un Sugata au visage ouvert et étincelant, et l’excellent Takashi Murai (futur interprète de Vivre) compose un Murai tout en finesse et en noblesse. Mais toute l’interprétation serait à citer.
Le film eut un grand succès au Japon, en dépit de la censure et des coupures, et fit l’objet de nombreux remakes. Car le scénario est excellent, riche de notations précises, de métaphores (la fleur de lotus qui symbolise la beauté et la force mentale) et révèle un véritable récit initiatique : comment devenir un homme, quand on est impulsif et indiscipliné ?
En 1950, Jules Dassin, fuyant le maccarthysme, tourne dans un Londres crépusculaire et nocturne son dernier film américain, Les forbans de la nuit (Night and the city). Très différent bien sûr de l’art de Kurosawa, celui de Dassin porte à la perfection le film noir américain. Le héros, Harry Fabian, interprété de façon hallucinée par Richard Widmark, est un escroc et un combinard qui espère pouvoir mener la grande vie avec son amie Mary. Mais il manque d’envergure et surtout s’est fait des ennemis mortels. Et sa nouvelle combine : organiser des combats de lutte gréco-romaine, se révèlera un désastre. C’est que Harry est certes rusé et menteur, mais il est naïf, sans méchanceté, il n’est pas encore devenu un homme, on le traite d’ailleurs de "Cher enfant". Le film est d’une noirceur accablante. Comme si le cinéaste nous proclamait – même si nous sommes à mille lieues de la vie de tels personnages – "Regardez comme vous vivez mal, dans un monde sans âme !" (un peu ce que nous dit Tchékhov, dans son théâtre). Le seul personnage humain du film, Mary (admirable Gene Tierney), ne peut rien pour empêcher la débâcle et la mort. Un film d’un pessimisme intégral. Car s’il y a des hommes mauvais, ils ne trouvent en face d’eux que des faibles et des rêveurs, incapables d’aller vers une possible réussite. Il leur manque un maître qui, comme chez Kurosawa les aidera à surmonter leurs faiblesses. Ils n’ont pas trouvé la Voie.
Et voici qu’on en vient à Michel Houellebecq, qui ferait bien lui aussi, de se ressourcer chez Kurosawa.. Mais est-ce possible aujourd’hui ? le monde a tellement changé. Et les romans de Houellebecq sont un reflet fidèle, trop fidèle, du nihilisme contemporain ! Notre auteur vient de sortir un film dont il est lui-même le réalisateur, d’après son propre roman, La possibilité d’une île. Je précise que là, je n’ai pas lu le livre, et pour ce que j’en sais, le film semble assez différent. A première vue, c’est une fable de science-fiction un peu fumeuse.
Le narrateur, Daniel, a fait partie d’une secte dont le prophète prône l’immortalité. La société refusant de vieillir, n’ayant plus de Dieu ni de mythes, laisse place à ce genre de porteur d’espérance.Un scientifique met en place un programme destiné à emmagasiner les connexions des neurones du cerveau humain, leur mémoire et leurs souvenirs, et de recréer à partir de là un homme déjà adulte. Ce sont les néo-humains : vers la fin du film, se passant quelques siècles plus tard (entre-temps, le narrateur nous dit en voix off qu’"un futur violent, sauvage, était ce qui attendait les hommes", et que "rien n’avait pu sauver l’humanité, à supposer que le sauvetage eût été souhaitable", citations de mémoire), les néo-humains ont effectivement été créés, et Daniel n’est autre qu’un clone de l’ancien Daniel. Dans un univers en ruines, post-apocalyptique, il semble appelé à devenir le nouvel Adam, la nouvelle Eve étant une noire : "je n’avais jamais compris ce que les hommes entendaient par l’amour", nous dit-il, mais il est prêt à tenter l’expérience.
Le film, comme les autres films tirés des romans de Houellebecq, n’a aucun succès, j’étais le seul spectateur : à peine 50 000 spectateurs pour les deux premiers, Extension du domaine de la lutte et Les particules élémentaires. Et apparemment, La possibilité d’une île n’atteindra même pas ces chiffres !C’est effectivement très peu, surtout pour le second dont le roman avait été vendu à plus de 200 000 exemplaires. Il faut croire que les cinéphiles n’apprécient pas l’aspect peu conventionnel, convulsif, désagréable de notre auteur. Ce qui passe à la lecture serait trop déplaisant visuellement.
Ceci est sans doute vrai pour les deux premiers films, encore que… Mais j’ai trouvé La possibilité d’une île absolument magnifique, me rappelant dans ses meilleurs moments 2001 l’odyssée de l’espace (les thèmes brassés, l’utilisation de la musique, le clone qui ressemble à l’astronaute vieillissant de la fin du film) et Pierrot le fou (la merveilleuse utilisation des paysages). Kubrick et Godard, excusez du peu ! Alors que tant de films contemporains ont une couleur pisseuse, ici, on est sans cesse séduit visuellement par les paysages, les décors et les panoramas filmés dans un cinémascope pour une fois justifié. La renaissance finale m’a bien sûr rappelé le fœtus astral de Kubrick. Je ne saisis pas l’insuccès de ce film, sinon, le fait que les spectateurs n’y vont pas par idée préconçue, et par une critique dans l’ensemble défavorable, comme elle l’est toujours devant un OFNI (Objet Filmé Non Identifié). Je souhaite à Houellebecq de se remettre de ce désastre, et de continuer : après tout d’autres écrivains français notoires (Pagnol, Guitry, Cocteau) sont devenus de remarquables cinéastes, pourquoi pas lui ? Qu’il ait une seconde chance !
Une des explications de ces insuccès me semble être parce que Houellebecq ne nous flatte pas et ne nous épargne rien de la vacuité du monde moderne : d’un monde sans Dieu ? J’ai donc vu aussi Extension du domaine de la lutte, que j’avais raté à sa sortie, mais que j’avais lu avec beaucoup d’intérêt. 
Le narrateur, une trentaine d’années, est ingénieur dans une société informatique, il y touche un salaire décent. Pourtant, il n’a pas de succès avec les femmes et traîne un ennui contagieux. Il n’est pas très beau, il est légèrement déprimé, on aurait dit autrefois neurasthénique, et n’arrive plus à se positionner sur ce qu’il appelle le marché du sexe. Par contre, il observe avec perspicacité ses congénères, avec leur dynamisme qui lui paraît factice, et il reste encore en quête d’un peu d’amour (ou de plaisir, car comme le narrateur de La possibilité d’une île, et sans doute comme l’auteur, il ne sait pas ou plus ce que c’est que l’amour).
Il considère que la vie actuelle est une nouvelle sorte de lutte, dans laquelle le modèle libéral a réussi à inclure la sexualité. Et de même que le libéralisme économique laisse de côté des tombereaux de chômeurs et de misérables, le libéralisme sexuel entraîne une recrudescence de la misère sexuelle : "Dans un système économique où le licenciement est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver sa place. Dans un système sexuel ou l’adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit. En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables ; d'autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante ; d'autres sont réduits à la masturbation et la solitude. Le libéralisme économique, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. Sur le plan économique, Raphaël Tisserand appartient au camp des vainqueurs ; sur le plan sexuel, à celui des vaincus. Certains gagnent sur les deux tableaux ; d'autres perdent sur les deux."
Le narrateur n’arrive plus à s’impliquer dans un monde qui ne lui convient pas, il est nauséeux, comme le Roquentin de Sartre. Et son collègue Tisserand, pourtant pas encore totalement désenchanté (joué avec brio par José Garcia), s’empêtre lui aussi dans un célibat sans issue, pire même que le narrateur, car à trente ans passés, il n’a encore jamais couché avec une femme, victime de la nouvelle loi du marché ! "Tout comme le libéralisme économique sans frein, et pour des raisons analogues, le libéralisme sexuel produite des phénomènes de paupérisation absolue. Certains font l’amour tous les jours ; d’autres cinq ou six fois dans leur vie, ou jamais. Certains font l’amour avec des dizaines de femmes ; d’autres avec aucune. C’est ce qu’on appelle le « loi du marché."
On a donc affaire à des anti-héros, et forcément ce n’est pas réjouissant pour le spectateur, comme ça ne l’était d’ailleurs pas pour le lecteur du roman. Et pourtant le film, comme le roman, est passionnant. A la fois amusant et déchirant, sans pathos pourtant. On ne sait pas si l’accident de voiture de Tisserand désespéré est un suicide ou non. Houellebecq nous livre – et Philippe Harel, réalisateur et excellent acteur dans le film – une radiographie de notre société moderne comme on en voit peu. La violence est partout à l’œuvre, dans les rapports humains (ou leur absence : "La difficulté, c’est qu’il ne suffit pas exactement de vivre selon la règle. En effet vous parvenez (parfois de justesse, d’extrême justesse, mais dans l’ensemble vous y parvenez) à vivre selon la règle. Vos feuilles d’imposition sont à jour. Vos factures, payées à bonne date. Vous ne vous déplacez jamais sans carte d’identité (et la petite pochette spéciale pour la carte bleue ! ...). Pourtant, vous n’avez pas d’amis"), dans la routine et l’imbécillité du travail, dans la puissance des nouveaux maîtres à penser : économistes, psychologues, formateurs. Le roi est nu, semble nous dire l’auteur.
C’est le règne de l’"absolue solitude, la sensation de l’universelle vacuité, le pressentiment que votre existence se rapproche d’un désastre douloureux et définitif se conjuguent pour vous plonger dans un état de réelle souffrance." La voix off (citant des phrases du roman) qui nous livre ces réflexions du narrateur – ressemblant étrangement à un Buster Keaton impassible, et ne souriant jamais – nous met mal à l’aise, volontairement. Au fond, n’est-ce pas nous que nous observons ? Et notre mort qui clôturera lamentablement une vie inutile : "C’était il y a longtemps, n’est-ce pas ? Souvenez vous : l’eau était froide. Maintenant, vous êtes loin du bord : oh oui ! comme vous êtes loin du bord ! Vous avez longtemps cru à l’existence d’une autre rive ; tel n’est plus le cas. Vous continuez à nager pourtant, et chaque mouvement que vous faites vous rapproche de la noyade. Vous suffoquez, vos poumons vous brûlent. L’eau vous paraît de plus en plus froide, et surtout de plus en plus amère. Vous n’êtes plus tout jeune. Vous allez mourir, maintenant. Ce n’est rien." Voilà, le mot est lâché : rien.
Nous vivons dans le monde du rien, nous dit l’auteur. Et cette mascarade qui nous fait croire que l’amour est partout triomphant, avec le sexe omniprésent, alors que justement, le monde moderne fait des milliers de laissés pour compte, n’est que le masque du néant que Houellebecq met magistralement en scène.
On peut refuser de regarder en face comme lui, il nous tend pourtant un miroir fidèle, et tant pis s’il est un peu provoquant ! Nous seuls pouvons, en changeant nos comportements, lui prouver qu’il se trompe : ça ne me paraît pas gagné ! Et pour regarder autrement, revoyons les films de Kurosawa, et pourquoi pas, aussi ceux de Dassin ! Mais ne mésestimons pas Houellebecq, il nous assène quelques vérités, qui sont peut-être de mauvaises nouvelles, et donc peu agréables à entendre ou à regarder, d’où l’insuccès des films… Les romans, eux, se vendent bien, car le lecteur lit dans le secret du chez soi, et ne se sent pas gêné, protégé par son intimité ; le cinéma, on y vient en nombre (en principe, voir ma séance extraordinaire d’une grande salle pour moi tout seul), et la gêne peut venir.
J’aime Houellebecq pour sa franchise (un peu roublarde toutefois), mais j’avoue que je préfère Kurosawa.

mercredi 24 septembre 2008

24 septembre 2008 : Le Veau d'or

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Pendant l’hospitalisation de Claire, j’ai réécouté pendant plus de deux heures Faust de Gounod, dans la continuité sinon dans son intégralité. Sur cette version CD manque en effet un très bel air, Elles se cachaient ! Ah ! cruelles !, que chante Montserrat Caballé sur un de mes vieux disques vinyle. Je possède aussi le livret dans la collection L’avant-scène Opéra : pas terrible, comme de nombreux livrets d’opéra, et sans doute une fâcheuse édulcoration de la pièce de Goethe. J’ai été malgré tout frappé une fois de plus par les qualités de mélodiste (est-ce ainsi que l’on dit ?) de Gounod.
Et bien entendu, je n’ai pas pu m’empêcher, en écoutant l’air diabolique de Méphistophélès, de penser à la nouvelle crise financière que nous traversons actuellement :
Le veau d’or est toujours debout !
                             On encense sa puissance
D’un bout du monde à l’autre bout !
Le veau d’or ! Cette vieille légende biblique raconte comment les Hébreux, enfuis d'Egypte, las d'attendre le retour de Moïse parti sur la montagne, ont fondu leurs bijoux, surtout les anneaux d'or que tous portaient aux oreilles, et fabriqué avec le métal fondu un Veau d’or. "Aaron leur dit: Otez les anneaux d'or qui sont aux oreilles de vos femmes, de vos fils et de vos filles, et apportez-les-moi. Et tous ôtèrent les anneaux d'or qui étaient à leurs oreilles, et ils les apportèrent à Aaron. Il les reçut de leurs mains, jeta l'or dans un moule, et fit un veau en fonte." (Exode 32, 2-4). Le peuple, apeuré, avait dit à Aaron : "Fais-nous un dieu qui marche devant nous." (Exode, 32, 1).
Certes, depuis deux siècles, la religion bat de l’aile, et les hommes sont sans doute toujours à la recherche d’un dieu qui marche devant eux : certains le trouvent dans la drogue, l’alcool ou les voyages, d’autres dans le sport ou la frénésie sexuelle, d’autres encore dans l’abrutissement télévisuel ou les jeux vidéo. Un certain nombre aussi dans les jeux financiers.
Car ce genre de Dieu, le Veau d’or, ne meurt jamais. Pourtant, les nouveaux prêtres du Veau d’or sont discrets. Ils ne se mettent pas trop sur le devant de la scène, on les croit inexistants, camouflés derrière les barrières du Nasdaq ou du CAC 40. Et pourtant ce sont eux qui gouvernent le monde, depuis le XIXème siècle. Malgré la concurrence de 1917 à 1989 de l’idéologie communiste qui servait tout de même de contre-pouvoir, ils se sont désormais imposés partout sous les étiquettes commodes de libéralisme et de mondialisation. Leur voracité ne connaît plus de limites depuis que la défaite de l’idéologie rivale leur a ôté toute mauvaise conscience.
Aujourd’hui, le complexe politico-militaro-financier, dominé par les USA, et qui régit la planète, est bien le nouveau Veau d’or, devant qui tout le monde s’incline, et fait ses dévotions avec force courbettes. Le dollar, le billet vert, est devenu le référent obligatoire, contre lequel seuls, de temps en temps, les états pétroliers tentent une vague attaque… destinée en fait à participer eux aussi à cette dévotion particulière, ou du moins à récupérer quelques miettes. Les frontières se sont abolies devant cet océan de dollars qui règne sans partage sur la planète entière. Et l’euro ne fait pas le poids, j’en ai bien peur !
Les spéculateurs, qui avaient déjà superbement géré la panique boursière de 1929 (je n’ai pas entendu dire que les Rothschild et Rockefeller s’étaient ruinés !), s’en donnent désormais à cœur joie. Plus rien ne les retient. Et quand un état devient spéculateur, comme les USA, qui font financer par l’étranger leur commerce, leur déficit budgétaire et les guerres qu’ils mènent un peu partout dans le monde pour asseoir leur domination définitive, plus rien ne s’oppose aux crises financières qui en fin de compte les arrangent. Et ces crises touchent qui ? Les petits, les obscurs, les sans-grade (merci Edmond Rostand), bien entendu ! C’est-à-dire ceux qui ont tout simplement oublié que le capitalisme tue, assassine à grande échelle : voir les deux guerres mondiales et les nombreux conflits actuels. Capitalisme : c’est d’ailleurs devenu un gros mot, que plus personne n’utilise. On ne le connaît plus désormais que sous les vocables si bénins de libéralisme, globalisation, mondialisation… Ce qui avait déjà été bien perçu dès les années 60 par de Gaulle, inquiet du degré de vassalisation imposé par les nouveaux seigneurs américains au travers de l’OTAN, par exemple, et qui avait pressenti la main mise économique de l’Empire américain et le risque d’écrasement des fondations sociales et démocratiques des nations européennes.
Les nouveaux dévots du Veau d’or ont beau être appelés des consommateurs, ils ne sont rien d’autre que des exploités. Ils n’ont que leur maigre force de travail à opposer à l’ogre détenteur des moyens financiers et des moyens de production, et leurs mains nues à opposer aux milices et armées au service de l’ogre.
Et pourtant, à quoi bon amasser de l’argent ? Pour avoir quoi ? Plus de pouvoir ? Plus de bijoux, plus de beaux vêtements, des maisons plus spacieuses, davantage de femmes (ou d’hommes), plus d’espérance de vie ? L’appât du gain rend-il plus heureux ? Améliore-t-il la vie intérieure, la sensibilité, la culture, l’éducation ? "C’est vrai, dit le gros négociant, je ne pense pas à éduquer les masses, à élever le niveau de leur sensibilité esthétique", écrivait déjà Virginia Woolf, dans La scène londonienne, en 1932.
Et c’est au nom de ces sacro-saintes valeurs que l’on mène ce qu’il faut bien appeler des croisades contre les peuples. Et pas seulement contre le fameux Axe du Mal (le Veau d’or serait donc le Dieu de l’Axe du Bien !), mais aussi contre tous les individus qui ont cru aux vertus de la démocratie, à la lutte contre les inégalités, et qui se trouvent désormais pieds et poings liés par les tenants du libéralisme, qui les mettent au chômage, qui délocalisent, qui organisent la nouvelle misère. Car il n’y a pas de secret : pour qu’il y ait quelques riches, il faut beaucoup de pauvres.
Allons, l’exploitation de l’homme par l’homme a encore de beaux jours devant elle, surtout quand l’humanité toute entière se met à genoux (presque toute entière, car moi vivant, il y en aura au moins un qui refuse cette imposture, et j’espère ne pas être tout seul), les yeux baissés, en adoration devant l’éternel Veau d’or.


22 septembre 2008 : pleurer


Jadis, ouvrant mes bras comme une paire d'ailes Je montais jusqu'au ciel pour suivre l'hirondelle
(Georges Brassens, Le vingt-deux septembre)

Je n’ai jamais pu écouter sans émotion la chanson de Brel, Voir un ami pleurer, et particulièrement cette strophe :
Bien sûr, il y a nos défaites
Et puis la mort qui est tout au bout
Nos corps inclinent déjà la tête
Étonnés d'être encore debout
Bien sûr, les femmes infidèles
Et les oiseaux assassinés
Bien sûr, nos cœurs perdent leurs ailes
Mais, mais voir un ami pleurer !

Tout Brel nous prend aux tripes. Sans doute n’a-t-il pas dans ses chansons, souvent prosaïques, l’habileté poétique d’un Brassens, mais il nous touche davantage, et dans mon panthéon de chanteurs, je crois qu’il occupe la plus haute place. Ici, nos défaites, la mort qui est tout au bout, nos cœurs perdent leurs ailes, et puis ce refrain lancinant avec ce double mais : Mais, mais voir un ami pleurer !
Voilà, je dois vous l’avouer, j’ai pleuré ! Vendredi matin soudain, lors d’un coup de téléphone, j’ai éclaté en sanglots, je me suis relâché, j’avais du mal à continuer à parler… Moi qui passe pour quelqu’un de froid, de dur, d’impalpable, de triste aussi (combien de fois m’a-t-on dit : « tu as l’air triste », et le toubib encore me demandait il y a quinze jours : « vous êtes sûr de n’être pas triste ? »), alors même que mon cœur est brûlant, tendre, touchant et gai, moi qui me suis réfugié dans une sorte d’impassibilité pour descendre le fleuve de la vie, je ne savais plus si j’étais capable de pleurer, et de pleurer énormément !
Il m’a fallu une heure pour que j’arrête. Ce vendredi, j’allais partir au cours de qi gong, puis chercher ma belle-sœur à la gare, et je ne souhaitais pas me présenter, ni au cours ni à Anne, avec des yeux gonflés et humides. J’ai donc repris mon masque de presque insensible… Et, ma foi, non seulement, je suis redevenu effectivement calme, me morigénant : « heureusement que ça ne t’est pas arrivé devant Claire ! ou au téléphone avec l’un ou l’autre de tes enfants ! » Et j’ai pu dans l’après-midi, après avoir confié Claire à Anne, faire les démarches pour hâter son retour : location de chaise roulante, achat de matériels destinés à faciliter son retour, contact avec une association pour avoir une aide à domicile. J’étais tellement éreinté, peut-être épuisé par ma crise du matin, que le soir, j’ai dormi comme un bébé : 9 h 20 d’affilée, ce qui ne m’était pas arrivé, voyons, disons depuis au moins quatre ans, depuis que Claire est malade. Comme quoi les larmes ont du bon !
Eh oui, des émotions fortes, des tensions s’étaient accumulées depuis une semaine, et les larmes sont venues... Pourquoi d’ailleurs ne pas pleurer d’émotion, de joie, de honte, de peur ou de chagrin ? On me disait petit : « un garçon, ça ne pleure pas, ça doit être viril ! » J’ai si bien entériné la chose qu’effectivement, j’ai très peu pleuré dans ma vie. Même pas quand ma grand-mère est morte. Je suis resté sec, et pourtant, je l’aimais si tendrement. Elle m’a laissé en héritage son alliance, que je porte toujours au doigt (ce que j’ignorais, ma mère me l’a donnée peu avant mon mariage). Ni quand mon père est décédé, ni pour mon frère Bernard. Ça m’est arrivé parfois au cinéma ou à la lecture de romans. Et aussi, les rares fois où j’ai osé avouer mon amour, surtout quand je savais qu’il ne serait pas partagé ! Et par contre, je n’ai pas versé une larme quand j’ai été victime de violence ou d’injustice : étonnant, non ?
Mais au fait, choisit-on de pleurer ? Non, on est choisi par une explosion intérieure que l’on ne peut pas contrôler : en tout cas, c’est l’impression que j’ai eue ce vendredi matin. En fin de compte, et à voir les nuits que je fais depuis, ça a dû me vider d’un grand poids, me laisser détendu, relâché, apaisé.
Il faut donc accepter de pleurer, ça permet de faire le vide après des tensions trop fortes. J’ai donc appris, à soixante-deux ans que les pleurs font partie de la vie ! Il paraît que les mélancoliques et les dépressifs seraient incapables de pleurer... A vérifier ! Car mon médecin n’est pas loin de penser que je suis et l’un et l’autre. J’accepte volontiers le superbe qualificatif de mélancolique, tout en inclinant plutôt vers ténébreux (mon vers préféré quand j’étais jeune était « Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé »), mais par contre dépressif, non ! Parfois un peu déprimé, comme tout le monde, quand le temps est maussade, ou que je me heurte aux mille petites contrariétés de la vie quotidienne.
En tout cas, pleurer ne me semble pas une marque de faiblesse. J’accepte, publiquement, en l’écrivant ici, de dire que j’ai craqué, que j’ai fait couler un torrent de larmes. Dans la solitude il est vrai. Mais j’ai quand même, au milieu de mes larmes, téléphoné à maman pour partager avec elle ce surcroît d’émotions, ces larmes probablement chargées de sens : la pauvre femme l’a bien compris. J’en conclus que se laisser aller à ses émotions, c’est essentiel ! Quand les larmes se tarissent, c’est que nous abandonnons l’espérance.
Les larmes, expression de sentiments, se manifestent différemment, pour des raisons physiologiques et culturelles, chez les hommes et les femmes, semble-t-il. J’ai lu que l’hormone masculine, la testostérone, contrariait l’expression des sentiments sous forme de pleurs. Ainsi les hommes s’exprimeraient davantage par la colère ou le mutisme (il est bien vrai que j’ai pas mal expérimenté les deux), alors que les femmes se laisseraient plus facilement aller à pleurer. S’y ajoute d’ailleurs le poids de l’éducation et de la culture dans lesquelles nous sommes plongés. Finalement, les seuls pleurs admissibles – et même recommandées – sont ceux qui surviennent pour un enterrement. Ce pour quoi je disais au début que de n’avoir point pleuré pour mes deuils importants me laissait penser que j’étais presque insensible. Evidemment pas.
Je pense même pencher vers un excès de sensibilité – mon côté féminin sans doute ! Ce même excès qui me pousse à me révolter contre ceux qui détiennent un quelconque pouvoir. Et, depuis plusieurs jours, j’étais indigné par le silence hospitalier, le manque complet d’informations sur l’état de santé de Claire. Je commençais à dire que j’allais squatter un couloir de l’hôpital, apporter mon lit de camp et mon duvet, et m’y mettre en grève de la faim illimitée, avec conférence de presse. Autant le personnel soignant proche (aides-soignants, infirmières) est bienveillant, compatissant, mais malheureusement ne sait pas grand chose, autant la hiérarchie est lointaine et peu loquace. Je sais bien que dans le cas de Claire, c’est parce qu’ils sont désarmés et ne savent rien, mais qu’est-ce que ça leur coûterait de nous l’avouer ? De convoquer et d’informer les proches (le mari, en l’occurrence, et aussi le médecin traitant !), de ne pas nous laisser barboter dans l’ignorance, patauger dans une attente interminable et usante.
Et finalement me laisser fondre dans un précipité de larmes. Mais quoi, les pleurs ont du bon, de quoi me plaindrais-je ? Soit, je ne me plaindrai plus ! J’irai me noyer dans des torrents d’apéritifs, me jeter sous un TGV ou me balancer du haut de la passerelle sur les caténaires des chemins de fer. Et voilà. On ne m’entendra plus… Et on ne me verra plus pleurer…
Allons, messieurs les docteurs et professeurs, pensez – un peu – aux malades et à leurs proches !


lundi 15 septembre 2008

15 septembre 2008 : écrire la souffrance

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Ecrire c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit.
(Marguerite Duras, Ecrire)

Claire est de nouveau à l’hôpital. Elle souffre, elle est très affaiblie. Peut-être, au bout de quatre ans, n’a-t-elle plus envie de lutter ? Elle seule pourrait le dire. Mais je le comprendrais volontiers, tout en souhaitant le contraire. Et c’est pourquoi je veux explorer ce thème de la souffrance, que j’ai bien connue moi aussi, même si je ne l’affiche pas et ne la porte pas en bandoulière.
La souffrance est le lot commun à l’humanité. Mais chacun la vit à sa façon, pour une raison très simple : chacun est seul avec elle ou face à elle. Sans doute il y a différents types et degrés de souffrance : entre le petit bobo d’enfant (qu’il ne faut pas négliger cependant), les petites tracasseries de l’existence (qui causent souvent plus de souffrances qu’on ne croit), les peines de cœur (qui font rire les grands esprits, et qui causent pourtant des dégâts considérables), l’affliction des solitaires ou des gens vieillissants, devenus incapables de se lier à autrui ou abandonnés de la société, les maux de la maladie aiguë (dont on sait d’avance qu’ils ne dureront pas) et la souffrance chronique, permanente, durable, continue, qu’elle soit d’origine psychique ou issue de la douleur physique, nous ne naviguons pas dans les mêmes eaux. Et pourtant…
Parlons d’abord de la maladie. La maladie arrive dans des conditions psycho-biologiques données. Elle n’est pas toujours reconnue comme telle, nous pouvons feindre de l’ignorer, mais il est difficile de faire l’impasse sur les souffrances qu’elle engendre. Pourtant, il en est parfois ainsi. Les médecins soignent, mais n’étanchent pas la douleur. Voire même la laissent s’épanouir. Est-ce parce qu’il ont une grande ignorance du mental et de tout ce qui touche à la conscience ? Est-ce aussi parce que nous ne sommes pas égaux devant la douleur ? Parce que certains sont capables de l’intérioriser, de la masquer presque, de faire comme si elle n’existait pas, pour tout un tas de raisons ?
Beaucoup de malades endoloris pourraient probablement être soulagés grâce à des soins appropriés, encore faudrait-il que leur souffrance soit reconnue ! On a l’impression que l’idée de soigner la douleur est encore inexistante. Que la douleur en soi n’est pas considérée comme une part entière de la maladie, mais est largement imaginaire, et ne peut donc pas bénéficier de thérapies appropriées. De ce fait, on occulte la question de la souffrance qui trouble notre tranquillité ordinaire. Et nous pratiquons la politique de l’autruche devant les malades et leur souffrance, et en fin de compte, nous les abandonnons, les laissons en souffrance (les médecins), n’allons plus les voir (c’est trop dur pour l’entourage et les amis).
C’est vrai qu’il est difficile de l’expliciter. On n’a pas toujours une conscience nette de la douleur, et on a aussi besoin de faire parfois – même souvent – comme si elle n’était pas là, pour survivre tout simplement. J’ai été frappé par exemple de voir comment Claire se comporte au téléphone, où elle prend un petit ton guilleret qui ne correspond en rien à son degré de souffrance du moment, et qui est trompeur, surtout quand elle téléphone au médecin.
Sans doute est-on venu au monde pour avoir du plaisir, et se priver de plaisirs pour rester bien portant, mener une vie morne et insipide n’a pas de sens, peut même paraître absurde. La maladie (et, parfois, ses douleurs corrélatives) est donc là en quelque sorte comme une contrepartie à cette vie de plaisir. Nous rappeler que si oui, on aspire à vivre dans la joie, celle-ci n’est pas éternelle. Et parfois, quand nous pensons : "Je veux mourir, je veux mourir !", nous signifions surtout que nous ne voulons plus vivre dans cette absence de plaisir. Parfois même, nous sommes incapables de profiter pleinement du plaisir présent, simplement parce que c’est trop beau, qu’on ne le mérite pas, qu’on ne le retrouvera pas. Comme s’il pouvait être permanent.
Une maladie, par définition, est une anomalie, un trouble du comportement physique ou mental. Les causes en sont variées, aussi bien sur le plan physique (microbes, virus, accidents…) que mental (sentiment de privation, de frustration, de culpabilité…). Y a-t-il des signes précurseurs ? Il n'y en a pas toujours, sinon on saurait sans doute s’en prémunir. Au début, ça passe quasiment inaperçu. Et nous-mêmes, nous ne faisons pas très attention à ce qui se passe, en croyant nous protéger. Nous ne disons pas tout au médecin, par exemple, ni à notre entourage. Pourquoi les inquiéter inutilement ? Après tout, la souffrance est humaine, naturelle. Et nous avons été éduqués (tout au moins notre génération) dans l’idée de ne pas nous plaindre, de "prendre sur soi". Nous finissons par perdre la conscience nette de la réalité : c’est-à-dire l’irruption d’une anomalie dans le cycle normal de notre vie.
Jusqu’au jour où la maladie perturbe la vie, celle de notre entourage, et où nous avons besoin du corps médical. Nous ne pouvons plus nous ressaisir seuls pour éviter des souffrances. L’énergie s’en va, nous n’avons plus de garde-fou, nous ne pouvons plus gérer la relative harmonie qui nous faisait vivre en bonne relation avec notre corps et avec les autres. Nous pouvons toujours nous croire fort. Il n’y a plus de remèdes.
Quelle est donc la nature de la souffrance ? Les médecins, quand ils nous interrogent, nous demandent de quantifier par auto-évaluation la tonalité de la douleur sur une échelle de 0 à 10 (0 = absence de douleur, 10 = insupportable). Mais douleur et souffrance, quoique intimement liées, sont peut-être des notions distinctes.
La douleur, plus physique (on dit : "j’ai mal"), résulterait d’un influx nerveux transmis et relié par le cerveau. Selon la définition de l'International Association for the Study of Pain (IASP), la douleur est : "une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable liée à des lésions tissulaires réelles ou potentielles ou décrites en des termes évoquant de telles lésions". Certains sont plus sensibles que d’autres à ces stimuli nerveux.
La souffrance, plus mentale (on tendrait à dire : "je suis mal"), serait plutôt une réponse affective soit à une douleur physique, soit à l’angoisse, à la peur, à la solitude, à la frustration, à l’abandon, au fait de n’être pas aimé, etc. Et donc, malgré un contrôle médical presque correct de la douleur physique, on peut se sentir accablé par la maladie, sa durée, l’appréhension que "ça ne finira jamais". Tout est relatif d’ailleurs, la souffrance permanente peut donc être ressentie comme relativement supportable – on vit avec, c’est le cas de Claire, qui ne se plaint donc plus que rarement – mais l’excès de médicaments, souvent très puissants, peut aussi entraîner des effets secondaires dramatiques.
Or, on a l’impression que chez les médecins, priorité est donnée au diagnostic (pas toujours évident, non encore établi pour Claire au bout de quatre ans !) et à la curabilité (quand c’est possible) des maladies plutôt qu’au soulagement de la douleur. Ou, plus exactement, les diverses dimensions de la souffrance ne semblent pas prises en compte. Quand la douleur est devenue chronique et a fini par devenir l’essentiel de la maladie, elle introduit dans la vie du malade une sorte de chaos existentiel, un cataclysme psychique et social, un cheminement dans un vécu inédit fait de changement brutal, d’isolement, d’absence de solidarité, de perte de la valeur de la vie : pourquoi j’en suis là ? quel sens a encore ma vie ? comment retrouver mon intégrité ? quel contrôle puis-je encore exercer sur le reste de ma vie ? quelle prise en charge puis-je demander à mon entourage sans être un poids excessif ? si je deviens invalide, comment survivre ? suis-je condamné à vie à prendre des tonnes de médicaments antalgiques et analgésiques, parfois morphiniques, des antidépresseurs, des antiépileptiques, des anxiolytiques, des corticoïdes ? ou bien y a-t-il d’autres solutions ?
La course aux traitements de médecine parallèle (acupuncture, auriculothérapie, sophrologie, relaxation, anthroposophie, huiles essentielles, massages…) finit aussi par être épuisante. Et sans résultat vraiment concret. Toujours dans l’attente du miracle
Et la souffrance perdure. A-t-elle un sens ? Sans doute uniquement le sens que je lui donne. Sans doute me rappelle-t-elle que je ne suis pas un Hercule, plutôt un Prométhée ! Mais quelles possibilités me laisse-t-elle ? Ou bien je capitule devant elle, et je finis par me laisser détruire, ou bien j’essaie de la transcender pour grandir encore un peu, pour me porter, pour me supporter (sens originel étymologique du mot souffrance, je crois). Seule la seconde solution est viable, évidemment. Faire face à la souffrance donne une nouvelle sensibilité, à soi et aux autres.
Mais quand le seuil de douleur physique est lourd, trop constant, la seule préoccupation est d’essayer de survivre. C’est dur, Claire en a fait l’expérience longuement. Elle a réagi avec son histoire passée, sa culture, sa spiritualité, sa capacité de relation avec moi et avec les autres, sa sociabilité… Pas facile. C’est que, souffrant, et s’affaiblissant constamment, elle a vu ses capacités de résistance s’émousser peu à peu. Et ça se conçoit : quatre ans, c’est long. Avec la crainte que ça dure encore et toujours, une certaine tristesse, de la colère parfois et aussi finalement de la résignation.
Et ça ne sert à rien de savoir que la souffrance est partout, autour de nous, en nous. La souffrance colle à notre peau d'homme. Oui, la souffrance est partout : maladies, torture physique, guerres, attentats, deuils, souffrance morale, chagrins divers, viols, vieillissement, peur de la mort... Nous la trouvons au travail aussi, qu’on songe à l’exploitation de l’homme par l’homme (qui croit encore que ça n’existe plus, en dehors des lecteurs du Figaro ?), à l’esclavage, au travail des enfants, aux camps de travaux forcés, à la prostitution : eh oui, c’est aussi une forme de travail, et parmi les plus douloureuses. Oui, la souffrance est partie intégrante de la vie.
Pourtant nous avons envie de nous rebeller, de mordre, de combattre. L’instinct de vie nous pousse à essayer de maîtriser la souffrance, de la transformer en auxiliaire de vie. Finalement, moi qui la côtoie maintenant, après l’avoir éprouvée autrefois, je peux en parler en qualité de témoin. Mais comme un témoin qui crie dans le désert, comme Jean Baptiste (Mathieu, 3,3, Marc, 1,3, Luc, 3,4, Jean, 1,23) ; je ne sais pas si comme lui, j’aplanirai les sentiers de Dieu, mais crier me fait du bien. Le bébé ne commence-t-il pas par crier, peut-être de douleur, de séparation sûrement, d’inconfort de quitter le nid douillet ?
Notre drame n’est-il pas de nous sentir révolté, mais aussi victime et coupable, devant la douleur ? Crier, ce n’est pas afficher la souffrance, mais l’exprimer seulement. La comprendre peut-être. Pourquoi souffrons-nous ? Pourquoi y a-t-il des seuils si variés de sensibilité à la douleur ? Pourquoi s’accompagne-t-elle d’un tel sentiment d'impuissance ? Comme si le corps devenait notre ennemi ! Que l’homme ait de tous temps cherché des explications d’ordre philosophique, religieux ou moral : punition d'une transgression, châtiment de la nature, moyen de se purifier ou de racheter ses fautes ou celles des autres, ne nous soulage pas tant que ça. Le malheur serait un châtiment mérité ! Quand on lit le livre de Job, on voit pourtant qu’il souffre, mais qu’il est innocent.
Et je ne crois pas que la souffrance rende meilleur. Elle révolte d’abord, elle engourdit ensuite, elle détruit enfin. Et du fait de notre intelligence, de notre sensibilité, nous nous rendons compte de notre souffrance. Et peut-être même, plus nous sommes sensibles, conscients, aimants, plus nous souffrons aussi de la souffrance de l’autre. Devons-nous émousser notre capacité à nous émouvoir ? Non, il y a là quelque chose qui nous ennoblit, qui nous réalise au-delà de nous-mêmes. Il y a là comme un auxiliaire précieux qui nous éduque aussi, loin de l’égoïsme, vers l’espérance. C’est cette dernière qui nous empêche de perdre le courage et la vie.
Et quand comme moi, on s’est posé dès sa prime jeunesse la question du sens de la vie, quand on s’est pénétré du sentiment tragique de la vie, quand on a décelé la souffrance qui a poussé bien des artistes à créer, on sent bien le lien qui nous pousse à essayer de vaincre l’angoisse née de la souffrance. A lutter contre l’adversité, envers et contre tout, à ne pas se laisser enfermer, pour au contraire se dresser, debout, au-dessus d’elle. A s’épurer, à ouvrir notre cœur, à garder la foi dans la vie malgré tout. A n’accepter pas tout ce qui rabaisse l’homme, la violence, le mal, la volonté de puissance, le culte de la possession. Pour aider l’autre, nous devons réagir sainement, nous réformer, nous dépasser, renaître, ressusciter en quelque sorte en permanence. Finalement apprendre à souffrir, c’est sans doute l’exercice suprême de la liberté, puisque c’est ne plus faire de la souffrance la maîtresse qui paralyse notre vie.
Rien n’est jamais gagné sans doute. Mais nous pouvons devenir supérieur à nous-mêmes. Et en sachant faire face, nous nous révélons autant que nous nous relevons.

vendredi 12 septembre 2008

12 septembre 2008 : paternités







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« Il t’aime, dit le roi, pourtant, il est ton fils. »

(Victor Hugo, Le roi de Perse, in La légende des siècles)


On pourrait pasticher Simone de Beauvoir et affirmer péremptoirement, et sans doute avec plus de certitude : «on ne naît pas père, on le devient». Et j’ajouterais, on ne cesse jamais de l’être !

Je songeais à cela en me réveillant ce matin très tôt, en pensant à la place énorme qu’aura eu la paternité dans ma vie : non seulement parce que j’ai fait effectivement des enfants qui auront occupé une place importante dans la seconde moitié de ma vie, mais j’avais préalablement joué un rôle non négligeable dans l’éducation de mes plus jeunes sœurs (je dis toujours en rigolant que j’ai attendu que les dernières atteignent leur majorité pour fonder mon propre foyer, mais c’est tout à fait exact : les jumelles ont eu dix-huit ans le 25 mai 1979, et je me suis marié le 26 mai !). J’ai aussi assuré longtemps des fonctions de formateur professionnel, ayant toujours souhaité partager mes connaissances, ce qui me semble aussi relever d’un rôle paternel. Et je me suis lié d’amitié le plus souvent avec des hommes bien plus jeunes que moi : étais-je à la recherche de fils ou étaient-ils en quête d’un père ? Nos jeunes protégés colombiens ne m’ont-ils pas surnommé le papa de Poitiers ? J’espère toutefois avoir échappé au reproche de paternalisme, car dans tous les cas, je me suis efforcé de laisser tous ces jeunes (sœurs, enfants, amis…) libres de trouver leur voie et de vivre leur vie.
Or, ces derniers temps, plusieurs livres et films m’ont rappelé que je ne suis pas seul à porter la paternité. Au moins cinq films, l’un ancien, Il était un père, d’Ozu, et quatre très récents, El cielito, Versailles, Comme les autres et Mamma mia, en explorent différentes faces : l’absence du père, l’adoption et la paternité assumée. Dans La chambre de Jacob, j’ai été frappé par l’absence du père, et dans L’avare, par sa présence oppressante.

Je ne m’attarderai pas longuement sur l’aimable – et pas si mal, en dépit des critiques – pochade, superbement kitchissime qu’est Mamma mia, sorte de musical sur des chansons du groupe Abba (qui m’ont beaucoup plu, mais décidément j’aime les films musicaux). Une jeune fille qui a déniché le carnet intime de jeunesse de sa mère, découvre que son père, qu’elle n’a jamais connu, pourrait un des trois hommes aimés par sa mère lors d’un été «chaud» vingt ans auparavant. Et elle a besoin de savoir qui est son père ! Tout le monde en a besoin. On se demande parfois si on est bien l’enfant de son père. Surtout quand on est si différent de lui. En tout cas, je me suis souvent posé la question. Mais n’avoir pas connu son père, ça doit être terrible !

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El cielito et Versailles, eux, proposent le portrait de deux jeunes hommes (très jeune même, pas vraiment sorti de l’adolescence, dans le film argentin) qui se découvrent à la faveur de circonstances fortuites la fibre paternelle, un peu comme Charlot dans The kid. Ces anti-héros sont déboussolés, marginaux, inadaptés dans notre société, sans doute en manque affectif, et les enfants recueillis leur redonnent une dimension d’homme. C’est très beau. Même si le héros de Versailles disparaît en laissant tout en plan, probablement parce que lui aussi a eu un père désastreux .


Comme les autres explore un aspect sociétal tout à fait contemporain : l’homoparentalité. A-t-on écrit suffisamment de bêtises sur ce thème ! A partir du moment ou l’homosexualité est admise comme une des possibilités de l’individu (ce qu’elle est en fait), et c’est le postulat du film – Emmanuel et Philippe vivent un amour partagé et accepté dans les familles (où même on s’étonne quand on ne les voit plus ensemble) – pourquoi diable des hommes ne pourraient-ils pas être pères ? Le film reste à mon avis un peu trop raisonnable sur ce plan, notamment en leur donnant comme enfant une petite fille et non un petit garçon, ce qui aurait été nettement plus percutant et subversif. Puisque la grande peur cachée derrière le refus actuel de l’homoparentalité et de l’adoption d’enfants par des homos est celle de la pédophilie. Peur d’autant plus risible quand on sait que les cas d’inceste et de pédophilie sont généralement le fait de familles normales (?). Mais dans l’ensemble, ce film apporte une nouvelle pierre à la construction d’une société plus humaine, et fera, peut-être, évoluer les mentalités, puis la loi.
Tout le monde sait qu’Ozu, l’immense cinéaste japonais – peut-être mon préféré, Voyage àTokyo reste mon film fétiche – n’a jamais traité qu’un seul thème : la famille. Et les risques de dissolution de la dite famille dans le monde contemporain. Dans Il était un père, un instituteur veuf élève seul son fils. Pendant un voyage scolaire, un des élèves dont il a la charge se noie. Il se sent responsable, démissionne, et part chercher du travail à Tokyo, et place son fils dans un internat. Désormais, le père et l’enfant ne se voient que rarement, bien qu’ayant souvent le projet de vivre de nouveau ensemble. Ce n’est que bien plus tard que père et fils passent une semaine ensemble, juste avant la mort brusque du père. Le fils, qui a épousé la fille d’un ancien collègue de son père, avoue à sa jeune femme que ces jours-là ont été les plus beaux de sa vie. On le voit, c’est très simple. La séparation, le sens du devoir (paternel, mais aussi filial, au point que le fils se marie selon les vœux du père), le temps qui s’enfuit (le film se déroule sur une vingtaine d’années), tout concourt à nous rendre proche de ce film, malgré l’exotisme dans le temps et dans l’espace. Au fond, les problèmes humains sont les mêmes, dans le Japon impérial de l’avant-guerre comme dans la France d’aujourd’hui. Comment être père ? Comment être fils ?
Oui, et comment être fils en l’absence du père ? La chambre de Jacob ne répond pas à la question. Mais on voit bien que Virginia Woolf y a tout de même pensé. Et en relisant L’avare, je suis sidéré par la violence avec laquelle Molière aborde le problème. Pourtant là, le père est présent, c’est la mère qui est absente. Mais il est faussement présent, puisque prisonnier de l’argent, il ne pense qu’à lui. Harpagon et son fils Cléante sont visiblement deux ennemis. Et ce n’est pas la pirouette finale (si fréquente chez Molière pour dénouer ses «comédies» qui sont en fait des tragédies masquées) qui va les réconcilier, le fils étant allé jusqu’à voler le père, après que celui-ci, l’ayant odieusement trompé pour découvrir la vérité sur l’amour que Cléante porte à Marianne, l’ait maudit ! Quant à sa fille, Harpagon n’hésite pas à la marier à un homme âgé, sans tenir compte le moins du monde de ses désirs à elle. Situation fréquente d’ailleurs chez Molière, où il semble que la toute-puissance des parents (et surtout du père) s’accommode mal de la vie personnelle des enfants. Est-ce que ça a tellement changé depuis Molière ?
Je m’interroge, et je reviens sur l’homoparentalité. Des parents de même sexe feront-ils plus mal ? Quand on voit les désastres que produisent de nombreuses familles «normales» dans l’éducation de leurs enfants, et ceci en dépit des prétendus «modèles» masculin et féminin qu’apportent les dites familles, non seulement je ne pense pas que des couples d’homosexuel(le)s feront pire, mais je pense qu’en assumant une parentalité consciente, ils ou elles créeront de nouveaux modèles de vie. Accordons-leur le droit d’être parents.

jeudi 11 septembre 2008

11 septembre 2008 : qui sommes-nous, V. W. ?



Le cyclo-lecteur n'oublie pas qu'il est d'abord un lecteur !

J’aurais donc attendu soixante-deux ans pour lire enfin un roman de Virginia Woolf. Je ne connaissais d’elle jusqu’à présent que son Journal (7 vol. chez Stock, réédités en un seul gros volume récemment) et ses essais – brillants – sur l’art et la littérature, sans compte ce petit chef d’œuvre qu’est Une chambre à soi. Pour moi qui ai dû attendre d’être étudiant puis adulte pour avoir – enfin – une chambre à moi, ce petit essai me parlait intimement. Même si l’absence d’intimité ne m’a pas empêché, adolescent, d’écrire de nombreux poèmes, et je crois que mes deux frères en faisaient tout autant, malgré notre promiscuité. Par contre, j’avais tenté dans les années 70 de lire ses nouvelles. Echec. Je suis de ceux qui n’insistent pas : en littérature, il faut se laisser guider par son instinct. Quand ça ne marche pas, c’est que l’heure n’est pas encore venue. J’ai lu il y a quelques mois une biographie de V. W. écrite par Nigel Nicholson (non celle de Quentin Bell, la plus célèbre, et sans doute la plus fournie), et j’ai été encore frappé par le mal être qui caractérisa l’auteur, et qui me touche profondément. J’ignorais qu’elle avait été victime d’un presque viol de la part de son demi-frère. Son suicide final, une noyade après avoir mis des cailloux dans ses poches, m’émeut profondément, et m'a inspiré un poème. Le choix de sa propre mort me paraît crucial pour chaque être humain .C’est peut-être le seul élément de sa vie qu’on peut choisir, puisqu’on n’a pas « demandé à vivre », comme vient de me le rappeler un ami dans une lettre.

J’ai donc lu La chambre de Jacob, qui semble être le premier roman expérimental de Virginia Woolf. Eh bien, c’est tout bonnement formidable ! Et j’ai bien fait d’attendre, car je suis maintenant en mesure d’apprécier. C’est un livre qui répond aux questions suivantes : qui sommes-nous, et comment nous voit-on ? « Aucun de nous ne voit les autres tels qu’ils sont, et pas plus une cinquantenaire assise en face d’un jeune inconnu, dans le train. Ce qu’on voit, c’est un ensemble – c’est toutes sortes de choses – c’est soi qu’on voit. » Voici ce que nous dit l’auteur à moment donné. La chambre de Jacob ne raconte pas d’histoire, mais est une sorte de kaléidoscope impressionniste sur un personnage, Jacob Flanders : que peut-on savoir de quelqu’un d’autre ? Jacob est donc vu au travers de quelques épisodes de sa vie, non directement reliés entre eux, et on apprend à le connaître par le point de vue d’autres personnages qui l’entourent, sa maman, ses amis notamment d’université, sa logeuse, « ses » femmes… Jacob se heurte au monde : « N’importe comment, que l’on soit étudiant de première année ou garçon de magasin, homme ou femme, vers l’âge de vingt ans, on subit, comme un choc – et c’est inévitable – la révélation du monde des hommes faits, du monde qui se dresse, avec des contours si sombres, contre ce que nous sommes, contre la réalité… » (et voilà aussi une phrase qui me touche particulièrement, cette espèce de chute dans le néant que représente l’entrée dans le monde des adultes, des « hommes faits », auquel je n’ai jamais pu me faire, précisément).

Plus loin, « Et puis, considérez l’influence du sexe – voyez comme, entre homme et femme, il oscille, tremblant, hésitant, si bien qu’on découvre ici une vallée, ici un pic, alors qu’en vérité, peut-être, tout est plat comme la main ». Là aussi, je me retrouve pleinement. Virginia, tu me touches en plein cœur ! Ou encore le problème du langage et de conversations : on sait à quel point la vie peut être écrasée sous le poids des conventions langagières et du non-dit ! « Les mots justes eux-mêmes ont l’accent mal placé », nous rappelle l’auteur. En fin de compte, nous ne savons pas grand’chose de Jacob, qui disparaît dans la Première guerre mondiale, comme soldat. Mais que savons-nous des autres : « Chacun avait assez de penser à ses propres affaires. Chacun contenait son passé enfermé en lui, tel un livre connu par cœur. » Et aussi que pouvons-nous espérer des autres : « En même temps, elle se demandait : – Mais qu’est-ce que j’attends de lui ? peut-être quelque chose que je n’ai jamais eu ? » s’interroge une des amoureuses de Jacob. On ressort de ce livre, pour peu que l’on accepte l’absence d’histoire linéaire, subjugué, envoûté. Attention, un livre à lire lentement, à déguster (j’ai mis une dizaine de jours, et il n’est pourtant pas bien long, alors que lisais en parallèle quatre ou cinq autres livres) pour faire – peut-être – « la découverte accablante de l’éternité. »

jeudi 4 septembre 2008

8 septembre 2008 : 700 € par mois

Ma chronique de juillet (posséder) m'a valu de recevoir des témoignages extrêmement intéressants, très émouvants, fort longs, que je ne peux publier, car ils sont trop personnels et je n'admets que des commentaires. Mais qui corroborent absolument ce que j'ai écrit. Et sans aller jusqu'à prétendre que l'homme (le mâle principalement) est intrinsèquement mauvais, je crois tout de même que ces témoignages confirment que le désir de possession peut aller jusqu'au crime.
On m'a écrit : Le viol, c'est la négation d'autrui ; c'est la pulsion toute-puissante de l'ego qui l'espace d'un instant se croit "régner sur le monde." C'est un aveu d'impuissance terrible : "la seule manière de me mettre en valeur, c'est de rabaisser l'autre, de le détruire." On retrouve ces mêmes pulsions dans le patron qui martyrise ses employés, dans le policier qui tabasse un sans-papiers, dans l'assistante sociale qui méprise un RMIste. Le viol n'est pas que physique, hélas...Oui, rabaisser l'autre, voilà bien le hic, on voit ce que ça donne en Irak, au Tibet, en Afghanistan, en Géorgie, et sans doute partout ailleurs, partout où l'on veut dominer, posséder l'autre ! Et bien sûr, c'est aussi vrai au travail, à la maison, en famille (ah ! faire peur aux enfants, les menacer pour les faire tenir tranquilles...), à l'école (ah ! ces fameuses notes, et ces professeurs qui - autrefois, j'espère que ça a disparu - humiliaient les élèves en lisant systématiquement la plus mauvaise copie à haute voix, partiellement, voire en entier !)
Heureusement, il existe des humains plus humains que les autres, j'en ai aussi rencontrés ! Mais à vouloir rester dans l'humanité, à ne pas se jeter dans la jungle de la société, à vouloir être soi-même, on se retrouve souvent isolé, écrasé, laminé.
C'est ainsi que mon ami d'adolescence, Alain P., celui qui m'a initié à la lecture et à la littérature, qui m'a entraîné à la fréquentation des bibliothèques, se retrouve, à bientôt 64 ans, nanti d'une retraite de moins de 700 € par mois, et contraint de continuer à travailler ! Et pourtant, il a beaucoup travaillé. Mais il n'a pas toujours été déclaré... Comme par hasard. Dessinateur dans un cabinet d'architectes, après avoir été licencié dans les années 80, il a préféré finir comme technicien de surface, admirable euphémisme pour dire "homme de ménage", plutôt que pointeur au chômage. Certes il n'avait pas achevé ses études d'architecte, mais il est nanti par ailleurs d'une licence de philosophie. Ce qui l'a rendu philosophe, justement. Il dépense peu, et il est, heureusement pour lui, propriétaire de son F2. Comment font tous ceux, qui sont légion et qui n'ont pas davantage, ou même moins, de retraite que lui, et qui doivent, de plus, payer leur loyer ? Ils en sont réduits à fouiller les poubelles et à pointer aux restos du coeur ! Ou à rejoindre, au sein des prisons, ceux que l'administration pénitentiaire nomme les indigents.
Pendant ce temps, les plus riches bénéficient de niches fiscales : quand arrêtera-t-on de voter pour eux ? C'est bien le drame de la démocratie représentative, elle ne représente, en fait, que les classes aisées, et même très aisées, celles qu'on appelait dans le jargon marxiste les classes possédantes. On voudrait nous faire croire qu'elles n'existeraient plus que dans la tête d'Arlette Laguiller ou d'Olivier Besancenot, qu'il n'y aurait plus de classe ouvrière, plus d'exploitation de l'homme par l'homme, mais la réalité a la peau dure, et le dit jargon a encore de beaux jours devant lui, hélas !
Eh oui, quand on possède, on possède tout, la terre, le logement, la bonne cuisine, les beaux vêtements et les belles voitures, la possibilité de circuler librement, la parole et la culture, les meilleurs établissements scolaires et les bons profs, la santé et les soins les meilleurs, et même les rênes de la démocratie. Et en général, on méprise les autres, qui ont pourtant le bon goût de voter pour nous ! Qu'en conclure ? La démocratie est donc impossible, c'est une mascarade.






Et ça rejoint le problème de "posséder" que j'évoquais précédemment. Le pouvoir est la source de la tragédie. Relisons Hamlet, ou Le Cid ou L'avare, pour ne reprendre que trois des grandes pièces classiques qui vont être prochainement jouées à Poitiers, et que j'ai commencé à relire. Car le bon usage des "classiques" veut qu'on connaisse bien les pièces avant de les revoir, comme les opéras. On y verra en filigrane comment en général des pères (exigeant la vengeance dans Hamlet et Le Cid, ou imposant d'absurdes mariages à leurs enfants dans L'avare) exercent un pouvoir néfaste sur les jeunes gens, qui pourraient être idéalistes, mais qui sont contraints d'entrer dans leur jeu.




On finit par regretter de ne pas être resté un enfant. Mais en fait, ne le suis-je pas encore un peu ?