Je ne buvais pas, je ne traînais pas avec les filles, les livres me remplaçaient ces deux genres d’enivrement. Mais plus je lisais, et plus je sentais de difficulté à accepter cette vie si vide, si inutile qui, me semblait-il, était celle des hommes.
(Maxime Gorki, En gagnant mon pain)
Je crois qu’en fin de compte, je n’aurai pas cessé d’étudier toute ma vie. Non seulement j’aurai passé une vingtaine d’années sur les bancs des diverses écoles, mais mon métier – au milieu des livres – m’a placé en excellente position pour continuer à étudier sans cesse. Ma vie personnelle, somme toute assez variée, grâce à mes multiples lieux de résidence, m’a aussi ouvert tout grand le livre de la vie, et là, c’est un champ d’études autrement plus vaste, comme a pu le constater Maxime Gorki qui, lui, n’a eu que le travail et le vagabondage comme "universités" (lire sa trilogie Enfance, En gagnant mon pain, Mes universités).
Par le livre, j’ai rencontré des hommes illustres, les grands écrivains, des inconnus aussi, car ma curiosité littéraire m’a souvent porté vers les littératures "autres" : écrivains ouvriers et paysans, auteurs africains, asiatiques ou latino-américains, écrivains fantastiques, auteurs de polars, et aussi poètes de tout acabit. Tous m’ont apporté quelque chose, même par la plus médiocre de leurs œuvres, ne serait-ce que le dépaysement, la découverte de mondes et de milieux que je ne fréquenterai jamais, la magie de mots inconnus (ah ! la façon dont les écrivains francophones d’Afrique et des Antilles s’emparent de notre langue et la font scintiller autrement), l’envie de les connaître parfois (pour les auteurs vivants), de les faire connaître souvent (j’ai bien dû offrir quatre ou cinq cents bouquins dans ma vie à de la famille, des amis, des inconnus même avec les livres que j’abandonne volontairement dans le train) et le désir d’écrire, d’apporter en toute modestie ma petite pierre. Ce n’est pas rien.
Quant au livre de la vie, je l’ai empoigné à pleines mains parfois, je l’ai saisi avec des pincettes à d’autres moments, j’ai pratiqué aussi bien l’adhésion que le renoncement, la sagesse que la folie, la solitude que la sociabilité, j’ai toujours accepté de laisser la vie venir à moi. La vie des hommes n’est pas si vide que semble le dire Gorki. Et comme Edith Piaf, je peux proclamer : "Non, je ne regrette rien".
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Des études proprement dites, j’ai retenu une seule chose : il faut se laisser guider par la nécessité de ce qui nous intéresse, par la passion, et non pas par l’utilité.
"Aucune éducation ne profite à l’intelligence si elle n’y suscite pas quelque passion subjective", note Henry James dans ses Mémoires d’un jeune garçon. J’y souscris entièrement, et j'ajouterai même que ce sont les matières les plus inutiles en apparence qui nous apportent le plus et qui nous hantent toute notre vie, parce que, justement, elles peuvent susciter la passion : la musique et le dessin par exemple, qu’on aurait tort de ne pas prendre au sérieux.
Mes passions ont été l’histoire et la géographie dès mon enfance, grâce à quoi j’avais acquis un niveau de base excellent en entrant en fac (niveau qui manquait cruellement à bien de mes condisciples, dont je me demandais avec angoisse ce qu’ils venaient faire dans ces disciplines), et s’y est ajoutée, à partir de la seconde, la passion de la littérature. J’ai en effet commencé à lire très tard, puisqu’avant d’entrer en seconde, si j’excepte les pièces de théâtre classiques, je n’avais lu que des romans d’aventures pour la jeunesse, modernes ou classiques (Walter Scott, Alexandre Dumas, Jules Verne, Gustave Aimard, Paul Féval…) et un seul livre "d’adulte", Les Hauts de Hurlevent !
Quel livre d’ailleurs, qui m’avait enthousiasmé et porté vers des rêves inouïs (ce roman extraordinaire m’a un peu transformé en "beau ténébreux", à la manière de Heathchiff, enfin beau peut-être pas, mais ténébreux, sûrement), au point qu’aujourd’hui encore, j’hésite à le relire, de peur d’être déçu. Je me contente de le contempler dans ma bibliothèque, de le caresser des yeux, et parfois de la main, me rappelant mes jeunes treize ans.
Et, tout en étudiant avec passion l’histoire et la géographie au niveau universitaire (nous avions d’excellents professeurs), je lisais par plaisir aussi les nombreux auteurs que je découvrais ici et là, au hasard des bibliothèques et des librairies (seules boutiques, encore aujourd’hui, où j’aime aller), des amis et connaissances qui me prêtaient aussi des livres et me conseillaient parfois, finalement un peu en autodidacte, ce qui est encore la meilleure façon de lire et de faire des découvertes. Le cinéma aussi me donnait des envies de lire. Il me laissait souvent insatisfait. J’avais besoin d’en savoir plus, et nombreux sont les romans que j’ai lus après avoir vu un film (l’inverse est très rare).
J’ai eu la chance de découvrir qu’il existait une école supérieure de bibliothécaires. Dans ma naïveté, je croyais avoir fait "trop" d’études pour être bibliothécaire, car les employés que, dans ma fréquentation des bibliothèques, je voyais occupés à classer, ranger et prêter, ne me semblaient pas avoir besoin d’un très haut niveau d’études ; de plus, ils m’avaient embêté plusieurs fois, en m’empêchant d’emprunter tel ou tel livre, sous prétexte que j’étais trop jeune – à dix-sept ans, j’en paraissais à peine quatorze ou quinze, ils étaient donc excusables, surtout qu’à l’époque, on ne badinait pas avec les "bonnes" mœurs et les "saines" lectures. Bref, j’ai pu achever mon parcours d’études dans cette école avec un bonheur certain, et, de plus, je découvrais Paris, où elle était alors située.
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Paris ! J’avais lu Balzac, je n’avais pas l’arrivisme d’un Rastignac, ni certes l’envie de finir comme Lucien de Rubempré ! J’en ai donc pris surtout ce que cette ville prodigieuse pouvait m’offrir – et en particulier ce qui me manquait, à moi, jeune provincial issu d’un milieu très humble, moi qui n’avais jamais pu fréquenter le théâtre ou l’opéra, ni eu l’idée d’aller dans les musées – je me suis gavé de vie culturelle pendant une année. Et tant pis si ma vie sociale et sentimentale en a pâti quelque peu, je sortais toujours tout seul le soir, excepté deux fois à l’Opéra pour écouter Rigoletto (avec une condisciple) et Faust (avec ma cousine), et une fois au cinéma pour Steamboat Bill junior : mais la condisciple que j’accompagnais (ou qui m’accompagnait ?) a trouvé que j’avais le rire vraiment trop facile (vulgaire ? quand je ris, je ris, ventrebleu !). D’une part, je n’avais jamais vu de Buster Keaton, et d’autre part, elle avait peut-être davantage envie que je la prenne dans mes bras, plus que de voir un film ! Mais elle aurait dû m’emmener voir un film nul pour que j’y songe.
Et puis, désolé, je n’ai jamais pu mélanger les genres, il y a d’autres lieux que le cinéma pour l’amour. D’ailleurs, je ne pouvais décemment pas entraîner dans mon galetas (une chambre de bonne au septième étage – entrée par l’escalier de service, autant dire que je ne m’amusais pas à oublier une course sans me condamner à devoir descendre et regrimper sept doubles volées de marche, oui, Paris maintient en super forme – sans eau courante ni W.-C.) une quelconque dulcinée, fût-elle la plus séduisante de l’école, ce qu’elle était ! Et je n’étais pas si vilain, si j’en juge par la seule photo de cette époque en ma possession, prise dans le square Louvois, juste en face de la Bibliothèque nationale. Je n’avais pas encore la barbe broussailleuse sous laquelle je me suis masqué (protégé ? enlaidi ?? vieilli certainement pour paraître sérieux auprès de mes futurs employeurs) après septembre 1970.
Je savais de toute façon que je ne retrouverais pas de sitôt l’occasion d’aller au TNP, au Théâtre de la Ville ou à l’Opéra Garnier, au Louvre, au Musée Rodin, de voir Notre-Dame, la Sainte Chapelle et les autres monuments célèbres, de lécher les quais des bouquinistes pour y dégotter quelques perles rares, de faire mon plein de films classiques – Paris étant la ville du cinéma – de baguenauder tout simplement, car une ville, Paris plus que toute autre, est faite pour marcher. Et en ai-je parcouru des kilomètres ! Car si le métro me plaisait bien au début, j’en fus vite lassé, et je ne me suis donc pas privé de déambuler, de faire les trottoirs, de flâner sur les bords de Seine, dans les parcs, les buttes, les cimetières, de regarder les perspectives, de repérer en réel les coins que j’avais vus sur des peintures ou dans des films. Dans mon innocence, je n’ai pas recherché les "mauvaises" rencontres que la Ville-Lumière prodigue aux quatre coins des rues ; ou ce sont elles qui m’ont peut-être évité. Je n’en suis pas plus fier, c’est ainsi. Il y a paraît-il un Dieu pour les ivrognes, moi, j’ai eu mon petit Berger qui veillait sur moi. Le temps aussi, que je n’avais pas envie de perdre !
J’ai eu d’excellents condisciples. Certains sont devenus fameux dans la profession, je devrais d’ailleurs dire certaines, les femmes y étaient alors nettement plus nombreuses, souvent célibataires et semblables à Vénus tout entière à sa proie attachée, la proie étant ici le métier. D’autres sont restés humbles, comme moi, et amoureux de leur métier cependant. Monique R., trop tôt disparue, qui écrivait des poèmes discrets et a réussi à me persuader d’aller au Festival d’Avignon, Patrice C., grand amateur de roman populaire et de Michel Zévaco, Michel et Geneviève D., qui n’ont jamais renié leur trotskysme de jeunesse… Tant d’autres… Les élèves étrangers aussi. Stanislas B.-M., à la haute stature d’une belle race congolaise, qui venait m’emprunter mon modeste tourne-disque pour organiser à la Cité universitaire des soirées dansantes plus ou moins arrosées et orgiaques. Auxquelles je me gardais bien d’assister, bien qu’invité !
Ne me manquaient que mon vieux vélo, que j’avais laissé dans les Landes (à l’époque, il n’y avait pas de Vélib’ !), et l’air de la forêt de pins, et la douceur provinciale dans cette ville où tout le monde courait, moi aussi bien que les autres pour aller au spectacle le soir, ou pour ne pas rater un film. Et pour emmagasiner le maximum d’impressions, tant que j’y étais. Car j’ai compris que je ne voulais pas rester là pour travailler. Je voulais connaître le monde, d’autres coins de France (y compris l’Outre-mer), et Paris, une année m’avait suffi pour en étudier les atouts et les faiblesses. Je n’ai pas désiré y faire ma vie. Tant pis pour la culture, on peut se cultiver ailleurs. Tant pis pour les rencontres, on en fait aussi bien d’autres ailleurs.
D’autant plus que pour moi, étudier, c’était avant tout vivre, et étudier les hommes, pour comprendre qui j’étais, et ce que j’étais venu faire sur cette planète. Moi qui apparemment ne ressemblais à personne ! Et la vie m’a appris que personne ne ressemble à personne…
Aujourd’hui, j’étudie, bon gré mal gré, les effets de la maladie et de la souffrance physique et morale sur la personne la plus proche de moi. Je me serais sûrement dispensé de cette étude. Mais pourquoi est-ce que ce ne serait pas cela qui va – enfin – me faire comprendre ce que je suis venu faire ici ?