Le cyclo-lecteur est aussi cinéphile, regrettant même amèrement la disparition des ciné-clubs ! Le cinéma nous procure souvent de grands plaisirs, autant que la littérature, dont il n’est parfois qu’un prolongement visuel. Je viens de visionner tout récemment deux films classiques, en noir et blanc, sur DVD, La légende du grand judo, de Kurosawa, et Les forbans de la nuit, de Jules Dassin, et au cinéma, deux films tirés de romans de Houellebecq, dont le tout dernier, La possibilité d’une île, mis en film avec un certain culot par l’auteur lui-même.
1943 : le Japon est en pleine guerre. Akira Kurosawa tourne son premier film, Sugata Sanshiro (titre français, La légende du grand judo). J’ai toujours aimé Kurosawa, Vivre est un de mes films préférés, mais comment oublier les autres : Les sept samouraïs, Sanjuro, Barberousse, Ran, Dersou Ouzala, L’idiot, Le château de l’araignée, Rashomon, parmi tant de films superbes, dont aucun n’est indifférent ?
L’action de La légende du grand judo se passe à Tokyo en 1883, soit une quinzaine d’années après le début de l'ère Meiji. Un jeune homme, Sugata Sanshiro, désire s'initier au jiu-jitsu, alors discipline dominante des arts martiaux japonais. L’école où il veut s’inscrire souhaite se battre contre le maître d'un nouvel art martial, qui risque de leur faire concurrence : le judo. On lui tend un piège, mais Shogoro Yano, le maître de judo, leur donne une leçon en expédiant dans la rivière l’un après l’autre chacun de ses adversaires venus en nombre. Sugata, subjugué, prend aussitôt la décision de décider d’apprendre le judo auprès de ce maître. Très doué, il pourrait même devenir le meilleur dans cet art s’il n’avait les défauts de la jeunesse, l’impulsivité et le manque de réflexion, qui l’entraînent dans des bagarres imbéciles. Le maître les lui reproche. Alors, Sugata, désireux de se racheter et de gagner son affection, se jette dans l’étang derrière l’école et y passe la nuit entière, accroché à un pieu. Ce passage dans l’eau le rend quasiment invulnérable et fait de lui un homme nouveau (un peu comme Siegfried avec le sang du dragon). Désormais, il est prêt à affronter les adeptes du jiu-jitsu. Pourtant, il tombe amoureux de Sayo, la fille de Murai, le maître du jiu-jitsu. Et dans le combat qui les oppose pour prendre la charge de former les policiers, il s’impose. Murai ne lui en veut pas cependant, il reconnaît humblement sa défaite, prend le jeune homme en amitié, et même lui permet de fréquenter sa fille. Mais Higaki, le meilleur disciple de Murai, lui aussi amoureux de la jeune fille, exige une revanche, un duel privé à mort. Après avoir vaincu, Sugata est devenu un homme et peut épouser Sayo.
Le film, encore marqué par l’esthétique du muet (plans fixes, gros plans, cartons explicatifs, qui sont peut-être aussi une conséquence des coupures infligées par la censure) et de l’expressionnisme, est superbe, malgré les mutilations que lui infligea la censure impériale. Il y a des scènes d’anthologie, celle du quai sombre où Yano donne une leçon aux tenants du jiu-jitsu (les corps ne sont que des ombres), celle où Sugata, pour montrer qu’il abandonne définitivement le jiu-jitsu (il dépouille le vieil homme ?), jette ses sandales que la pluie emporte lentement, celle où il se jette dans l’étang et reste accolé au pieu, celle du combat avec Murai dans l’enceinte de la police, vrai ballet chorégraphique d’une lenteur superbe, les scènes de promenades de Sugata avec Sayo, d’une pudeur, d’une délicatesse et d’une poésie inégalées, le repas avec le vieux maître de jiu-jitsu interrompu par l’arrivée de Higaki, ou la scène du combat final dans un champ de graminées battu par le vent, splendide corps à corps des deux adversaires dans ces vagues de verdure…
Ces séquences sont de purs joyaux de cinéma, à re-visionner pour apprendre ce qu’est la beauté au cinéma. Mais le film témoigne aussi de l’humanisme de Kurosawa, représenté ici par Yano, qui souhaite enseigner non seulement un art, mais la voie : "La Voie de l'Homme est la quête de la Vérité qui régit la nature et le monde. Seule cette vérité peut nous procurer une mort paisible", dit-il au jeune Sugata. Il s’agit de refuser l’agressivité, et de choisir l’éthique, la morale, la sincérité, la modestie, ce qui finit d’ailleurs par rendre Sugata rempli d’états d’âme et presque consterné, accablé de sa force, après chaque victoire ! Et que dire du souci de l’équilibre du cinéaste : ainsi la violence du combat final est masquée par la végétation agitée par le vent et par le jeu d’ombres et de lumières, le décor est superbement bucolique, mais la mort est là, cachée. La partition musicale est magnifique également. Susumi Fujita est un Sugata au visage ouvert et étincelant, et l’excellent Takashi Murai (futur interprète de Vivre) compose un Murai tout en finesse et en noblesse. Mais toute l’interprétation serait à citer.
Le film eut un grand succès au Japon, en dépit de la censure et des coupures, et fit l’objet de nombreux remakes. Car le scénario est excellent, riche de notations précises, de métaphores (la fleur de lotus qui symbolise la beauté et la force mentale) et révèle un véritable récit initiatique : comment devenir un homme, quand on est impulsif et indiscipliné ?
En 1950, Jules Dassin, fuyant le maccarthysme, tourne dans un Londres crépusculaire et nocturne son dernier film américain, Les forbans de la nuit (Night and the city). Très différent bien sûr de l’art de Kurosawa, celui de Dassin porte à la perfection le film noir américain. Le héros, Harry Fabian, interprété de façon hallucinée par Richard Widmark, est un escroc et un combinard qui espère pouvoir mener la grande vie avec son amie Mary. Mais il manque d’envergure et surtout s’est fait des ennemis mortels. Et sa nouvelle combine : organiser des combats de lutte gréco-romaine, se révèlera un désastre. C’est que Harry est certes rusé et menteur, mais il est naïf, sans méchanceté, il n’est pas encore devenu un homme, on le traite d’ailleurs de "Cher enfant". Le film est d’une noirceur accablante. Comme si le cinéaste nous proclamait – même si nous sommes à mille lieues de la vie de tels personnages – "Regardez comme vous vivez mal, dans un monde sans âme !" (un peu ce que nous dit Tchékhov, dans son théâtre). Le seul personnage humain du film, Mary (admirable Gene Tierney), ne peut rien pour empêcher la débâcle et la mort. Un film d’un pessimisme intégral. Car s’il y a des hommes mauvais, ils ne trouvent en face d’eux que des faibles et des rêveurs, incapables d’aller vers une possible réussite. Il leur manque un maître qui, comme chez Kurosawa les aidera à surmonter leurs faiblesses. Ils n’ont pas trouvé la Voie.
Et voici qu’on en vient à Michel Houellebecq, qui ferait bien lui aussi, de se ressourcer chez Kurosawa.. Mais est-ce possible aujourd’hui ? le monde a tellement changé. Et les romans de Houellebecq sont un reflet fidèle, trop fidèle, du nihilisme contemporain ! Notre auteur vient de sortir un film dont il est lui-même le réalisateur, d’après son propre roman, La possibilité d’une île. Je précise que là, je n’ai pas lu le livre, et pour ce que j’en sais, le film semble assez différent. A première vue, c’est une fable de science-fiction un peu fumeuse.
Le narrateur, Daniel, a fait partie d’une secte dont le prophète prône l’immortalité. La société refusant de vieillir, n’ayant plus de Dieu ni de mythes, laisse place à ce genre de porteur d’espérance.Un scientifique met en place un programme destiné à emmagasiner les connexions des neurones du cerveau humain, leur mémoire et leurs souvenirs, et de recréer à partir de là un homme déjà adulte. Ce sont les néo-humains : vers la fin du film, se passant quelques siècles plus tard (entre-temps, le narrateur nous dit en voix off qu’"un futur violent, sauvage, était ce qui attendait les hommes", et que "rien n’avait pu sauver l’humanité, à supposer que le sauvetage eût été souhaitable", citations de mémoire), les néo-humains ont effectivement été créés, et Daniel n’est autre qu’un clone de l’ancien Daniel. Dans un univers en ruines, post-apocalyptique, il semble appelé à devenir le nouvel Adam, la nouvelle Eve étant une noire : "je n’avais jamais compris ce que les hommes entendaient par l’amour", nous dit-il, mais il est prêt à tenter l’expérience.
Le film, comme les autres films tirés des romans de Houellebecq, n’a aucun succès, j’étais le seul spectateur : à peine 50 000 spectateurs pour les deux premiers, Extension du domaine de la lutte et Les particules élémentaires. Et apparemment, La possibilité d’une île n’atteindra même pas ces chiffres !C’est effectivement très peu, surtout pour le second dont le roman avait été vendu à plus de 200 000 exemplaires. Il faut croire que les cinéphiles n’apprécient pas l’aspect peu conventionnel, convulsif, désagréable de notre auteur. Ce qui passe à la lecture serait trop déplaisant visuellement.
Ceci est sans doute vrai pour les deux premiers films, encore que… Mais j’ai trouvé La possibilité d’une île absolument magnifique, me rappelant dans ses meilleurs moments 2001 l’odyssée de l’espace (les thèmes brassés, l’utilisation de la musique, le clone qui ressemble à l’astronaute vieillissant de la fin du film) et Pierrot le fou (la merveilleuse utilisation des paysages). Kubrick et Godard, excusez du peu ! Alors que tant de films contemporains ont une couleur pisseuse, ici, on est sans cesse séduit visuellement par les paysages, les décors et les panoramas filmés dans un cinémascope pour une fois justifié. La renaissance finale m’a bien sûr rappelé le fœtus astral de Kubrick. Je ne saisis pas l’insuccès de ce film, sinon, le fait que les spectateurs n’y vont pas par idée préconçue, et par une critique dans l’ensemble défavorable, comme elle l’est toujours devant un OFNI (Objet Filmé Non Identifié). Je souhaite à Houellebecq de se remettre de ce désastre, et de continuer : après tout d’autres écrivains français notoires (Pagnol, Guitry, Cocteau) sont devenus de remarquables cinéastes, pourquoi pas lui ? Qu’il ait une seconde chance !
Une des explications de ces insuccès me semble être parce que Houellebecq ne nous flatte pas et ne nous épargne rien de la vacuité du monde moderne : d’un monde sans Dieu ? J’ai donc vu aussi Extension du domaine de la lutte, que j’avais raté à sa sortie, mais que j’avais lu avec beaucoup d’intérêt.
Le narrateur, une trentaine d’années, est ingénieur dans une société informatique, il y touche un salaire décent. Pourtant, il n’a pas de succès avec les femmes et traîne un ennui contagieux. Il n’est pas très beau, il est légèrement déprimé, on aurait dit autrefois neurasthénique, et n’arrive plus à se positionner sur ce qu’il appelle le marché du sexe. Par contre, il observe avec perspicacité ses congénères, avec leur dynamisme qui lui paraît factice, et il reste encore en quête d’un peu d’amour (ou de plaisir, car comme le narrateur de La possibilité d’une île, et sans doute comme l’auteur, il ne sait pas ou plus ce que c’est que l’amour).
Il considère que la vie actuelle est une nouvelle sorte de lutte, dans laquelle le modèle libéral a réussi à inclure la sexualité. Et de même que le libéralisme économique laisse de côté des tombereaux de chômeurs et de misérables, le libéralisme sexuel entraîne une recrudescence de la misère sexuelle : "Dans un système économique où le licenciement est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver sa place. Dans un système sexuel ou l’adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit. En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables ; d'autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante ; d'autres sont réduits à la masturbation et la solitude. Le libéralisme économique, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. Sur le plan économique, Raphaël Tisserand appartient au camp des vainqueurs ; sur le plan sexuel, à celui des vaincus. Certains gagnent sur les deux tableaux ; d'autres perdent sur les deux."
Le narrateur n’arrive plus à s’impliquer dans un monde qui ne lui convient pas, il est nauséeux, comme le Roquentin de Sartre. Et son collègue Tisserand, pourtant pas encore totalement désenchanté (joué avec brio par José Garcia), s’empêtre lui aussi dans un célibat sans issue, pire même que le narrateur, car à trente ans passés, il n’a encore jamais couché avec une femme, victime de la nouvelle loi du marché ! "Tout comme le libéralisme économique sans frein, et pour des raisons analogues, le libéralisme sexuel produite des phénomènes de paupérisation absolue. Certains font l’amour tous les jours ; d’autres cinq ou six fois dans leur vie, ou jamais. Certains font l’amour avec des dizaines de femmes ; d’autres avec aucune. C’est ce qu’on appelle le « loi du marché."
On a donc affaire à des anti-héros, et forcément ce n’est pas réjouissant pour le spectateur, comme ça ne l’était d’ailleurs pas pour le lecteur du roman. Et pourtant le film, comme le roman, est passionnant. A la fois amusant et déchirant, sans pathos pourtant. On ne sait pas si l’accident de voiture de Tisserand désespéré est un suicide ou non. Houellebecq nous livre – et Philippe Harel, réalisateur et excellent acteur dans le film – une radiographie de notre société moderne comme on en voit peu. La violence est partout à l’œuvre, dans les rapports humains (ou leur absence : "La difficulté, c’est qu’il ne suffit pas exactement de vivre selon la règle. En effet vous parvenez (parfois de justesse, d’extrême justesse, mais dans l’ensemble vous y parvenez) à vivre selon la règle. Vos feuilles d’imposition sont à jour. Vos factures, payées à bonne date. Vous ne vous déplacez jamais sans carte d’identité (et la petite pochette spéciale pour la carte bleue ! ...). Pourtant, vous n’avez pas d’amis"), dans la routine et l’imbécillité du travail, dans la puissance des nouveaux maîtres à penser : économistes, psychologues, formateurs. Le roi est nu, semble nous dire l’auteur.
C’est le règne de l’"absolue solitude, la sensation de l’universelle vacuité, le pressentiment que votre existence se rapproche d’un désastre douloureux et définitif se conjuguent pour vous plonger dans un état de réelle souffrance." La voix off (citant des phrases du roman) qui nous livre ces réflexions du narrateur – ressemblant étrangement à un Buster Keaton impassible, et ne souriant jamais – nous met mal à l’aise, volontairement. Au fond, n’est-ce pas nous que nous observons ? Et notre mort qui clôturera lamentablement une vie inutile : "C’était il y a longtemps, n’est-ce pas ? Souvenez vous : l’eau était froide. Maintenant, vous êtes loin du bord : oh oui ! comme vous êtes loin du bord ! Vous avez longtemps cru à l’existence d’une autre rive ; tel n’est plus le cas. Vous continuez à nager pourtant, et chaque mouvement que vous faites vous rapproche de la noyade. Vous suffoquez, vos poumons vous brûlent. L’eau vous paraît de plus en plus froide, et surtout de plus en plus amère. Vous n’êtes plus tout jeune. Vous allez mourir, maintenant. Ce n’est rien." Voilà, le mot est lâché : rien.
Nous vivons dans le monde du rien, nous dit l’auteur. Et cette mascarade qui nous fait croire que l’amour est partout triomphant, avec le sexe omniprésent, alors que justement, le monde moderne fait des milliers de laissés pour compte, n’est que le masque du néant que Houellebecq met magistralement en scène.
On peut refuser de regarder en face comme lui, il nous tend pourtant un miroir fidèle, et tant pis s’il est un peu provoquant ! Nous seuls pouvons, en changeant nos comportements, lui prouver qu’il se trompe : ça ne me paraît pas gagné ! Et pour regarder autrement, revoyons les films de Kurosawa, et pourquoi pas, aussi ceux de Dassin ! Mais ne mésestimons pas Houellebecq, il nous assène quelques vérités, qui sont peut-être de mauvaises nouvelles, et donc peu agréables à entendre ou à regarder, d’où l’insuccès des films… Les romans, eux, se vendent bien, car le lecteur lit dans le secret du chez soi, et ne se sent pas gêné, protégé par son intimité ; le cinéma, on y vient en nombre (en principe, voir ma séance extraordinaire d’une grande salle pour moi tout seul), et la gêne peut venir.
J’aime Houellebecq pour sa franchise (un peu roublarde toutefois), mais j’avoue que je préfère Kurosawa.