Si
la gentillesse désamorce toute révolution, c'est parce qu'elle
n'attend pas qu'une élite vienne en remplacer une autre : elle
en forge une nouvelle qui passe moins par une refonte de l'ordre
social, économique et politique que par une réforme de soi.
(Emmanuel
Jaffelin, Éloge de la
gentillesse)
Ouais,
la gentillesse. Qualité suprême, selon moi. Je ne m'attendais
certes pas à lire un livre sur le sujet. Et pourtant si, il existe,
et il est très bon (paru chez François Bourin éd.). "Telle
nous paraît la gentillesse, qui remplit les interstices de nos vies
en rendant les services échappant à l'économie marchande ou à
l'attention des proches",
nous dit l'auteur. Ah ! l'économie marchande, celle qui nous
submerge au moment des fêtes, où les marchandises pullulent et où
nous croulons sous leur poids ! Quant à l'attention des
proches, eh bien, elle se disperse dans un monde moderne où les
familles sont éclatées, et où on est bien obligé de remplacer les
proches naturels souvent éloignés par ceux qui sont réellement
près de nous, voisins, vieux, ou ceux qui sont spirituellement
proches de nous, amis(e)s choisi(e)s.
Dans
Jours de pêche en Patagonie, un homme, Marco, prend des
vacances, à la suite de pépins de santé. Voyageur de commerce, il
a été marié, mais l'alcool a détruit sa vie. Il a la cinquantaine
et décide de partir en Patagonie, loin des régions économiques de
l'Argentine. Part-il pour partir ? Oui, d'une certaine manière,
il coupe les ponts, mais on comprend aussi qu'il estime que son
métier est condamné par la concurrence d'internet. D'ailleurs,
après sa cure de désintoxication, il lui faut prendre un nouveau
départ, entamer le réforme de soi. La Patagonie, c'est un peu la
Creuse de l'Argentine, le bout du monde. Pour faire le plein, il doit
attendre dans une station-service le passage du camion citerne, car
après il n'y a plus d'essence pendant plus de 400 km. À
la cafétéria, il fait connaissance d'un gars de Cordoba, entraîneur
qui se déplace avec sa boxeuse pour un prochain match à Puerto
Deseado. C'est justement la destination de Marco. Marco s'y installe
à l'hôtel, prend contact avec un patron marin pour tenter d'aller
pêcher le requin, et essaie de retrouver sa fille Ana, qu'il n'a pas
vue depuis dix ans, et dont c'était la dernière adresse. Il doit
passer par un appel à la radio, car elle a disparu de la petite
ville et ne figure pas dans l'annuaire téléphonique. Pour se
remettre en forme, il fait du jogging, ce qui lui fait rencontrer de
jeunes Colombiens venus à vélo, et qui veulent aller jusqu'à
l'extrême sud et continuer en cargo vers l'Australie ou les
Philippines. Il finit par retrouver sa fille, qu'il découvre mariée
et mère d'un bébé. Sa journée de pêche se termine
précipitamment, il a un mal de mer effroyable et se retrouve à
l'hôpital.
Il
y a du Tchékhov (humour et empathie pour les personnages, aucune
explication, au spectateur de comprendre) chez ce cinéaste dont deux
précédents films (Historias
mínimas
et Bombón
el perro)
sont sortis en France. Avec un art consommé du scénario, fait de
petits riens, d'événements sans importance, de rencontres
insolites, Carlos
Sorin nous convie au spectacle de notre vie, et nous fait aimer le
personnage principal qui, sans qu'il s'en rende compte, est en train
de changer sa vie. Marco est à la fois rêveur et malicieux, ouvert
à la réalité qu'il croise : la boxe féminine, les jeunes
routards, la radio locale, le patron de pêche, le personnel de
l'hôpital. Mais il sent que quelque chose se passe, même si la
confrontation avec sa fille est dure («Qu'est-ce que tu es venu
faire ici ? Tu vas pas me foutre en l'air comme tu as foutu
en l'air ma mère ? »). Si la vie quotidienne peut
paraître faite de riens, elle se déroule dans les paysages
immenses, plats (les routes droites et démesurées), désolés,
battus par les vents côtiers. Marco a oublié d'être méchant ;
mieux, il vérifie l'assertion d'Emmanuel Jaffelin : "En
soulageant l'autre d'un souci par l'acte gentil, nous nous soulageons
de nous-mêmes".
Oui, Marco est soulagé, et sans doute il ne repartira pas à Buenos
Aires.
Kessel
disait de Des
souris et des hommes,
de Steinbeck, "ce
livre est bref, mais son pouvoir est long".
J'ai envie de dire du film de Sorin que pareillement, il est bref (80
minutes), mais on sent qu'il va nous marquer.