jeudi 30 juillet 2015

30 juillet 2015 : la catastrophe européenne


On continue aujourd'hui à se scandaliser des totalitarismes effroyables d'un passé encore bien récent. Comment ne pas partager l'horreur de leur mémoire et l'envie de les bannir à jamais ? Mais aussi, comment ne pas voir dans cette horreur entretenue un alibi de l'acceptation domestique d'un « paisible » totalitarisme planétaire dont la morgue est plus discrète, mais plus insidieuse encore, et dont les dégâts risquent d'être objectivement de plus en plus tragiques ?
(Sergio Ghirardi, Nous n'avons pas peur des ruines : les situationnistes et notre temps, L'insomniaque, 2004)


L'Europe fait beaucoup parler d'elle : d'abord pour son incapacité à lutter contre l'évasion fiscale. Tu penses bien, Coco, que ça fait fonctionner le marché. Oui, le marché du fric. Pour son incapacité à traiter les problèmes des plus pauvres : mainmise sur la Grèce, en dépit d'un gouvernement légitime (mais il n'est pas exclu qu'on prépare un coup d'état, comme un autre se prépare en Amérique latine contre le Venezuela, tant nos facétieuses « démocraties » occidentales n'ont jamais aimé ceux qui votent mal) ; non-respect de l'humanité des migrants (voilà-t-y pas que les journaux anglais proposent d'envoyer l'armée britannique contre ceux de Sangatte ! On savait que l'armée et la police étaient les chiens de garde des puissants, ça se confirme en permanence) ; propos malséants de nos gouvernants (Manuel Valls : « Les roms bulgares et roumains n'ont pas vocation à rester en France ». On imagine que les mafieux de ces mêmes pays ont, eux, vocation à participer à l'économie de marché à l'occidentale, fût-elle une économie parallèle, et donc à y rester) ; hausse des loyers vertigineuse en France (+ 42 % en dix ans ; tiens, je croyais que le coût de la vie n'avait presque pas bougé ! les loyers doivent pas entrer en ligne de compte) ; rétablissement d'une sorte d'esclavage : par exemple, travail sous-payé de Roumains sur le chantier pharaonique du futur port méthanier de Dunkerque (300 € par mois, pour 60 h de travail hebdomadaire, qui dit mieux ! Et on ose se moquer de pays comme le Qatar avec ses chantiers pharaoniques et la situation qui y est faite aux travailleurs) et sans doute sur tout un tas d'autres chantiers en Europe (tiens, le futur aéroport de Nantes sera sans doute construit dans les mêmes conditions, c'est bon pour le marché, ça, coco !), etc., etc.
Et vous voudriez que la majorité de la population applaudisse des deux mains une Europe pareille, qui n'est ni celle des nations, ni celle des peuples, ni celle de l'être humain, mais celle du fric et de l'économie déréglementée. Je me souviens qu'effectivement ça s'appelait autrefois « Marché commun ». Les élections européennes sont du pipeau – comme, sans doute, la majorité des élections. Tout devient du marché : le covoiturage, qui au début se faisait de gré à gré et se voulait du partage, est devenu du business organisé par des sociétés. Lucile a été sidérée par ce qu'elle a payé pour faire Bordeaux-Rennes, le voyage n'ayant rien coûté à la conductrice, qui s'en vantait. Je n'arrête pas de recevoir des pubs pour louer mon logement en mon absence, et même pour louer ma voiture. Et dire que je les prêtais volontiers. Je dois être complètement con. Je croyais que le don, la gratuité, l'hospitalité, l'échange, ça avait du sens. Non, tout se paye désormais ! Grand-mère, au secours, le monde est devenu fou !
Heureusement que je peux encore lire gratos (ou presque) grâce aux bibliothèques, y emprunter aussi des disques, des films, qu'on trouve encore des cinémas à des prix raisonnables et sans publicité (Utopia à Bordeaux), des lieux de rencontre conviviaux, des jardins partagés, des toilettes publiques gratuites (de plus en plus rares : à Bordeaux, elles sont en voie de démolition), que l'amitié n'est pas encore à acheter (l'amour, hélas, est largement entré dans l'économie de marché, depuis longtemps avec la prostitution et le mariage imposé ou arrangé, et ça ne s'arrange pas, quand on voit les fortunes dépensées ici ou là pour un mariage, qui se termine une fois sur deux par un divorce, mais on imagine que notre société consumériste, jamais à court d'idées, va inventer de fêter les divorces et les séparations !), que des amis ou ma famille m'accueillent toujours gracieusement comme je fais pour eux...
De plus, il faut voir toutes les pétitions contre la construction de nouveaux HLM (ma bonne dame, ça va me boucher la vue, et puis ce sont des pauvres qui vont habiter là, et qui sait, peut-être même basanés, mon Dieu, l'horreur !). Ce qui ne date pas d'aujourd'hui, on se souvient du "Salauds de pauvres" lancé par Gabin dans La traversée de Paris ou de l'expression horrifiée de Blanche dans la pièce de George Bernard Shaw, La maison des veufs : "Oh, j'ai horreur des pauvres. En tout cas, j'ai horreur de ces gens sales, ivrognes et tarés qui vivent comme des porcs".
Oui, on est mieux chez les « honnêtes gens », ceux qui ont le pouvoir ; certes "Pendant qu'à des degrés différents ils se sucrent en argent, privilèges et pouvoir, les décideurs minables d'une société d'esclaves-électeurs demandent incessamment des sacrifices aux chômeurs et aux travailleurs rétribués avec des salaires de misère. Un nouvel impôt saigne-t-il ceux qui peinent déjà à s'en sortir ? C'est dans l'intérêt commun, pour favoriser la compétitivité. Peu importe si cette compétitivité absurde œuvre toujours dans l'intérêt des actionnaires et des banques, ne se traduisant jamais par une amélioration dans la vie quotidienne des gens" (Sergio Ghirardi, Lettre ouverte aux survivants : de l'économie de catastrophe à la société du don, Éditions libertaires, 2014). Mais au moins avec eux, on est dans le propre, le bien repassé, le smoking, les robes du soir, la couture de luxe, les Mercedes et les Rolls-Royce, les jets privés, les yachts princiers et même les plages qu'un préfet déclare soudain privées à leur intention (ce mois-ci !)... 

 
Le rêve hugolien de l'Europe s'est transformé en cauchemar...

mercredi 29 juillet 2015

29 juillet 2015 : Virginia Woolf, encore


la plupart des gens se représentent V. W. comme une artiste élitiste peu soucieuse d'être lue par le plus grand nombre. Rien n'est plus injuste. Elle est consciente de la contradiction : souhaiter des lecteurs en grand nombre, parce sans lecteurs, les livres se fanent, et ne rien céder sur l'écriture, sur la sincérité, sur les idées, sur la modernité.
(Geneviève Brisac, Agnès Desarthe, V. W., le mélange des genres, L'Olivier, 2004)


Je poursuis en cet été 2015 ma découverte de Virginia Woolf, vraiment l'écrivain selon mon cœur. Pour qui j'ai une amitié profonde, que j'ai l'impression de connaître presque intimement, il est vrai que j'ai lu les sept tomes de son Journal et récemment son Journal d'adolescence. Et maintenant, voici ses Instants de vie (Stock, trad. Colette-Marie Huet, 2006), c'est-à-dire les bribes écrites à des périodes diverses de sa vie et qui reviennent sur les événements importants qui l'ont marquée.
Virginia Woolf, qui a tenu presque toute sa vie un journal très détaillé, n'a pas pu (ni voulu) écrire ses mémoires ou son autobiographie. De toute façon, elle se méfiait de la biographie, genre qu'elle lisait pourtant beaucoup, "parce qu'il est très difficile de décrire un être humain", on ne fait que raconter "ce qui est arrivé", mais on n'arrive pas à dire "à quoi ressemblait la personne à qui c'est arrivé". Instants de vie est un recueil posthume qui regroupe donc ses deux tentatives d'écriture mémorielle, Réminiscences, écrit après la naissance de son neveu Julian Bell en 1908 (celui qui mourut à la guerre d'Espagne), Une esquisse du passé, écrit sur la demande de sa sœur Vanessa vers 1939-1940, et les trois conférences qu'elle prononça au Memoir Club, 22, Hyde Park Gate, Le vieux Bloomsbury, textes datant des années 1920-1922, et Suis-je une snob ?, texte lu vers 1936-1937.


Dans Réminiscences, un de ses premiers textes littéraires (alors qu'elle n'a encore rien publié), elle raconte à Julian la jeunesse de Vanessa Bell, et, par ricochet, celle de leur mère, Julia Stephen, celle que personne n'avait oubliée : "On oublie les morts, dit-on ; ou peut-être ferait-on mieux de dire que la vie la plupart du temps n'a aucune signification pour aucun de nous. Mais de temps à autre, en plus d'occasions que je ne saurais dire, au lit la nuit, ou dans la rue, ou lorsque j'entre dans la pièce, elle est là, ravissante, bien présente, avec ses paroles familières et son rire, plus proche que ne le sont les vivants, éclairant nos vies incertaines comme d'une torche enflammée ; infiniment noble et délicieuse aux yeux de ses enfants". Cette mère qui plus que toute autre, a marqué durablement ses enfants, par sa beauté, par sa bonté (qui pouvait aussi être sévérité, notamment à l'égard de sa fille aînée Stella) et par sa mort prématurée. Elle note qu'en ce qui concerne Vanessa, qui aimait la vie sociale, "peut-être même n'était-elle pas assez difficile dans le choix de ses amis, mais les raseurs et les imbéciles ont aussi leurs bons moments". Elle évoque ici les merveilleuses vacances passées en Cornouailles – dont on retrouvera un écho dans son superbe roman "La promenade au phare".
Une esquisse du passé est plus douloureux (écrit d'ailleurs en partie sous les bombardements allemands de 1940), car il reprend les mêmes éléments, mais déborde sur la vie après la mort de Julia. Stella la remplace auprès du père, puis se marie et meurt presque aussitôt. Le père, Leslie Stephen, pourtant très cultivé, mais victorien dans l'âme, se montre un tyran domestique (il retarda le mariage de Stella autant qu'il le put) et transforme la maison lumineuse de l'enfance en un un lieu presque malsain. Les sentiments deviennent factices aux yeux de l'adolescente Virginia : "Qui dira s'il n'y avait pas là une certaine affection réelle ? un effort pour faire malgré tout ce qu'il jugeait bien ? Mais encore une fois qui peut distinguer le bien du mal ? le sentiment de la sentimentalité, la vérité de la pose ?" Virginia développe un sentiment de honte : "je crois que mon sentiment de honte allait beaucoup plus profond. J'aurais plutôt tendance à mettre en cause mon grand-père – sir James – qui un jour fuma un cigare, le trouva à son goût, et donc jeta le cigare et n'en fuma jamais d'autre". L'aîné des garçons, son demi-frère George, entraîna Vanessa, puis Virginia, dans les soirées mondaines, où il s'agissait avant tout de se montrer. Être bien habillée, faire bonne figure, ne parler qu'à bon escient – après tout, on n'est qu'une jeune fille, c'est-à-dire rien – c'est une sorte de mort morale pour la jeune fille. D'autant plus que George, quand il la ramenait, "se permettait des actes qu'un homme plus perspicace eût réprimés parce que tyranniques" : il abuse d'elle, comme sans doute auparavant il abusait de Vanessa. Mais tous ces chocs (la tyrannie du père au comportement d'autant plus violent qu'il devient sourd, les abus du demi-frère) sont pour Virginia ce qui va la fonder : "je persiste à croire que l'aptitude à recevoir des chocs est ce qui fait de moi un écrivain".
Dans les conférences du Memoir Club, Virginia Woolf revient sur la vie après la mort du père, sur l'amitié de son frère Thoby (lui aussi mort prématurément), qui entraîne à la maison ses amis de Cambridge (Clive Bell, Lytton Strachey, Desmond MacCarthy, Leonard Woolf, Duncan Grant, Saxon Sydney-Turner, etc., qui formeront le noyau du groupe de Bloomsbury) pour des jeudis inoubliables, où on dissèque les abstractions (la beauté, l'art, la nature, etc.), ce qui change agréablement de la futilité des soirées mondaines précédentes : "Tout l'épouvantable fardeau de l'apparence et du comportement que George avait entassé sur nos premières années disparut complètement. On n'avait plus à supporter une terrible inquisition après une réception – ni à s'entendre dire : « Tu étais ravissante. » Ou : « Tu n'étais vraiment pas belle. »" Dans ces conférences, Virginia, en pleine possession de ses moyens littéraires, fait montre d'un humour ravageur. Dans la dernière, elle essaie de disséquer le snobisme et démontre que peu de personnes, dans son milieu, y échappaient : Lady Colefax, pourtant ruinée et obligée de vendre sa maison et tout son mobilier, "assise à mon côté, essayait de m'impressionner du fait qu'elle avait connu Henry James".
Indispensable aux admirateurs et aux amis de Virginia Woolf !

lundi 27 juillet 2015

27 juillet 2015 : retour sur "Charlie"



Vichy (ce sont bien des Français, c'est-à-dire nous, qui ont activement collaboré à l'effort de la guerre nazie en envoyant des Juifs de France en enfer), l'Algérie (ce sont bien des Français qui ont colonisé puis exploité l'Algérie, torturé et assassiné des Algériens quand le vent de l'indépendance a soufflé, enfin sans transition ou presque convié en masse ces mêmes Algériens à venir travailler au cœur même de l'ancienne puissance coloniale avant de finir par les vouer aux gémonies du mépris et de la relégation...).
(Patrick Boucheron, Mathieu Riboulet, Prendre dates : Paris, 6 janvier – 14 janvier 2015, Verdier, 2015)


Les attentats de janvier 2015 ont fait couler beaucoup d'encre, et entraîné quelques livres d'humeur et même de réflexion. Sur ce plan, le petit livre publié aux éditions Verdier, et dont la lecture n'est pas facile, restera peut-être un témoignage important, au même titre que les essais d'Emmanuel Todd (Qui est Charlie ? Sociologie d'une crise religieuse, éd. du Seuil, 2015) ou du patron de Médiapart, Edwy Plenel (Pour les musulmans, La Découverte, 2014) qui, lui, avait précédé les événements.
L'historien Patrick Boucheron et le romancier Mathieu Riboulet remarquent que, depuis les mouvements violents des années soixante-dix, "on a tout fait [...], d'abord policièrement, puis judiciairement, puis idéologiquement, pour que cette flambée de violence soit désormais perçue comme résultat de la dérive suicidaire d'exaltés en mal d'absolu, [et donc pour] occulter la masse des questions, pour la plupart pendantes, que ces mouvements adressaient aux sociétés qui les avaient générés". Avec les attentats de janvier, on retrouve, en plus violent encore et plus suicidaire, une lame de fond exacerbée par les médias ("On connaît bien, maintenant, l'effet anesthésiant de ces flux d'images, déversées par les chaînes d'information continue, ces grandes pourvoyeuses de plans de coupe : voitures de police, officiels se rendant sur place, experts de plateaux télé"), l'info en continu sur les chaînes spécialisées et, bien sûr, internet, où tournent en boucle des "exécutions perpétrées avec le concours actif, semble-t-il, de jeunes d'ici, « nos » jeunes, ce qui pose une des questions profondément déplaisantes qui nous agitent, au-delà même du recours à ce mode d'exécution qui tient de l'horreur pure : vont-ils là-bas parce que c'est précisément l'un des endroits lointains où nous n'avons pas porté la guerre ?"

Car la question est bien là. On parle de guerre, mais on n'a jamais cessé de faire la guerre, tout bonnement parce que nos économies sont toutes des économies de guerre : Irak, Afghanistan, Libye, Syrie, Mali, etc, ou de la laisser se développer (Yemen, Soudan, etc.), en apparence sans nous, mais en réalité nous sommes toujours derrière (et l'on voit nos dirigeants se vanter à chaque nouveau contrat de ventes d'armes : c'est bon pour le commerce et l'emploi, ça, coco !). Tout ça se passe, notent les auteurs sur ce qu'on appelle par euphémisme "les « théâtres d'opérations extérieures ». Écoutez bien, chaque mot compte, car le vocabulaire militaire a ceci d'implacable qu'il s'impose à la société tout entière pour liquider le réel : théâtre, non parce que c'est un jeu, mais parce qu'on y est spectateur et que les rôles y sont joués par des professionnels ; opération puisque la guerre ne se dit plus qu'en feignant d'être ce qui nous guérit d'elle-même (une sorte de technique chirurgicale) ; extérieure, soit au plus loin". Or ces guerres (on finit par parler de guerres de civilisations) ne sont pas anodines, et dans les esprits de beaucoup de jeunes, elles ne sont peut-être pas considérées comme une dérive des occidentaux, mais bien comme leur moyen d'assurer leur domination, qui est la domination des blancs.
Tout cela explique en partie les attentats contre Charlie et les tueries antijuives de janvier dernier, sans les justifier, naturellement. Mais on a vite fait de faire l'amalgame, et de stigmatiser toute une communauté : nos auteurs notent encore que "tout ce qui n'est pas Charlie, voire tout ce qui est Kouachi, Coulibaly, comme tout ce qui a refusé d'observer la minute de silence, le 8, n'est pas forcément terroriste, évidemment, ni même susceptible de le devenir, mais nous tend un miroir où ce que nous voyons est massivement blanc, de peau et parfois de peur".
Le livre signale (je le disais à chaud dans ma chronique du 11 janvier, où je notais la crise financière de Charlie) que "plus personne ou presque ne lisait Charlie avant le 7 janvier alors qu'il réalisera dans une semaine, le 14, le plus gros tirage de la presse française, […] tout ça on n'en avait pas grand chose à faire, ni de défendre quoi que ce soit, liberté d'expression ou autre, d'ailleurs vous verrez, quand on aura collé le FN bien haut, ce qu'il restera de tout ça..." Oui, la liberté d'expression a bon dos ; très peu sont capables de la défendre vraiment, et pas sûr que c'était la pensée première des manifestants. D'ailleurs, notent encore les auteurs, "ce type d'humour", celui de Charlie, dont on pouvait penser "qu'il était susceptible de renverser le monde en menant une guerre contre la connerie sous toutes ses formes : programme assez ample, mais entraînant et efficace", n'est peut-être pas la panacée. "Nous y avons cru, puis nous nous sommes peu à peu laissés gagner par l'idée qu'il s'agissait en fait d'une impasse, que la dérision n'était rien d'autre que le ricanement des nantis, qu'elle s'accommodait fort bien de tous les petits arrangements de cette caste arrogante et étriquée qui nous gouverne, et que par conséquent elle constituait le type même de la fausse subversion, confortant l'ordre qu'elle prétend moquer" (un peu comme Les guignols de l'info qui, en fin de compte, ne gênent personne et donnent de plus une image largement erronée de la politique).
Enfin, ils remarquent que les corps "sont toujours au centre de la cible, celle, effective, des viseurs, comme celle, symbolique, des trois religions monothéistes, toujours prêtes à se battre, se déchirer, s'anéantir, envoyer les fidèles au casse-pipe, mais toujours promptes à faire l'union sacrée quand il s'agit de régenter les corps aux deux points essentiels dont elles essaient toujours de nous déposséder, nos amours (hier ni adultère ni sodomie, aujourd'hui pas de mariage pour tous), et notre mort (pas de fin de vie assistée)".
On le voit, avec ces quelques citations, que Prendre dates brasse de nombreux sujets, et ne fait pas dans la simplification abusive de ceux qui jouent avec l'émotion et la peur qui s'ensuit. Sa lecture, extrêmement dense, demande de la concentration : ce qui manque le plus aujourd'hui, où chacun est distrait par son smartphone. Mais elle nous donne à penser, au contraire de la société du spectacle. Ce livre fait partie de ceux qui confirment ce qu'écrit Sergio Ghirardi dans Nous n'avons pas peur des ruines : les situationnistes et notre temps (L'insomniaque, 2004) : "L'industrie culturelle a désormais inventé de nouveaux gadgets bien plus rentables et consommables que l'objet livre. Elle a vampirisé l'envie de lire pour y substituer une rapide consommation virtuelle où la facilité prime, aux frais de l'intelligence sensible, dans le triomphe du superficiel et de la fausse conscience téléguidée". Lisons, que diable !




dimanche 26 juillet 2015

26 juillet 2015 : Imre Kertèsz, L'ultime auberge


Une question, dès le réveil : comment ai-je osé écrire des livres, et comment ai-je osé les publier ? L'écriture comme art de se taire.
(Imre Kertész, L'ultime auberge, trad. Natalia Zaremba-Huszvai et Charles Zaremba, Actes sud, 2014)


Je viens d'achever L'ultime auberge, le dernier livre traduit en français du Hongrois Imre Kertész, rescapé d'Auschwitz, et immense écrivain, même s'il se pose à moment donné, dans ce qui s'apparente à une sorte de journal la question que je cite en exergue. Sans me comparer à lui, je me pose aussi la même question ! Et il ajoute : "S'il est honnête, un écrivain ne possède rien. Il sait qu'il ne possède ni ne sait rien".
Dans cet étrange livre, on voit l'écrivain vieillissant essayer d'écrire une dernière fiction intitulée justement L'ultime auberge, dont il nous livre deux versions très différentes, l'une après une première partie de notes de journal (Secrets dévoilés), l'autre après d'autres notes de journal, plus tardives : Le jardin des trivialités. Au début, l'auteur a plus de soixante-dix ans, il ressent durement le vieillissement : "Les humiliations physiques de la vieillesse. Je ne l'aurais jamais cru, mais la vieillesse arrive d'un coup. D'un jour à l'autre, presque d'une minute à l'autre. L'attitude physique change soudain, on ne peut rien y faire". Il craint par-dessus tout "le sentimentalisme sénile qui fait larmoyer à la moindre parole aimable". Or, on lui décerne le prix Nobel, ce qui lui vaut de nombreux voyages en Suède, en France, et surtout de séjourner longuement en Allemagne, où il se sent mieux que dans son propre pays, où il souffre de l'antisémitisme latent.

Il a l'impression parfois d'une sorte de nihilisme : "Rien n'a servi à rien ; je n'ai rien su créer ; la seule et unique réussite de ma vie a été de mesurer à quel point ma vie m'est étrangère". Il nous livre ses réflexions sur les difficultés de l'art littéraire : "en lisant Kafka, on peut avoir honte d'oser écrire soi-même". Surtout dans ce monde contemporain où "la créativité éthique finira probablement par disparaître en tant que valeur, puisqu'elle est le résultat d'une activité solitaire et aristocratique ; seule la bêtise est démocratique, ainsi que les statistiques de vente".
Il vitupère contre les "politiciens qui émergent des eaux troubles des émotions suscitées par la peur et l'hystérie générales [et qui] voudront plutôt exploiter la situation pour affermir leur pouvoir au lieu de chercher de véritables solutions. En d'autres termes : cela ouvre la porte à de nouvelles dictatures qui, sous prétexte de lutter contre une menace, constitueront en premier lieu une menace pour leurs propres citoyens" (tiens donc, on dirait qu'il nous parle de la nouvelle loi liberticide votée en France après les émotions suscitées par les attentats de janvier). Il en remet une couche sur le "grand fiasco européen. Bel ennemi, vilain ami. Les étrangers qu'ils ont accueillis à leur époque libérale sont devenus un fardeau pour eux ; ils se sont donc tournés vers la droite et attendent qu'elle mette de l'ordre, c'est-à-dire qu'elle assigne des limites à la démocratie". Par ailleurs, il n'en peut plus du "colonialisme culturel américain qui détruit irrémédiablement l'esprit européen (il faudrait vérifier si ce dernier existe, s'il peut exister) et uniformise les esprits, les vies". Au point qu'il peut constater : "Je suis terrassé par une fatigue épouvantable. J'ai dormi presque toute la journée. J'ai regardé du tennis à la télévision, ce qui prouve la gravité de mon état".
Et surtout, il évoque le vieillissement et "le souffle froid de la mort" à maintes reprises. Il est effrayé par "la laideur de la vieillesse", quand "l'inutilité te cerne de toute part", véritable "mort spirituelle [par] raréfaction des contacts humains, absence de stimulation, aplatissement". Il note qu'il "est difficile de continuer, difficile de retrouver une vie ordinaire, d'accepter les jours qui s'abrègent, quand l'aube contient déjà le crépuscule proche". Il se sent pourtant toujours vivant, mais que faire contre "la vieillesse, cet état insupportable du corps, alors qu'on est habitué longuement à la jeunesse, puis à l'âge mûr, où les changements se produisent assez lentement pour passer inaperçus. […] vous constatez pour ainsi dire d'une minute à l'autre que vous ne pouvez plus marcher que voûté, que vous avez mal aux genoux, que vous ne pouvez pas dormir, que votre capacité de concentration diminue, que votre érection est déficient ; […] les années sont comptées, le verdict est tombé, il dit qu'on vous a assez vu et qu'il vaudrait mieux ne pas faire appel, ce serait gaspiller le temps qui reste, et d'ailleurs que feriez-vous de ce corps devenu étranger, de désirs inassouvissables ?"
On devient dépendant des autres : lui qui n'a jamais voulu avoir d'enfants, il se trouve malgré lui embringué dans les affaires familiales de sa compagne, et on croirait lire André Gide : "La famille comme clan, les psychoses causées par la famille, le "sang", la descendance, la continuité, tout cela m'énerve". Finalement, la vie de couple est difficile : "Entre deux personnes qui vivent ensemble depuis longtemps s'élabore peu à peu un mécanisme de contact, outil parfait de malentendus et de méconnaissance mutuelle qu'on ne peut ni ne veut plus changer. Car on utilise toujours l'autre et ainsi, on ne le connaît que pour autant qu'il est utilisable, voire manipulable. Tout changement signifierait une révolution et il est rare qu'on soit d'humeur révolutionnaire ; sans parler des risques et fatigues qui vont de pair avec la connaissance de l'autre".
Reste l'art pourtant, même s'il dit avoir "toujours considéré [son] art comme une distraction solitaire qui ne concerne que dans une très faible mesure le prétendu et inexistant lecteur". Et la vie qui continue : "On emporte partout sa vie avec soi. Diriger la barque vers la fin. Mesurer l'importance de toute chose à l'aune de la mort". Et peut-être le pessimisme du vieillard qui en a trop vu : "sur cette terre, le destin de l'homme se résume à détruire toute tendresse, toute beauté, tout ce qui est plus faible et plus fragile que lui". Et enfin, l'approche de la mort : celle-ci devient dans le grand âge "une réalité, une simple question pratique", qui exige de chaque individu "un style particulier" pour établir un rapport avec elle. Le vieil écrivain garde encore toute sa lucidité quant au "sentiment d'inutilité" : sans doute "il ressemble à de la modestie, mais en définitive, c'est comme quand on se surestime".
Et c'est dans les notes que l'auteur puise les idées – et même les phrases – qui vont nourrir son essai de fiction, dans ses deux avatars : L'ultime auberge, qu'on savourera en contrepoint des notes de journal. 
Pas d'une lecture facile, mais un très grand livre.

samedi 25 juillet 2015

25 juillet 2015 : l'homme au vélo



Il n'est pas nécessaire de comprendre les livres ; l'inspiration qu'ils éveillent en nous, souvent simplement parce qu'on les prend en main et qu'on les lit, peut suffire. L'important n'est pas le livre, mais le lecteur.
(Imre Kertész, L'ultime auberge, trad. Natalia Zaremba-Huszvai et Charles Zaremba, Actes sud, 2014)

Lucile achève la fin de son séjour en France, marqué par de fortes dépenses médicales (elle doit faire l'avance) ; elle m'accompagne au marché. Au retour, nous croisons Huguette, une des dames de ma tour. Elle m'apprend que j'ai acquis un nouveau surnom, L'homme au vélo. Il y a deux ans, c'était le vieux bio. Ça m'est bien égal, je suis effectivement les deux.
Depuis mon séjour à La Rochelle, où je faisais mes 20 km par jour, j'ai repris avec beaucoup de plaisir cet instrument, non seulement pour circuler dans Bordeaux, mais aussi pour aller voir mon frère en Dordogne (train + vélo, au retour, quand même plus de 50 km). Je l'ai emporté dans le train à Poitiers il y a quinze jours, où j'ai pris un plaisir inouï à grimper sur le plateau ou à tournicoter autour de Poitiers, pour revenir de Mignaloux-Beauvoir, où j'avais passé la nuit chez ma sœur Danièle. Par suite d'un défaut mécanique, je l'ai porté à réparer, et j'ai pris une carte annuelle du Vcub (le prêt de vélos urbains), ce qui m'a dépanné et me permet d'en faire bénéficier mes visiteurs. Grâce à quoi, avec Lulu, nous avons fait des déplacements un peu plus longs, et en particulier, nous avons fait le tour du lac, il est vrai peu éloigné de chez moi, mais l'aller-retour doit dépasser les 15 km. En tout cas, une balade d'une heure, avec changement de Vcub au Camping (le principe est qu'on doit le garder une demi-heure), à peu près à mi-parcours. On a pu voir le lac grâce à cette magnifique piste cyclable, apercevoir le nouveau stade avec son parking recouvert de panneaux photo-voltaïques, et agiter nos muscles et nos neurones, puisque le vélo oxygène le cerveau !
Ceci étant, pas sûr que je puisse faire la randonnée projetée cet été. Je n'en mourrai pas. Je lis intensément, vois de bons films aussi. Les visiteurs sont nombreux à venir me voir, et je me déplace aussi pour aller voir, notamment à Poitiers, ceux qui ont eu l'habitude de mes visites régulières. C'est pas avec moi que la SNCF fera faillite, et mes moyens me permettent de préférer nettement ce mode transport à la voiture, ou au co-voiturage. C'est aussi moins dangereux pour moi qui me sens incertain au volant, ou en tout cas raisonnablement pessimiste, vu les 90 % d'automobilistes qui "croient être plus sûrs que le conducteur moyen et avoir moins de chances d'être impliqués dans un accident grave" (ce que Libération du 22 juillet appelle l'optimisme irréaliste).
Donc le vélo, oui, encore et toujours, tant que j'y tiendrai sur mes jambes. Et des livres, oui, tant que je serai capable d'en tenir en mains et d'avoir des yeux en état pour les lire. Et des films, oui, tant que je serai capable de me déplacer au cinéma ou dans les festivals. Et l'amitié, oui, car elle seule permet de survivre, de créer un semblant d'humanité dans ce monde de brutes, dans ce monde infernal où l'économie de marché (principalement celui des armes, qui semble bien mener le monde, comme si sauvegarder des emplois chez les marchands d'armes avait du sens en matière d'humanité) nous transforme en pantins, pieds et poings liés entre les mains des spéculateurs de toutes sortes qui tirent nos ficelles.
L'important, comme dit Kertész, c'est le lecteur, plus que le livre. J'ajouterai que c'est le cycliste, plus que le vélo, le cinéphile plus que le film, l'être humain en somme, capable d'amitié, de bienveillance, de fraternité et de sympathie envers ses semblables...
 

vendredi 17 juillet 2015

17 juillet 2015 : des enfants et des hommes



Les gens très religieux pêchent tout autant que nous autres. Leur religion leur interdit seulement de le savourer.
(Flemming Jensen, Petit traité des privilèges de l'âge mûr et autres réflexions nocturnes, trad. Andreas Saint Bonnet, Gaïa, 2014)


Décidément – mais, après tout, nous sommes en été, saison propice aux lectures de délassement, ce qui ne veut pas dire lecture idiote –, je viens après le Scaramouche de Sabatini, de lire un nouveau roman d'aventures historiques. Je possédais Un cyclone à la Jamaïque de Richard Hughes depuis fort longtemps dans l'édition du livre de poche de 1964, et m'étais juré de le lire un jour. Et c'est d'avoir vu le film (d'Alexander Mackendrick, 1965, avec Anthony Quinn en vedette) au festival de La Rochelle il y a trois semaines, qui m'a incité à – enfin – lire ce beau roman.


Nous sommes à la fin du XIXe siècle : une famille de planteurs d'origine anglaise, les Thornton, a cinq enfants, de douze à trois ans. Elle vit difficilement depuis l'abolition de l'esclavage : chacun sait que ça a ruiné ces braves gens ! Les enfants vivent comme de petits sauvageons, quasiment à l'état de nature, bien que très marqués cependant par une éducation chrétienne et par la supériorité de la race blanche. À la suite d'un cyclone, la maison coloniale des parents est détruite. Ces derniers, conscients que leurs enfants ont besoin de retrouver des repères anglais et une éducation plus correcte, décident de les renvoyer en Angleterre, où ils sont accompagnés par les deux enfants d'une famille voisine et leur gouvernante. Ils embarquent sur la Clorinde, un Trois-mâts. Très rapidement, les enfants se sentent complètement libres – encore plus que dans leur forêt ; et partent à la découverte du navire. Mais ce dernier est arraisonné par un petit navire pirate sans aucune violence, et les pirates récupèrent les enfants. Pour se dédouaner, le capitaine de la Clorinde établit un rapport mensonger comme quoi il aurait été attaqué à l'aide de nombreux canons (totalement absents du navire pirate) et que les pirates auraient assassiné les enfants.
Sur le navire pirate, la vie reprend très vite ses droits : les enfants vivent l'aventure et la dure vie des marins, les plus grands montent en haut des mâts, les plus jeunes se contentent du pont. Le capitaine Jonsen et son second Otto aimeraient bien se débarrasser de ces passagers encombrants, mais les gardent en attendant de les laisser dans une île voisine. Le capitaine les prend même en étrange affection. Pour les enfants, le bateau devient un immense terrain de jeux, ils oublient leurs parents, l'Angleterre, les bonnes manières (dont ils n'avaient qu'un vernis). Lors de la première escale, John, l'aîné, se tue accidentellement. Faute de pouvoir les débarquer, le commandant récupère les autres enfants. Ceux-ci, peu à peu, se découvrent, mûrissent et entretiennent de curieux liens affectifs avec les pirates. Jusqu'à ce qu'un jour, les pirates arraisonnent un voilier hollandais, et qu'accidentellement, Emily, l'aînée des filles Thornton, se croyant menacée, en tue son commandant. Dès lors, le drame couve. Car les pirates se savent désormais menacés, eux qui s'étaient bien gardés, jusque-là, de tuer qui que ce soit !
C'est donc une sorte de roman d'aventures maritimes – genre dont j'ai toujours été friand depuis ma jeunesse, mais peu habituelle. Les enfants, que l'auteur observe comme il observerait des insectes, sont décrits dans leur humanité primitive, leur capacité ou plutôt incapacité de comprendre réellement ce qui leur arrive. Une fois délivrés (en fait, remis par les pirates eux-mêmes à un navire britannique), ils ignorent que la société victorienne et la justice vont se servir d'eux pour faire condamner les pirates en leur attribuant la mort du capitaine hollandais. Emily devra en effet apprendre par cœur les réponses aux questions de l'avocat quand elle sera appelée comme témoin.
Ce roman fut bien sûr très admiré par William Golding, qui s'en est largement inspiré pour Sa majesté des mouches. C'est un magnifique roman, parfaitement dérangeant pour l'hypocrisie de la bonne société bourgeoise, et qui fit scandale à sa parution en 1929. Les enfants en effet n'y sont pas dépeints comme de petits anges, ni comme de petites pestes, mais comme de vrais enfants, avec toute leur ambiguïté. Placés dans une situation inhabituelle, ils ne la comprennent qu'en partie. Quand ils abandonnent le bateau des pirates, ils embrassent tout l'équipage, dont finalement ils se sentent proches, dans cette espèce de liberté sauvage que donne la vie en mer. J'aurais dû me l'emporter sur le cargo !!!
Inutile de dire que le film, malgré des qualités, est beaucoup moins bon. J'ai eu l'impression qu'Anthony Quinn se demandait ce qu'il était venu faire dans cette galère (si j'ose dire).

une photo du film