dimanche 26 février 2017

26 février 2017 : du cinéma, encore !


Le voleur le regarda sans sourciller ; mais il avait appris qu’il avait affaire à un véritable honnête homme, autrement dit à un authentique couillon.
(Luigi Bartolini, Les voleurs de bicyclette, trad. Olivier Favier, Arléa, 2008)

Je n’en parlais pas, mais croyez-moi, j’ai continué à aller au cinéma ces derniers temps. Je me suis même investi dans la création de l’Association des Amis de l’Utopia 33, qui va démarrer prochainement ses activités. Ça me fait connaître du monde sur Bordeaux, et je peux encore me rendre utile, on verra bien !
Qu’est-ce que j’ai vu ce dernier mois ?

Des films qui font du bien :

L‘ascension

Dans ce petit film français, tiré du livre de Nadir Dendoune, Un tocard sur le toit du monde, nous voyons un jeune des cités qui essaie de prouver son amour à sa belle en s’attaquant au sommet du monde, l’Everest. Samy, un peu hâbleur, qui n’a jamais grimpé la moindre montagne, trouve un sponsor, arrive à s’inscrire sur internet à un groupe qui doit gravir la montagne. Il débarque au Népal et rejoint le groupe. De temps en temps, il envoie de ses nouvelles en France, où son aventure est suivie par tout un peuple. C’est modeste, c’est rafraîchissant, ça montre qu’on peut faire quelque chose dont on est fier quand on vit dans ces cités oubliées de l’État. Mention spéciale aux acteurs et à celui qui joue le héros : c’est son premier film en vedette, il ne s’arrêtera pas là ! Paysages de montagne magnifiques, qui contrastent avec la banlieue un peu triste. J’en suis sorti aussi ravi que j’avais pu l’être il y a plus de cinquante ans en sortant des Demoiselles de Rochefort ! C’est dire si ça m’a rajeuni...

Les derniers Parisiens

Là, je ne savais à peu près rien du film ! Au début, je me suis dit que ça n’allait pas me plaire : scènes nocturnes, dialogues argotiques banlieusardes peu audibles. Le héros, Nasser (joué par Reda Kateb, un de mes acteurs actuels préférés) sort de prison. Il est embauché (en contrat aidé, le temps de sa période de probation) dans le bar de son frère, Arezki, qui essaie de vivre dignement, en attendant de revendre son bar pour partir vivre en haute Provence en créant le restaurant de ses rêves. Le courant passe mal entre les deux frères, d’autant que Nasser a renoué avec sa bande de petits trafiquants. Peu à peu, pourtant, Nasser, qui finit par être pris à son propre piège par un truand plus matois que lui, comprend qu’il doit se ranger. J’ai aimé cette évolution simple d’un homme aux abois, qui cependant ne veut pas être écrasé par la société qui l’entoure. C’est vivant, enlevé, bien joué, filmé dans des couleurs flashantes par deux rappeurs dont c’est le premier film, très réussi.
Des films qui font peur, mais obligent à réagir :

Les fleurs bleues

Nous sommes en Pologne, à la fin des années 40 et au début des années 50. C’est un épisode de la fin de la vie de Wladislaw Strzeminski, artiste polonais de grande renommée mais d’avant-garde, adulé de ses élèves à l’École des beaux-arts, et qui est persécuté par le régime stalinien qui se met en place à partir de 1948 et qui ne prône que le réalisme socialiste en art et la soumission des artistes. Le film d’Andrzej Wajda (son dernier, car il est mort l’an passé) renoue avec les qualités de ses premiers films, réalisés dans la période communiste. Classicisme assumé, jolis mouvements de caméra, interprétation émouvante, belle reconstitution d’époque. J’ai beaucoup pensé à Piotr, mon ami polonais du début des années 70. Le totalitarisme de l'époque est montré avec vigueur.

Chez nous

Ce totalitarisme politique est à l’œuvre aussi dans le nouveau film de Lucas Belvaux, Chez nous, qui raconte l’ascension d’un parti politique d’extrême droite dans une petite commune du Nord de la France, et la manière dont le parti se sert de la naïveté d’une jeune infirmière, à qui on fait miroiter l’élection à la mairie, mais qui doit dès lors abdiquer toute vie privée pour se consacrer au parti. J’avoue que j’ai eu peur que ça fasse un film à thèse. En fait, non, c’est certes un tableau à charge d’un parti qui se veut rassurant, mais qui cherche clairement à enchaîner les âmes. Le seul point faible, la conversion un brin trop rapide de la jeune femme. Mais, en dehors de ça, c’est vraiment le film à voir en ce moment. On comprend qu’il déplaise à un certain parti. Car voir la manière dont on déchaîne les passions (même chez les enfants), observer la violence des services d’ordre occultes... Wouah, ça fait froid dans le dos. Une sorte de totalitarisme à venir !
Un classique inédit et formidable :

Le plus dignement

Le deuxième film (1944) de Akira Kurosawa est clairement un film patriotique, comme il devait s’en tourner des dizaines dans le Japon en guerre, destinés à galvaniser les populations derrière leur armée. Le film se passe dans une usine d’optique qui fabrique des produits destinés aux avions, bateaux, tanks, etc. Le gouvernement lance un plan de hausse de la production, et les ouvrières s’engagent à augmenter la leur de 2/3. Le film suit donc l’histoire de ces femmes harassées. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce n’est nullement un film de propagande (ce qui nous aurait étonné d’un humaniste de la trempe du réalisateur), mais une tranche de vie qui expose directement les combats et les difficultés de ces femmes éloignées de leurs familles, leurs espoirs aussi, leurs rires et leurs révoltes. Le tout dans le superbe noir et blanc des films de ce temps, très correctement restauré. Inédit en France, c’est un film à découvrir pour tous les amateurs du vieux maître, aujourd’hui disparu.

À noter que le dernier roman que j’ai lu est celui de Luigi Bartolini, cité en exergue, et dont Vittorio De Sica a tiré son film le plus célèbre. Le roman est très différent et mérite largement le détour, par la description sans fard de la Rome de 1944, libérée des fascistes, mais certes pas des trafiquants de tous poils ! De ceux qui prolifèrent toujours, sur les décombres du totalitarisme...


mercredi 22 février 2017

22 février 2017 : des femmes et des hommes sauvent notre honneur (2)


Sois le témoin des temps sinon tout sera perdu, écris donc, que restera-t-il sinon de nous, de ce que nous faisons ?... Rien n'aura de sens...
(Métie Navajo, La geste des irréguliers : sans papiers sur les routes de France, Rue des cascades, 2011)


Pendant le mois de mai 2010, 80 sans-papiers (principalement originaires d'Afrique noire, mais aussi du Maghreb, de Turquie : Turcs et Kurdes, de Chine) et une vingtaine de "soutiens" (c'est ainsi qu'on appelle ceux qui aident les sans-papiers) sont partis de Paris jusqu'à Nice pour une grande marche à travers la France, pour tenter de faire reconnaître leurs droits – certains habitent en France depuis plus de dix ans – et en particulier, pour pousser à la régularisation des sans-papiers. Ils le font au nom du collectif de sans-papiers, installé depuis début 2009 rue Baudelique, dans les locaux inoccupés de l'ancienne Caisse primaire d'assurance maladie (Cpam) : ils sont là 2 à 3000 personnes occupantes, qui ont rebaptisé le local "Ministère de la régularisation des sans-papiers" (cf le site : www.ministere-de-la-regularisation-de-tous-les-sans-papiers.net).

Métie Navajo a suivi cette longue route qui a duré un mois, et le raconte dans La geste des irréguliers, car effectivement, cette marche s'apparente à une épopée à l'antique (on pense à Xénophon, puisqu'ici aussi on aboutit à la mer) ou à nos chansons de geste médiévales. Elle prend des notes, mange et dort avec eux, à la dure, dans les lieux prêtés par les communes qui ont bien voulu accueillir cette marche citoyenne. Elle raconte tout ça avec réalisme (mais aussi poésie), sans cacher les difficultés : petites brouilles entre certaines catégories de sans-papiers, la peur des fachos frontistes dès qu'on atteint la moitié sud de la France (ainsi, en Saône-et-Loire, "La voiture passe, les insultes, la trajectoire dans les airs / une pierre tombe sur une sœur siamoise, ou je ne sais, si : au cœur / car peut-être ne s'imaginait-elle pas que sur ces terres on jetait / aux hommes étranges venus d'ailleurs / noirs ou d'autres couleurs / de la haine concentrée").
Surtout, elle rend hommage à tous ces gens, ces obscurs, ces sans-grades (ni papiers), mais qui ne s'en laissent pas compter, aux soutiens aussi (ceux qui marchent, et les bénévoles qui, à chaque étape, ont préparé le terrain pour l'accueil), ainsi qu'à tous les élus courageux qui viennent au devant de l'étrange caravane. Car il est certain que le gouvernement ne les aide guère : "Le mot d'ordre dans les préfectures c'est plutôt de la fermer et de faire comme si on n'existait pas, avec un peu de chance personne ne se rendra compte de rien". Et, ajoute l'auteur," La presse nationale [aussi bien que les médias télévisuels : c'est mauvais pour l'audimat, ça, Coco !] s'emploie avec ferveur à nous taire".
Chemin faisant, elle recueille des paroles : "Je viens de recevoir mes impôts, ils ont mon adresse pour m'envoyer les impôts, mais pas pour les papiers..." Car un grand nombre de ces sans-papiers travaillent, parfois légalement, souvent dans l'illégalité, avec le risque de l'expulsion à chaque instant. Un de leurs slogans : " Ni PI-tié ni A-ssi-stan-ce DI-gni-té RÉ-sis-tan-ce". Elle constate qu'il y a "la joie et les rires, le courage qui passe d'un cœur l'autre et met en branle tous les pieds, la haine s'oubliera tandis qu'aucune de ces pierres précieuses de banlieue [joie, rires, courage] ne sera perdue". Dans une commune, elle fait ce constat au moment de l'accueil : "Nous gravissons les gradins et faisons la queue pour pain fromages charcuteries et yaourts pommes sous la surveillance d'employés municipaux crispés qui n'ont pas l'air très au fait de l'action symbolique grandiose dont ils sont les heureux témoins".
Au bout du compte, voici ce que nous disent ces sans-papiers, pour s'encourager à ne pas céder au découragement : "La terre est à nous. Nous avons besoin que les Français soient à nos côtés parce que nous souffrons. Nous allons affronter la tempête et l'ouragan mais avons toutes les armes, offensives et défensives... Et d'abord : la PAROLE ! Quelqu'un disait : la parole est pire qu'une arme nucléaire... Et nous l'avons cette parole, et nous allons la porter jusqu'au bout." Ils sont assez intelligents pour proclamer que la Françafrique, ce n'est que "le pillage des ressources et le maintien des dictatures, l'aberrante aide publique au développement, dont la plus grosse partie ne sert pas au développement, mais à la formation et à l'aide technique militaires [Ça sert beaucoup aux populations qui sont régulièrement massacrées soit par les gardes présidentielles, soit par les armées régulières. Je pense que les Africains sont contents de savoir que ça compte dans l'aide, commente l'auteur], la gestion des centres culturels français, et même les frais de reconduite à la frontière, les frais de gestion des centres de rétention administrative (CRA). Donc à chaque fois qu'on balance un Malien au Mali après l'avoir enchaîné mis dans un avion avec camisole, etc., c'est de l'aide publique au développement." Belle leçon de géopolitique !
Elle recueille les mots de Salim, qui lui dit d'une voix très basse, un murmure : "Tu sais, peut-être que tu ne comprends pas ce que c'est que la chance de naître en France et de vivre ici... D'avoir des droits... (temps) Dès qu'on monte dans l'avion pour quitter le pays et venir ici les humiliations commencent... Et elles continuent, elles ne s'arrêtent jamais..." Ou, en fin de course, les mots de Samia, "représentante de toutes les sans-papières du monde, femme presque unique à avancer, le souvenir de sa parole déchaînée me rassure : Moi je suis allée à Nice, j'ai été chez moi partout en France, je reste ici, je ne partirai pas..." Elle découvre aussi la richesse du métissage des langues : "Sortant de la tente quand je range mes affaires un matin il se retourne vers moi pour me demander très sérieusement : Quelle est la couleur du temps ? Je reste sans voix. Un autre glousse : Non mais les Ivoiriens ils ont leur langage... Il te demande quelle heure il est... Je suis dans ma fatigue si émue que je manque de pleurer..."
Métie Navajo fait donc le récit de "l'aventure passionnante d'avancer ensemble : une poétique-politique de grand chemin.Je suis donc de ces cœurs qui épousent toutes les douleurs du monde ? Pas vraiment, c'est plutôt leur courage qui m'anime, leur folie nécessaire..." Observant certains qui voient leur cortège avec inquiétude, elle ne peut s'empêcher de risquer la réflexion suivante : "Les gens droits finissent par s'enfermer dans la prison du comme il faut. Regarde-toi monsieur qui a bien travaillé toute ta vie, à errer tristement en bas de ton immeuble : tu ressembles déjà à un spectre".
Elle conclut magnifiquement l'épopée du peuple en marche : "heureuse d'avoir été là, avec eux, la marche historique qui deviendra la geste compliquée des voyageurs de ces temps (le cœur de la Terre a palpité sous nos pieds, les arbres ont aimé nos voix). Je ne cesse pas de les entendre. J'ai fait cette marche-là, et nous marchons encore / en vie, / en souffle, / en mots".

À l'heure où l'on condamne avec sévérité à une forte amende un des ces individus intègres et humains qui nous sauvent du déshonneur (et j'apprends que le parquet fait appel, trouvant la peine trop légère et souhaitant même l'envoyer en prison, non mais !), tandis que d'autres, dont l'intégrité est franchement douteuse, se présentent à la présidence de République (je pensais avoir tout vu, mais là, c'est le pompon !), La geste des irréguliers est un de ces livres nécessaires à la compréhension de notre monde.
Nous sommes tous des irréguliers, mais nous l'avons oublié ! Et j'espère que nous serons tous, un jour ou l'autre, des soutiens !
Encore un livre qui ne nous fait pas désespérer de l'humanité !

mardi 21 février 2017

21 février 2017 : sur les flots d'Arçais


Le poème ne passe que par les mots
L’au-delà des mots, seul l’homme peut le capter
(Shuntarô Tanikawa, L’ignare, trad. Dominique Palmé, Cheyne, 2014)

J’ai donc passé deux journées et uns soirée éclatantes à Arçais, dans les Deux-Sèvres, à l’invitation de l'ami Claude Andrzejewski, qui organise chez lui des manifestations culturelles, petites par leur dimension, la petite salle ne peut contenir qu’une quarantaine de personnes, mais immenses par leur ambition : textes et musique mêlés, lectures théâtralisées, chanson aussi... On en sort ébloui, surpris, ému, plein de ferveur envers les artistes et sans doute d’autant plus qu’on est peu nombreux, ce genre de manifestation ne se prêtant d’ailleurs pas à la foultitude. Car il faut être très près du ou des artistes (lecteur, musicien ici), et se sentir partie prenante du groupe, pour arriver à la ferveur communicative que signalait si bien Marie Cosnay dans ma page d’hier.
Il se trouve qu’en plus, il s’agissait de faire une petite soirée autour de Danse sur les flots, mon petit recueil de poèmes paru l’an dernier. Claude, le lecteur, a fait un choix, curieusement complètement différent de celui que j’avais fait pour la nuit poétique de Reillanne. Ce qui n’a rien de surprenant, le recueil comprend plus de cent textes, il en a sélectionné une vingtaine (moi, j’en avais pris dix) qu’il a classés dans une sorte de continuité, comme si l’ensemble ne faisait qu’un seul poème. Serge, le musicien a utilisé le saxophone, notamment pour signaler l’entrée en lice du cargo (son de corne), un djembé (qu’il a frotté pour donner l’impression de la mer), un instrument à base de tiges métalliques dont le nom m’est inconnu (et qui permet d’imiter le bruit de l’eau) et une cloche. Il a pu ainsi donner une sorte de respiration à la lecture de Claude par un contrepoint musical bienvenu.
Je n’ai pas reconnu mes textes ; ou bien j’ai eu l’impression de les découvrir, comme s’ils venaient d’un autre auteur. Loin de me gêner, ça m’a donné une sensation toute nouvelle : d’abord, je n’étais pas seul, comme dans le processus d’écriture. Le lecteur s’appropriait les mots, et peut-être même l’au-delà des mots, comme écrit le poète japonais. Sa lecture était celle d’un homme aguerri à l’oralité, ponctué de pauses, et qui semblait avoir à cœur de faire savourer les mots. Par ailleurs, le groupe était extraordinairement attentif, suspendu au mélange de paroles lues et de sonorités musicales. Et je faisais partie de ce groupe, venu sans doute plus pour Claude que pour moi, mais qui me découvrait aussi.
La séance avait d’ailleurs débuté, après la présentation générale par Virginie, l’hôtesse de maison, par ma lecture d’une partie de la postface où j’explicite l’origine et les circonstances de l’écriture. Bref, tout avait été calculé pour faire de cette soirée une réussite : Claude m’a fait lever pour les applaudissements, et c’est enlacé par les deux artistes que j’ai atteint une détente totale. Car, bien sûr, on a toujours peur qu’il y ait un raté, que le public ne suive pas. Non, là, il y a eu véritablement une sorte de ferveur, l’émotion était visible et, pour ma part, j’étais enchanté.
Le pot qui a suivi a permis quelques discussions avec les uns ou les autres, notamment sur les voyages en cargo, j’ai signé quelques exemplaires du livre, mais évidemment la poésie ne se vend pas aussi aisément que la prose. L’essentiel n’était d'ailleurs pas là. Mais le principal y était : la joie, l’émotion, le plaisir d’être ensemble autour de l’amitié tout autant qu’aux abords de la littérature. Merci Claude (le maître d’œuvre), merci Serge (tu t’es merveilleusement adapté à la situation), merci Virginie d’avoir pris ton après-midi pour préparer la salle, et merci à tous ceux qui sont venus écouter du texte... Bon vent à tous.

lundi 20 février 2017

20 février 2017 : des femmes et des hommes sauvent notre honneur (1)


Enfin, toutes les frontières sont fermées et comme on sait, ou finit par le savoir, quand on ne peut pas passer on passe quand même mais on passe avec les risques de passer.
(Marie Cosnay, Jours de répit à Baigorri, Créaphis, 2016)


C'est un tout petit livre, mais comme les bons livres, il a du poids !
Baigorri est un village du pays basque français, un peu plus de mille habitants, qui a accepté de recevoir un groupe de cinquante jeunes migrants venant de Calais, exclusivement masculins, pendant trois mois de l'hiver 2015-2016. Ils viennent d'Irak, de Syrie, du Soudan, d'Afghanistan, d'Érythrée... Ils sont invités, dans le cadre d'un dispositif officiel mis en place par la Préfecture, à vivre un moment de répit ("Les critères, pour le séjour de répit : la vulnérabilité. La solitude, l'âge. L'un des garçons du Soudan est parti de chez lui tout seul, à l'âge de douze ans"). avant d'être ensuite dispersés dans différents centres d'accueil en France. On les encourage à renoncer à leur rêve d'Angleterre, par le partage et l'accueil, l'apprentissage de la langue française, la vie en communauté, aidés par de nombreux bénévoles et habitants du village. C'était loin d'être évident. Mais Baigorri a une longue tradition d'accueil : aussi bien des Belges réfugiés pendant les guerres mondiales, ou des Espagnols ayant fui le franquisme. Ici, ces jeunes vont trouver une espérance. 
 
L'écrivain Marie Cosnay (que j'avais eu le plaisir de rencontrer aux Lectures sous l'arbre de Chambon-sur-le Lignon) a participé à cette formidable aventure. Elle a pris des notes, elle a accompagné, donné des cours, partagé cette hospitalité joyeuse : cette "joie que le projet suscitait était communicative, peut-être devait-on tenir à ça, se tenir à ça, à la joie qui se répandait, une joie contre les terreurs et les resserrements". Peu à peu, rapporte-t-elle, "notre espérance, au niveau d'un village, d'un groupe, se construisait. C'est peu, c'était peu, mais ça change et ça changeait tout". Désormais, il était "possible de regarder l'autre et d'être regardé, de se laisser, sous le regard, transformer un peu". Et, au bout du compte, et de l'expérience : "Ce qu'on entend aujourd'hui ? Que c'est bon de penser aux autres. Que ça empêche de déprimer. Et puis on a cette impression qu'on fait un bon truc. Qu'on vit dans un monde". Et que ce monde, grâce à cette modeste ouverture qui est d'avoir accepté cet accueil, devient un monde meilleur.
Le maire, Jean-Daniel Élichiry, dit : "il faut trois conditions pour que l'expérience fonctionne. Une mairie consentante. Des locaux dignes. La dernière condition : l'ancrage dans un lieu, avec habitude de bénévolat et de solidarités". Ici, il a ouvert le VVF aux jeunes migrants. Comme le rapporte l'auteur, "personne ne savait encore comment se passerait l'aventure mais voilà, c'était possible. Ce n'était pas facile, mais c'était possible qu'un village dise : oui, nous pouvons offrir un moment de répit à des personnes qui sont sur les routes depuis des années, avec un but – qui est d'ailleurs plus un nom qu'un but : Angleterre. Qu'un village propose : ils sont dehors, on a ici de quoi loger, alors oui, bien sûr, les peurs, vécues de loin, bien sûr. Mais quoi, dans le réel ? Comment ça marche, en vrai ?"
Marie Cosnay rentrait d'un endroit (une petite ville touristique où s'était créé autour des migrants accueillis un climat délétère) "où la peur défigurait les personnes qui se plaignaient qu'elles avaient accueilli et que voilà le résultat. J'étais effrayée du constat fait par ceux que la peur défigurait, et par les autres, qui se servaient politiquement de la peur des premiers". Elle a été d'autant plus heureuse de voir qu'ici tout le monde y avait mis du sien : "Les personnes, bénévoles ou pas, jusqu'à l'hôpital de Bayonne sollicité, avaient fait preuve de ferveur. Je ne sais pas vous, mais le mot ferveur, dans le débat public, je ne l'ai pas entendu souvent". Et elle insiste, en écrivain, sur ce mot : "La ferveur est communicative. La ferveur, un affect qui ne trompe pas son monde, est communicative. Elle se vit dans la présence. Elle est le contraire de la peur. Elle est donnée par le réel, par ce qui se passe de bon quand nous sommes ensemble. Dans le réel qui dépasse les fantasmes".
À Baigorri, bénévoles, jeunes et vieux, se soudent dans le désir commun de servir, d'accueillir, de créer de la solidarité d'être tout simplement humain, et Nora, par exemple, finit par poser la question : "est-ce un groupe qui accueille, qui peut ou sait accueillir, ou bien est-ce parce qu'on accueille qu'on finit par faire groupe ?"
Oui, le partage a du bon, celui de la nourriture, mais aussi bien que celui de l'hospitalité et de l'amitié, de la danse et du chant, de l'enseignement aussi : "Quelqu'un est garant de ce qu'on partage. Parce qu'on n'apprend pas, ne répète pas, ne partage pas n'importe quoi. Il y a quelque chose qui garantit ce qui va être appris, su, répété". Et des choses nouvelles adviennent. On s'aperçoit, soudain, que "les migrants n'étaient plus un problème, ils étaient des visages, ils étaient des ressources, ils parlaient. Ces rencontres comptent beaucoup". Qu'on est capable de tenir, "quand on fait des choses humbles et concrètes, là où on est. Sinon on ne tient pas". Et même qu'un sentiment nouveau finit par apparaître : "Les échanges, les petits moments doux et forts, les questions, les rires, les larmes. Apprendre à se connaître, à s'apprécier, quel nom donner à ce sentiment qui naît de la même façon quand on voyage ?" Et aussi que "l'émotion peut surgir, par surprise. De surcroît. Elle surgit d'autant plus ou d'autant mieux qu'elle a été encadrée, elle ne déferle pas, elle ne crée pas de dépendances".
Ce qui a horripilé l'auteur, c''est que "le ministère de l'Intérieur ne demande rien, toujours rien à ce jour, à l'association Atherbea, qui a organisé l'installation des gars au VVF de Baigorri – alors que celle-ci a quelque chose à partager de l'expérience réussie qu'elle a faite". On préfère parler de ce qui ne va pas et ne pas s'inspirer de ce qui marche. Et pourtant, conclut-elle, "des mairies, des conseils municipaux, considèrent comme une chance d'accueillir une cinquantaine de jeunes gens".
S'il y avait une justice, ce livre devrait être un best-seller ! Car il parle des héros de notre temps, de ceux qui sauvent notre honneur ! 
À suivre...




lundi 13 février 2017

13 février 2017 : le sens des mots (à propos d'un viol)


Mais la civilisation n’a rien à voir avec vos pratiques de bandits de grand chemin.
(Jean Grave, La colonisation, in Ce que nous voulons et autres textes anarchistes, Mille et une nuits, 2012)

Les mots ont un sens : à moins de nous retrouver dans le monde si bien décrit par George Orwell dans 1984 et La ferme des animaux (mais qui lit encore Orwell ?), nous nous devons de rétablir le sens.
Et le viol est le viol : il est même défini par le Code pénal (article 222-23) "comme tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu'il soit, commis sur la personne d'autrui par violence, contrainte, menace ou surprise". À ce titre, c’est un crime passible de la cour d’assises. Le code pénal ne prévoit pas de pénétration par "accident", comme tente de nous le faire croire l’inénarrable Inspection Générale de la Police Nationale, inventant ainsi une nouvelle catégorie : le viol accidentel. Toutes les personnes qui ont été violées un jour apprécieront. S’agit-il d’une provocation langagière volontaire sur arrière-plan électoraliste ? Certes, nous sommes habitués depuis toujours à trouver une excuse à toutes les soi-disant "bavures" policières, qui pourtant tuent parfois (mort de Rémi Fraisse à Sivens, d'Adama Traoré, et de combien, que nous ignorons), éborgnent (voir mon blog du 20 septembre 2016, en commentaire du livre L’arme à l’œil), blessent et dans tous les cas, humilient des populations déjà passablement opprimées. Ceci avec la complicité de l’État, et la complaisance de nos élus, qui votent des lois qui vont accélérer la mise en place d'une sorte de permis de tuer, comme c’est déjà le cas aux USA (plusieurs milliers de morts chaque année, quasiment en toute impunité).
Disons-le tout net : un viol, c’est un viol, et un crime, qu’il soit commis par des jeunes dans une "tournante", ou par des policiers dans l’exercice de leurs fonctions. Les mots aussi blessent et tuent. En tout cas, parler de viol "accidentel" explique la colère populaire en train d’exploser dans certaines banlieues. 
 
Il se trouve que je venais de lire une formidable pièce de théâtre de Stefano Massini, Femme non-rééducable : matériau théâtral sur Anna Politkovskaïa. Cette œuvre  explosive s'inspire du parcours de cette journaliste russe, militante des droits de l’homme, qui fut assassinée dans son ascenseur à Moscou en 2006. Son erreur : faire son métier honnêtement (c’est-à-dire, justement, en donnant du sens et de la véracité aux mots employés) en se mettant en première ligne pendant le conflit russo-tchétchéne, où elle constate que "Tu t’habitues à l’idée de mourir. Après un moment... tu finis par ne plus y penser". 
Anna Politkovskaïa était une femme exceptionnelle, l’honneur de sa profession : elle montrait le vrai visage du régime mis en place par Moscou pour abattre les révoltés, et notamment celui du dictateur sanguinaire Ramzan Kadyrov (encore un Ubu sanglant !), invitant ses lecteurs à se demander jusqu’où on peut fermer les yeux. Le texte de la pièce s’appuie sur les écrits de la journaliste et nous propose des faits, directs, crus, comme des coups de poing qu’on prendrait dans la gueule (ou, je n’y avais pas pensé en le lisant, car le viol accidentel ne s’était pas encore produit, comme une matraque qu’on nous enfoncerait dans l’anus)
L'attention du lecteur est donc immergée dans la Russie du début des années 2000, principalement dans la Tchétchénie terrorisée, et se concentre sur la boucherie incroyable que pratiquent les mercenaires russes : savez-vous ce que c’est qu'un fagot humain pour cette soldatesque ? "« Le fagot humain. » « C’est quoi? » « On entre dans un village, on prend dix personnes, on les lie avec une corde. Puis on fout une grenade dans le tas. Et on fait sauter. Boum. »" La presse est bâillonnée, la journaliste intimidée, menacée de mort, et même victime d’un empoisonnement criminel. À la propagande russe répondent les prises d’otages tchétchènes.
C’est sobre, net, coupant, la voix de la journaliste, sans monter d’un cran, vibre de colère (notamment quand elle interviewe des officiers hauts-gradés, qui se savent intouchables) et de révolte. Ça fait peur, il faut bien le dire, nous sommes le temps d’une lecture, plongés dans une sorte d’enfer qui nous fait penser qu’on en est nous aussi menacé. Les prétendus civilisés font peur. On en sort groggy ! Et on comprend l’importance du sens des mots. 
 Et pourquoi il faut lutter contre la banalisation des crimes de guerre qui ne sont pas seulement, loin de là, le fait des "terroristes". Et aussi contre la banalisation des "bavures" policières.

vendredi 10 février 2017

10 février 2017 : SOS Méditerranée, les migrants et nous


À l’heure où les nations dites civilisées se disputent des zones d’influence en Afrique, en Tripolitaine, au Congo, au Maroc, se partagent les peuples comme un bétail, tout cela cachant les plus louches combinaisons financières ; les pasteurs des peuples, n’étant plus que les chargés d’affaires des requins de la finance, des tripoteurs d’affaires véreuses, nous devons nous élever contre ce produit hybride du patriotisme et du mercantilisme combinés – brigandage et vol à main armée, à l’usage des dirigeants.
(Jean Grave, La colonisation, in Ce que nous voulons et autres textes anarchistes, Mille et une nuits, 2012)


Une fois n’est pas coutume, je reprends la publication des textes du mois, pas de moi! L’heure est trop grave : pendant que nos "people" politiques nous montrent leurs vrais visages de voleurs du bien commun, s’invectivent à tour de bras et se calomnient les uns les autres pour une élection qui ne changera vraisemblablement pas le cours des choses, on meurt aux portes de chez nous pour des raisons dont nombre d’entre nos dirigeants sont responsables : la rapine, la finance, le mercantilisme associés à la guerre qu’on n’accepte plus chez nous, mais qu’on n’hésite pas à financer chez les autres par nos ventes éhontées d’armes.
De ce fait, je vous propose ce texte de SOS MÉDITERRANÉE reçu ce matin :
Je croyais savoir…


Voilà un mois et demi que je suis partie en mer et que je n’ai pas eu ma famille au téléphone. Alors que je pose le pied à terre et que j’abandonne derrière moi la silhouette de l’Aquarius dans le port de Catane, la voix de mon père résonne dans ma tête. Il aime répéter que le métier de journaliste est de tout savoir.
Journaliste en Italie depuis dix ans, je croyais tout savoir ce qu’il se passait en Méditerranée. Dix ans à couvrir pour différents médias internationaux les arrivées de migrants et réfugiés sur les côtes italiennes… et les tragédies qui malheureusement vont avec et font les titres des journaux.  Le drame des traversées en Méditerranée n’est pas nouveau, il ne l’était pas non plus il y a dix ans quand je suis arrivée en Italie.
Le 3 octobre 2013, la tragédie de Lampedusa et ses 400 morts, a cependant marqué un tournant dans ce drame humain. L’horreur se retrouvait sous nos yeux, là sur les côtes européennes et non plus en pleine mer loin des regards, loin des flashes des photographes et des caméras de télévision. Une horreur redoublée au fil des mois par les critiques indignes et le manque de soutien européen coupable à l’opération italienne de recherche et sauvetage en mer Mare Nostrum.
Une horreur qui a viré au cauchemar, au printemps dernier, quand l’épave d’un naufrage survenu en avril 2015 au large de la Libye était remontée à la surface et acheminée dans le port d’Augusta avec plus de 700 cadavres à bord. Ce jour-là, devant l’épave dont les pompiers et médecins légistes italiens s’apprêtaient à examiner les entrailles, le sentiment de me trouver aux confins d’une Europe censée être la patrie des droits de l’homme m’apparut aussi lourd que l’odeur de la mort qui flottait déjà dans l’air.
Avant d’embarquer sur l’Aquarius le 15 octobre dernier, comme Communications Officer pour SOS MÉDITERRANÉE, je croyais donc déjà savoir. Mais au moment du premier sauvetage, j’ai réalisé qu’en fait, je ne savais rien. Que nul ne pouvait imaginer ce qu’il se passait vraiment ici en Méditerranée, au large de la Libye, aux frontières de l’Europe. Que les seuls à le savoir vraiment sont ceux qui étaient passés par là, les réfugiés eux-mêmes, les sauveteurs de SOS MÉDITERRANÉE, les équipes de MSF, notre partenaire à bord, l’équipage de l’Aquarius… et les journalistes embarqués.
Le choc des sauvetages en mer est si fort qu’il ne laisse personne indemne. Les mots nous manquent pour décrire le frisson à la vue d’un canot dégonflé dérivant à l’horizon, les cris désespérés des hommes à la mer, les pleurs terrifiés des bébés que l’on remonte à bord, l’odeur âcre des corps baignés d’essence et salis par les viols et les tortures en Libye. Les mots nous manquent pour décrire cette personne qui expire sous nos mains affairées pour la réanimer, sa dépouille que l’on enfile dans un body bag, le chagrin désarmant de ses proches et compagnons d’infortune encore hantés par les images du naufrage. Les mots nous manquent pour décrire les larmes d’un homme qui s’accroche à un bout de tissu que lui a confié sa maman et les crises d’angoisse nocturne d’un enfant de dix ans qui voyage seul.
Et pourtant c’est justement ma mission à bord, et l’une des missions de SOS MÉDITERRANÉE,  celle de trouver les mots pour raconter ce qu’il se passe ici. Trouver les mots pour décrire, trouver les mots pour expliquer et faire comprendre pourquoi l’ignorance et le désintérêt sont intolérables, pourquoi l’inaction est inacceptable et pourquoi certaines réponses à ce drame humain envisagées au niveau européen sont coupables.
« Nous avons besoin des médias pour faire changer ça » m’a dit Amir, Guinéen, au lendemain d’un sauvetage, en me confiant le récit épouvantable de son voyage et des violences subies en Libye. L’histoire d’Amir, comme celles des plus de 10.000 autres personnes que nous avons accueillies à bord du bateau depuis février, continuent de nous hanter pendant des jours, des semaines. Impossible de faire même semblant d’oublier.
Je croyais savoir, je ne savais rien. Avant de remonter sur l’Aquarius en janvier, une nouvelle mission commence à terre : témoigner, faire savoir. Pour que les citoyens européens sachent ce qu’il se passe aux portes de l’Europe, devant chez eux, aux frontières de l’Humanité.

Mathilde Auvillain