Le temps commercial violait de plus belle le temps calendaire. C’est déjà Noël, soupiraient les gens devant l’apparition en rafale au lendemain de la Toussaint des jouets et des chocolats dans les grandes surfaces, débilités par l’impossibilité d’échapper à l’enserrement de la fête majeure qui oblige de penser son être, sa solitude et son pouvoir d’achat par rapport à la société – comme si la vie entière aboutissait à un soir de Noël.
(Annie Ernaux, Les années, Gallimard, 2008)
Oh la la, voici revenu le mois de décembre, celui que j’aime le moins, non pas pour ses frimas, mais pour cette désolante course à la consommation effrénée dont nous sommes devenus esclaves, et qui enlaidit nos centres villes autant que nos centres commerciaux périphériques, envahis par jeunes et moins jeunes et par la profusion de marchandises. Il est vrai que comme le moine japonais Kamo no Chomei, je me dis : "À la veille d’entrer dans les ténèbres de la mort, pourquoi me préoccuper de tant de choses ?" (Notes de ma cabane du moine, trad. Sauveur Candau, Le Bruit du temps, 2010)
Et on s’empiffre sans compter, même si on n’a pas faim, et on découvre que finalement, ça n’est pas si bon que ça, parce qu’on mange sans faim, qu’on oublie ceux qui n’ont rien à manger, et qu’on est à mille lieues du partage et de la fraternité que nous demandait celui qu’on est censé fêter à Noël, le trop oublié Jésus-Christ. Là encore, on devrait écouter le même moine : "Ma nourriture étant rare, elle me paraît délicieuse, bien qu’elle soit très ordinaire".
C’est comme cette inondation de cadeaux, tellement nombreux, surtout pour les enfants qu’ils s’en désintéressent rapidement, et qu’on voit les dits cadeaux assez rapidement en vente sur Le bon coin.
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Et je repense aux Noëls de mon enfance, celui de 1952 en particulier. Mon père, militaire, était parti faire la guerre en Indochine et, bien sûr, il n’était pas là. Ma grand-mère maternelle, qui vivait avec nous, nous a demandé de mettre la table : « Nous allons fêter Noël. Mais c’est vous qui allez mettre le couvert ! Oui, même toi, Anne-Marie (ma petite sœur qui allait avoir quatre ans), tu aideras tes frères. Je vous montrerai comment il faut faire. D’ailleurs, vous devez commencer à nous aider, votre père a insisté là-dessus dans une de ses dernières lettres, votre maman est fragile et moi, et moi je commence à me faire vieille (elle n'avait que 57 ans). Et surtout, il faudra penser à mettre une assiette, un verre et des couverts en plus. Ce sera comme si votre père était là, on pensera tous très fort à lui et, qui sait, peut-être que quelqu’un viendra prendre sa place et manger avec nous, car Noël, c’est surtout la fête du partage et de l’amour. Et même si vous cassez quelque assiette ou quelque verre, le bon Dieu vous le pardonnera, car il saura que c’est en son honneur. »
Et elle ajouta : « Et le soir, après le repas, on fera une veillée, je vous raconterai une histoire... Une histoire de l’ancien temps, une histoire de Noël de ma jeunesse, une histoire d’avant la guerre de 14. Vous verrez, vous ne le regretterez pas. Et, avant d’aller au lit, on fera une partie de dominos et on finira par une prière pour votre père. Car la guerre, c’est terrible ! »
Au carillon du quart de sept heures, Mamie agita la petite clochette qui signifiait : « À table ! » Elle enleva son tablier et agrafa une jolie broche sur sa poitrine. Maman était redescendue de sa chambre, vêtue de sa superbe robe rouge ; elle avait mis sur ses épaules une sorte de boléro en laine angora grise qu’elle s’était tricoté en cachette. Nous étions éblouis. Que notre mère était belle !
On s’installa aussitôt dans la salle à manger, Mamie entre les deux aînés, Michel et moi d’un côté, Maman en face d’elle, entourée de Bernard, notre cadet et d’Anne-Marie. Mamie allait commencer à servir la soupe. La septième place était inoccupée ; on frappa soudain à la porte. Nous étions pétrifiés : Mamie avait donc raison, quelqu’un venait. Serait-ce Papa ? « Eh bien, Jean-Pierre, tu es le plus près de porte, va ouvrir ! », dit Maman en souriant. Elle doit savoir quelque chose, pensions-nous.
J’ouvris la porte, et tout le monde aperçut notre voisine d’en face, Mémé Louise, amie de Mamie, solitaire et veuve elle aussi, avec un bouquet de fleurs. Je lui pris la main pour l’aider à monter les trois marches qui menaient dans la salle et je refermai rapidement la porte, d’où venait un air froid. Louise fit le tour de la table en embrassant chacun, et je lui montrai sa place en bout de table. Mamie prit le bouquet et alla le disposer dans un vase, en remerciant. Et Mémé Louise partagea notre repas de Noël. Après quoi, elle assista à la petite veillée que Mamie avait organisée, où elle nous lut l’évangile qui contait la naissance de Jésus puis raconta son histoire, fit la partie de domino avec nous, puis elle aida Maman et Mamie à nous coucher, et Mamie l’accompagna à la messe de minuit.
Ce bouquet de fleurs, tout simple, fut mon plus beau cadeau de Noël. Il m’enseigna le sens de cette fête, car Mamie savait que Mémé Louise vivait seule, elle n’avait pas eu d’enfants, et dès qu’on était arrivé au village, un an auparavant, Mamie avait commencé à la visiter, et c’était même devenu quotidien ; et le jeudi et le dimanche, elle nous emmenait à tour de rôle, chacun des enfants avec elle. Elles papotaient de l’ancien temps et Mémé Louise avait toujours à nous donner un biscuit ou une image qu’on trouvait dans les paquets de chocolat.
Et
avec une grand-mère aussi fabuleuse; vous vous étonnez que j’aime toujours les vieux ? et que je voudrais que nos fêtes de Noël redeviennent plus simples ? Et que je suis effrayé devant notre inhospitalité meurtrière à nos portes ?
dessin de Karak