dimanche 30 décembre 2012

30 décembre 2012 : paternité en Patagonie


Si la gentillesse désamorce toute révolution, c'est parce qu'elle n'attend pas qu'une élite vienne en remplacer une autre : elle en forge une nouvelle qui passe moins par une refonte de l'ordre social, économique et politique que par une réforme de soi.

(Emmanuel Jaffelin, Éloge de la gentillesse)





Ouais, la gentillesse. Qualité suprême, selon moi. Je ne m'attendais certes pas à lire un livre sur le sujet. Et pourtant si, il existe, et il est très bon (paru chez François Bourin éd.). "Telle nous paraît la gentillesse, qui remplit les interstices de nos vies en rendant les services échappant à l'économie marchande ou à l'attention des proches", nous dit l'auteur. Ah ! l'économie marchande, celle qui nous submerge au moment des fêtes, où les marchandises pullulent et où nous croulons sous leur poids ! Quant à l'attention des proches, eh bien, elle se disperse dans un monde moderne où les familles sont éclatées, et où on est bien obligé de remplacer les proches naturels souvent éloignés par ceux qui sont réellement près de nous, voisins, vieux, ou ceux qui sont spirituellement proches de nous, amis(e)s choisi(e)s.



Dans Jours de pêche en Patagonie, un homme, Marco, prend des vacances, à la suite de pépins de santé. Voyageur de commerce, il a été marié, mais l'alcool a détruit sa vie. Il a la cinquantaine et décide de partir en Patagonie, loin des régions économiques de l'Argentine. Part-il pour partir ? Oui, d'une certaine manière, il coupe les ponts, mais on comprend aussi qu'il estime que son métier est condamné par la concurrence d'internet. D'ailleurs, après sa cure de désintoxication, il lui faut prendre un nouveau départ, entamer le réforme de soi. La Patagonie, c'est un peu la Creuse de l'Argentine, le bout du monde. Pour faire le plein, il doit attendre dans une station-service le passage du camion citerne, car après il n'y a plus d'essence pendant plus de 400 km. À la cafétéria, il fait connaissance d'un gars de Cordoba, entraîneur qui se déplace avec sa boxeuse pour un prochain match à Puerto Deseado. C'est justement la destination de Marco. Marco s'y installe à l'hôtel, prend contact avec un patron marin pour tenter d'aller pêcher le requin, et essaie de retrouver sa fille Ana, qu'il n'a pas vue depuis dix ans, et dont c'était la dernière adresse. Il doit passer par un appel à la radio, car elle a disparu de la petite ville et ne figure pas dans l'annuaire téléphonique. Pour se remettre en forme, il fait du jogging, ce qui lui fait rencontrer de jeunes Colombiens venus à vélo, et qui veulent aller jusqu'à l'extrême sud et continuer en cargo vers l'Australie ou les Philippines. Il finit par retrouver sa fille, qu'il découvre mariée et mère d'un bébé. Sa journée de pêche se termine précipitamment, il a un mal de mer effroyable et se retrouve à l'hôpital.

Il y a du Tchékhov (humour et empathie pour les personnages, aucune explication, au spectateur de comprendre) chez ce cinéaste dont deux précédents films (Historias mínimas et Bombón el perro) sont sortis en France. Avec un art consommé du scénario, fait de petits riens, d'événements sans importance, de rencontres insolites, Carlos Sorin nous convie au spectacle de notre vie, et nous fait aimer le personnage principal qui, sans qu'il s'en rende compte, est en train de changer sa vie. Marco est à la fois rêveur et malicieux, ouvert à la réalité qu'il croise : la boxe féminine, les jeunes routards, la radio locale, le patron de pêche, le personnel de l'hôpital. Mais il sent que quelque chose se passe, même si la confrontation avec sa fille est dure («Qu'est-ce que tu es venu faire ici ? Tu vas pas me foutre en l'air comme tu as foutu en l'air ma mère ? »). Si la vie quotidienne peut paraître faite de riens, elle se déroule dans les paysages immenses, plats (les routes droites et démesurées), désolés, battus par les vents côtiers. Marco a oublié d'être méchant ; mieux, il vérifie l'assertion d'Emmanuel Jaffelin : "En soulageant l'autre d'un souci par l'acte gentil, nous nous soulageons de nous-mêmes". Oui, Marco est soulagé, et sans doute il ne repartira pas à Buenos Aires.

Kessel disait de Des souris et des hommes, de Steinbeck, "ce livre est bref, mais son pouvoir est long". J'ai envie de dire du film de Sorin que pareillement, il est bref (80 minutes), mais on sent qu'il va nous marquer.

samedi 29 décembre 2012

29 décembre 2012 : le moral et la novlangue


Je n'ai rien vu venir. J'ai vieilli d'un coup. Comme ça. Toute la force est partie un matin d'été. La veille, je courais les rues et montais sans problèmes les escaliers. Je mangeais salé, sucré, épicé, de tout. Et un matin, tout s'est arrêté. Tout s'est fermé en moi. Je n'ai vraiment rien vu venir. Je guidais le monde, le temps. Je suis à présent au fond de ce temps.

(Abdellah Taïa, Infidèles)







Abdellah Taïa est un des écrivains que j'ai découverts cette année, grâce à l'excellente Librairie des Colonnes de Tanger. Je cherchais des écrivains marocains et la libraire me l'a conseillé, ainsi que quelques autres. Inutile de dire que cette phrase extraite de son dernier livre correspond tout à fait à mon état actuel. Sauf que dans mon cas, c'est plutôt par un jour hivernal et grisâtre que c'est arrivé, mais les symptômes sont les mêmes. D'un coup, je me suis senti vieux. Sans forces. Incapable de prendre mon vélo et de courir les rues bordelaises. Sans appétit. Pire, même, du dégoût pour la nourriture. Les confitures ne me parlent plus, c'est tout dire. Et, bien sûr, avec l'impression de ne plus rien diriger de ma vie...

Certes, "la raison nous dit d'accepter le monde qui nous entoure. Je n'ai jamais été raisonnable", comme écrit Gil Courtemanche, dans Un dimanche à la piscine à Kigali. Et comme je ne suis pas très raisonnable non plus, que je ne crois pas du tout que la raison guide le monde, sinon il tournerait mieux, j'ai glissé sur la pente, d'où je regarde ce monde qui nous entoure, avec son cortège de misères et de maladies, de sentiments et de passions destructeurs, ce monde où il faut être performant (peut-on l'être à 67 ans ? Ou d'ailleurs à 20 ou 30 ?), afficher de la rigueur, être à l'écoute, positiver (je me demande comment positiver quand on est soudain très affaibli ?), bref faire un usage assez intensif de la novlangue qui règne dans la presse, les médias, langue de bois que je ne supporte plus...

Quand on ne parle plus d'employés, d'ouvriers ou de travailleurs (prolétaires est carrément honni !), mais de ressources humaines, quand le mot grève est banni au profit de mouvement social, quand les demandeurs d'emploi désignent les chômeurs, les gens modestes les pauvres, quand les exploités, les opprimés, les prolétaires sont devenus les exclus, quand l'élite parle de proximité et de terrain sans quitter les bunkers où vit cette classe dominante, quand on fait comme si les classes sociales n'existaient plus, quand on parle de transparence pour mieux tout dissimuler, quand le profit et le bénéfice n'existent plus et sont remplacés par résultat et retour sur investissement, quand des mots comme citoyen, convivialité, expertise, compétitivité, cohésion sociale, interface, communication, mobiliser, croissance sont employés à toutes les sauces pour nous faire avaler toutes les couleuvres, je ne comprends plus ce français-là. Je l'ai assez entendu pendant mes années à la DRAC, où la langue de bois administrative était utilisée à haute dose et me faisait éclater de rire (jaune) intérieurement.

Comprenez bien que je n'ai pas trop envie de m'étendre en ce moment, bien que je sache fort bien, comme le dit justement Anthony Horowitz, dans La maison de soie, que "écrire a une vertu thérapeutique et m'empêchera de tomber dans les humeurs auxquelles je suis parfois enclin".

Je ne sais pas si j'écrirai encore dans ce blog d'ici le 1er janvier, aussi vais-je souhaiter une bonne année à tous et, comme on n'est jamais si bien servi que par soi-même, à moi tout le premier, pour oublier un peu 2012 qui a eu ses bons moments (rencontres et visites un peu partout, Paris, Poitiers, La Rochelle, Le Mans, Tours, le Tarn, l'Aveyron, l'Hérault, Toulouse, le Gers, les Landes, le Marais poitevin, Lyon, Grenoble, Tanger, Venise, etc, merci famille et amis), mais où l'annulation de mon Tour du monde, puis mes histoires de prostate, et enfin la grippe et la pneumopathie m'ont quand même mis à la peine. J'espère que pour vous les bons moments ont dominé !

J'espère revenir revigoré de mon prochain voyage en cargo, jusqu'au Pérou et retour (approximativement 18 janvier-12 mars 2013), car je n'oublie pas ce qu'ont écrit les poètes :

"Voyageur, il n'est pas de chemin,

rien que des sillages sur la mer" (Antonio Machado)

"Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent

Pour partir ; cœurs légers, semblables aux ballons,

De leur fatalité jamais ils ne s'écartent,

Et sans savoir pourquoi, disent toujours : « Allons ! »" (Baudelaire)

et je pars pour effectuer un voyage, sans autre but que partir, sinon peut-être de mieux me connaître.

samedi 8 décembre 2012

8 décembre 2012 : "Amour" et "Tabou"


J'aimais mon corps et je ne voulais pas le voir se perdre ; j'aimais mon âme et je ne voulais pas la voir s'avilir.

(Nikos Kazantzakis, La dernière tentation, préface)





Deux films, deux variations sur l'amour (torride et inabouti dans Tabou, calme, lucide et tendre dans Amour), deux bouffées de belle émotion.




Nous sommes au Portugal, qui semble se remettre mal de la perte de son empire colonial. Trois femmes vivent à Lisbonne dans des appartements contigus. Aurora est une très vieille dame un peu loufoque (elle dilapide l'argent que lui laisse sa fille au casino), un peu perdue (elle commence à radoter, se croit envoûtée, oublie le téléphone portable dans le frigo) ; elle vit avec sa servante Santa, une Africaine robuste et active (elle suit des cours d'alphabétisation) qui s'efforce de recoller les morceaux de la vie déchirée de sa maîtresse, notamment en appelant au secours chaque fois que nécessaire leur voisine Pilar, une quinquagénaire solide et altruiste, profondément croyante, et qui essaie de mettre en pratique l'évangile, en menant des actions associatives d'accueil et de paix. Mais l'état d'Aurora se dégrade, elle est hospitalisée et réclame la visite d'un certain Gian Luca Ventura, dont elle parlait souvent dans ses radotages, et dont dans un dernier souffle elle confie l'adresse à Santa. Pilar va se charger de trouver le dit individu. Bien entendu, il n'habite plus à l'adresse indiquée, mais son neveu donne sa nouvelle adresse : une maison de retraite. Pilar le retrouve et le vieil homme, ému, consent à l'accompagner à l'hôpital, où ils trouvent Aurora malheureusement morte. Fin de la première partie : Paradis perdu. On remonte cinquante ans en arrière, au temps de la colonie. Gian Luca raconte l'histoire d'amour, illégitime, qu'il a vécue avec Aurora qui, visiblement, ne l'a jamais oubliée, et réciproquement. C'est la deuxième partie, qui se passe au Mozambique : Paradis. Miguel Gomes nous conte dans Tabou une magnifique histoire d'amour qui fait mentir Stephen Vizinczey, dans son Éloge des femmes mûres : "Mais tu apprendras que l‘amour dure rarement, et qu‘il est possible d‘aimer plus d‘une personne à la fois". En l'occurrence, même si la vie a dû les séparer, Aurora et Gian Luca ne se sont jamais oubliés, et aucun des deux n'a pu aimer quelqu'un d'autre. Le réalisateur use d'un art consommé dans l'usage du noir et blanc et l'hommage au cinéma muet (qui ne paraît pas artificiel comme dans The artist) : la deuxième partie est racontée par Gian Luca et jouée en muet, mais sans pasticher les anciens films. C'est très beau. Du mélo peut-être, mais sublimé, comme chez Douglas Sirk ou Raffaello Matarazzo. Une des plus belles histoires d'amour qu'il m'ait été donné de voir au cinéma.



Et qui oubliera le beau visage d'Emmanuelle Riva dans Amour, la palme d'or de Cannes ? Ou celui, chargé d'émotion, de Jean-Louis Trintignant ? Pas moi, en tout cas. Il s'agit ici d'un couple, deux octogénaires, dont le corps et l'esprit commencent à défaillir : ils ont vécu une longue histoire d'amour, nourrie par des goûts communs, notamment par la grâce de la musique. Un beau jour, au lendemain du triomphe de son ancien élève Alexandre dans un récital de piano, Anne a une soudaine absence. Elle a fait une petite attaque, a une carotide bouchée et doit être opérée. Mais ça se passe mal, et elle revient dans un fauteuil roulant (j'ai dû enlever mes lunettes et essuyé mes larmes). Georges se sent suffisamment fort pour s'occuper d'Anne comme si de rien n'était. Leur connivence d'antan, leur tendresse réciproque, "à l’heure où plus rien d’autre n’est possible que d’attendre la fin de sa vie" (Christophe Delbrouck, Le nouveau monde, in Le nouveau monde et autres récits), vont se trouver décuplées, malgré le temps qui s'essouffle et les gestes qui chancellent. Et surtout malgré l'inexorable déclin d'Anne, victime d'une deuxième attaque et désormais grabataire. Haneke, le réalisateur, souligne le regard malavisé de leur fille et de leur gendre qui pensent qu'il vaudrait mieux la mettre dans une maison spécialisée et que Georges n'a pas fait le bon choix (mais il a promis à Anne qu'elle ne retournerait pas à l'hôpital, et connaît la valeur d'une promesse), le désarroi d'Alexandre venu leur rendre visite, la prévenance un peu lourde des concierges, et les maladresses d'une aide à domicile que Georges va chasser. La vie est dure, chacun doit s'adapter : "Chaque mot contenait une intention, chaque mouvement son utilité. Il était économe de son âme. Mais son âme était là" (Henri Bosco, L’enfant et la rivière), pourrait-on dire de Georges. Avec une délicatesse inouïe, le film nous montre les difficultés de trouver le juste milieu entre le naturel, les bonnes intentions et la compassion ("Nous avions fait le geste / Simple de vieillir", écrit Béatrice Douvre, dans un poème), et la terreur de la dégradation corporelle et mentale, surtout pour ceux qui sont éloignés et pour qui c'est trop dur à voir. Et Georges va faire comme Julien Sorel dans Le rouge et le noir : "Au moment précis où dix heures sonneront, j’exécuterai ce que, toute la journée, je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brûler la cervelle". Un film dur certes, âpre même, sans concessions, mais pas horrible, comme certains spectateurs le qualifiaient en sortant. Non, un film sur l'amour et ses prodigieuses capacités, sur le temps qui passe et le vieillissement : est-ce vraiment horrible ? Un film que je suis content d'avoir vu une deuxième fois... Et que, bien évidemment, je recommande !