Un
jour, je vous initierai à la Mystique du Capital. Je vous révélerai
les Tables de la Loi des Riches. Vous comprendrez que l'argent – au
sens où le peuple entend ce mot – est une chose totalement
dépourvue d'importance, et le
Capital une tout autre chose : l'unique
chose importante.
(Pierre
Véry, La révolte des pères Noël,
Éd. Du Masque, 1998)
Les
pages noires sont nombreuses dans notre histoire de France :
on peut citer l'extermination des Cathares au Moyen âge ("Tuez-les
tous, Dieu reconnaîtra les siens"), la tentative d'éradication
du protestantisme par Louis XIV et pousuivie
sous Louis XV
(conversions forcées, assassinats, galères), la répression féroce
des mouvements populaires (des Vendéens de 93 aux révolutionnaires
de
juin 1848 et mai 1871), la boucherie de 14-18, l'épouvantable
gouvernement de Vichy léchant les bottes des nazis, les représailles
impitoyables contre les rébellions dans les colonies (des massacres
de Sétif en Algérie en 1945 à ceux de Madagascar en 1947)... On
n'en parle pas trop dans nos manuels scolaires. Ça
ferait désordre.
J'en
découvre aujourd'hui une autre, de
ces pages noires, grâce
à un livre que m'a communiqué ma fille, Plus
noir dans la nuit, la grande révolte des mineurs de 1948,
écrit par Dominique Simonnot, journaliste au Canard
enchaîné, après
une longue enquête. Norbert,
Colette, Georges, Jeanne, Henri, Daniel, Pierre et quelques autres, devenus
octogénaires ou nonagénaires, témoignent dans ce livre émouvant
qui retrace cette fameuse grève. Pourquoi ? parce qu'ils
espéraient encore dans
les années 2000 bénéficier
de la loi d'amnistie de 1981. Ils
auraient bien souhaité être indemnisés, eux qui ont été
emprisonnés, condamnés à des amendes, dégradés de leur grade
militaire acquis dans la Résistance (alors que la même loi a
rétabli dans leurs droits dès 1982 les généraux félons du putsch
de 1962 : encore bravo au gouvernement soi-disant de gauche sous
Mitterrand !), licenciés, chassés de leur logement (lié
au travail), privés de
chauffage (puisque lié au logement) et quasiment interdits de
travail, car la compagnie minière (les Houillères) envoyait à ses
innombrables sous-traitants la liste des ouvriers indésirables !
Des
vies brisées, enfin pas tout à fait, certains ont pu
ainsi en échappant au travail de fond, échapper
à la silicose qui faisait des ravages parmi les mineurs, tout en
étant quasiment niée
par les médecins de la compagnie, aux ordres. Heureusement, il y eut
une vaste solidarité, et 15 000 enfants de
gérvistes, qui seraient
morts de faim et de
froid, purent être
envoyés dans des familles d'accueil. "Tâche splendide,
[Norbert] est affecté au départ des enfants, envoyés, pour qu'ils
soient nourris et au chaud, un peu partout en France, dans des
familles. Beaucoup les réclament. Pas seulement des communistes ou
des travailleurs. La reine de Belgique en accueille un, les savants
Joliot-Curie aussi, ainsi que des bourgeois, émus de compassion pour
ces gamins chétifs. « Alors, la reine de Belgique est une
enragée ? Une meneuse de grève insurrectionnelle ? Une
reine à la solde de Moscou ? » jubile Norbert. Cet évêque
qui déclare que la grève est un droit, c'est un « rouge » ?
ces curés qui les aident, se rangent à leurs côtés. Des
terroristes, peut-être ?"
Les
condamnations pleuvent, l'armée et la police sont réquisitionnées
pour mater les grévistes (c'est là que naît le slogan CRS/SS), le
gouvernement de Jules Moch (que les mineurs prononcent « Moche »)
se veut plus royaliste que le roi, et les flics (surnommés les
« pétains »), se montrent aussi brutaux que les
occupants allemands quelques années auparavant (c'est un peu la
victoire posthume d'Hitler). "Charles
Bécart est amené dans des bureaux transformés en salle
d'interrogatoire : « Comme ceux de la Gestapo que j'ai
connus, là je vis une quarantaine de camarades arrêtés ».
Des cris jaillissent : « C'était l'interrogatoire, comme
ceux de 1943 par les occupants allemands. Nous y passâmes tous, avec
des coups et des brimades »."
Les procureurs chargés des dossiers en sont dessaisis s'ils se
montrent trop cléments (bravo pour la séparation des pouvoirs et
l'indépendance de la justice), alors qu'ils savent pertinemment que
les charges contre les accusés sont faibles ou montées de toutes
pièces. "Un gars
est recherché pour « jet de grenades sur la police »,
alors qu'on ne peut pas parler de délit, si l'on renvoie à des
policiers ce qu'ils vous lancent",
note l'auteur.
Les
prisons sont surpeuplées. Pourtant : « Oh la
prison, vous savez, je m'y fais, rétorque Norbert, surtout que je me
repose, pour la première fois de ma vie ! » Les
non-grévistes ou ceux qui reprennent le travail (souvent sur la
demande de leurs femmes) doivent être protégés par la troupe :
"Avec ça, le pire,
ce sont tous ces hommes repartant à la mine, escortés de militaires
qui les protègent, comme des trouillards qu'ils sont. Ah, ils ne
sont pas fiers, baissant les yeux dès qu'on cherche leur regard !"
Alors que la plupart des emprisonnés sont d'anciens résistants, qui
avaient déjà fait la grève de 1941, contre les Allemands. Et qui
avaient retroussé leur manche en 1946 pour gagner la bataille du
charbon, au grand bénéfice des actionnaires.
On
est en pleine guerre froide. Les Américains ont lancé le plan
Marshall. Il s'agit de contrecarrer au maximum l'influence
communiste. Ils ont largement financé la création de Force
ouvrière, rapporte l'auteur, pour combattre la CGT. Bref,
"Socialistes,
gaullistes, radicaux, le gouvernement, tous certains de l'imminence
d'un péril rouge, avaient lancé contre les communistes une lutte
sans merci. Et tous prônaient, acceptaient ou favorisaient
d'impitoyables sanctions contre les grévistes, afin de leur ôter
toute envie de recommencer".
Au fond, c'est le même raisonnement qu'en 1848 ou en 1871 :
ôter l'envie de recommencer. Ça a marché déjà, ça marchera
encore. Et on utilise le même vocabulaire : "Les
éléments de langage existent déjà, qui font de la grève une
« insurrection », mûrie sur ordre du Kominform, des
grévistes des « insurgés », alimentés par « l'argent
de l'étranger »."
Ne disait-on pas en 1871 que les Communards, ardents patriotes, qui
s'étaient élevés contre l'armistice honteux que Thiers avait
conclu avec Bismarck, étaient payés par les Boches ?
À
la tribune de l'Assemblée, un Emmanuel d'Astier de la Vigerie,
ancien résistant, sauvera l'honneur en poussant sa gueulante :
"Aucune
poursuite sérieuse contre la collaboration économique n’a été
menée. Les peines prononcées ont été dérisoires et souvent n’ont
pas été appliquées [...] ; des hommes qui ont amassé des
fortunes, grâce à la collaboration, jouissent maintenant, pour une
bonne part, tranquillement, de leur trahison."
Et :
"Tandis
que le gouvernement, indulgent aux collaborateurs, a mené une
politique de répression scandaleuse contre la classe ouvrière. Nous
voudrions que le siècle et demi de condamnations à la prison, qui,
grâce au gouvernement, s’est abattu sur les ouvriers, se soit
abattu sur les collaborateurs !"
Les
militants ne sont pourtant pas vraiment déçus : "Encore
un coup des socialistes, ceux-là, ils ont jamais rien su faire
d'autre que trahir." Et
ils sont bien obligés de constater, malheureusement, que les
« pétains » et les soldats sont bien les chiens de garde
du Capital. Et le gouvernement aussi. D'ailleurs, rien ne changera
par la suite. Les innombrables dossiers envoyés dans les nombreux
ministères qui se sont succédé depuis la loi d'amnistie de 1981
n'ont reçu que des réponses dilatoires, quand ce n'est pas un
silence total : les politiques, surtout de « gauche »,
ne sortent pas grandis de cette affaire. Et les rares survivants
devront se contenter d'une maigre indemnisation pour des vies
cassées.
Un
très beau livre.
Voir aussi le film documentaire de Louis Daquin, d'époque, visible sur internet : http://www.cinearchives.org/Catalogue_d_exploitation_GRANDE_LUTTE_DES_MINEURS__LA_-494-149-0-2.html?ref=f67ef3b524e29b901703fa543c97d706
et un documentaire récent de Jean-Luc Reynaud : L'honneur des gueules noires.
Voir aussi le film documentaire de Louis Daquin, d'époque, visible sur internet : http://www.cinearchives.org/Catalogue_d_exploitation_GRANDE_LUTTE_DES_MINEURS__LA_-494-149-0-2.html?ref=f67ef3b524e29b901703fa543c97d706
et un documentaire récent de Jean-Luc Reynaud : L'honneur des gueules noires.