lundi 19 mai 2008

18 mai 2008 : Dépouiller le vieil homme

Je suis prodigieusement agacé par tous ceux (et celles) qui me disent : « Tu es jeune », ce qui sous-entend, tu es vieux, mais relativement jeune pour un vieux ! Je crois que chacun se rassure sur son propre vieillissement en proférant une telle bêtise. Car chacun voit que je ne suis plus si « jeune » ! Au mieux, devrait-on dire : « Tu es mûr »…
Ce dimanche, j’ai participé au stage nature organisé par notre association de qi gong. Avec l’animateur, nous étions dix-neuf. Nous sommes allés aux gorges du Roc d’enfer, à Lathus-Saint-Rémy, où la Gartempe se précipite dans des rapides. Après un quart d’heure d’approche, nous nous sommes installés sur le site.
Pieds nus, nous avons pris contact avec le sol, terre, sable, herbe, feuilles mortes, gravier, rochers, eau de la rivière. Manière de retrouver ce contact perdu avec notre mère, cette planète terre un peu trop oubliée dans notre univers de béton et de goudron. Nous nous sommes livrés à tout un tas d’exercices.
Accroupis au bord de l’eau, nous avons observé successivement l’écume produite par les remous, puis le courant d’eau, puis les arbres qui bordent la rivière, puis le ciel bleu. Puis, les yeux fermés, nous avons écouté les sons. Epreuve difficile pour moi, car l’eau m’angoisse toujours. L’écume, qui formait un réseau de mailles serrées de bulles jaunâtres, m’a fait pensé aux cottes de mailles du Moyen âge. L’observation du courant ensuite, où les bulles s’effilochaient, m’a entraîné vers une noyade, les mailles se défaisant… Heureusement, le vert des arbres et le bleu du ciel m’ont apaisé. Mais le son de l’eau bondissant dans les rapides m’a immédiatement amené en tête des images d’ouragan et de raz-de-marée… Décidément, je ne serai jamais à l’aise avec l’eau, dont l’énergie me fait peur.
Pourtant l’après-midi, un autre exercice a été merveilleux. Il fallait s’accoler à deux arbres séparés d’environ la largeur des bras ouverts. La pointe des pieds nus positionnée sur les racines, et les mains solidement plantées sur les troncs, on devait fermer les yeux, imaginer que c’était une porte, et que derrière, tout serait plus calme, plus beau. Le vent bruissait dans le feuillage, et le courant plus doux, à cet endroit-là, laissait filtrer une douce musique. Fabrice, l’animateur, jouait du tambour. Quand je me suis décollé de l’arbre, pour franchir la « porte », j’ai eu l’impression d’être nu, d’avoir laissé derrière moi de vieux oripeaux. Je me suis avancé vers le bord de la rivière, où un rocher plat nous permettait de nous accroupir, et me suis livré aux ablutions rituelles indiquées. Là aussi, je me suis senti lavé.
Et j’ai enfin compris l’expression dont use Saint Paul dans sa Lettre aux Ephésiens : « il vous faut abandonner votre premier genre de vie et dépouiller le vieil homme, qui va se corrompant au fil des convoitises décevantes, pour vous renouveler par une transformation spirituelle de votre jugement et revêtir l'Homme Nouveau... » Oui, je me suis senti un homme nouveau. Drôle d’impression, comme si j’avais abandonné derrière moi une vieille défroque, ma lourdeur et ma raideur physiques et mes infirmités mentales… Comme une mue…
Ensuite, quand nous sommes retournés au bord de l’eau, je n’en avais plus peur, et, si je ne m’étais pas retenu, je me serais volontiers jeté dans les rapides et… noyé !
Cette belle journée de nature a d’ailleurs enthousiasmé tous les participants, m’a-t-il semblé. On devrait plus souvent marcher pieds nus dans la nature, toucher les arbres, les rocs, l’eau vivante, sentir les vibrations de l’air et regarder les nuages courir.


samedi 17 mai 2008

16 mai 2008 : ma bataille de Nouaillé


Nouaillé-Maupertuis !
Un des hauts-lieux du Poitou, avec le souvenir de la fameuse bataille dite de Poitiers, en 1356, qui faisait partie des dates à retenir en histoire de France, au temps du bon vieux certif'. Le roi de France Jean le Bon, y fut fait prisonnier par le fils du roi d'Angleterre, le Prince noir, en dépit de l'aide d'un de ses garçons, devenu duc de Bourgogne ensuite sous le nom de
Philippe le Hardi, et dont la célèbre réplique (qui n'a peut-être jamais été prononcée) faisait partie des manuels scolaires de l'époque : "Père, gardez-vous à gauche, père, gardez-vous à droite".
C'est là que je suis invité ce vendredi 16 mai par l'association de bénévoles qui gère la bibliothèque municipale. Le président, Philippe, est protestant, documentaliste dans un grand lycée poitevin. Les autres bénévoles sont toutes des femmes. Comme souvent. Les femmes sont davantage lectrices que les hommes, et plus prêtes à donner de leur temps pour ce type de bénévolat ; à l'inverse, on trouve sûrement davantage d'hommes pour bénévoler dans les associations sportives.
J'arrive, à vélo, bien sûr, c'est à peine à 7 km et des poussières de chez moi, au rendez-vous, fixé à la bibliothèque, à 19 h. Je visite les lieux, une salle adultes, une salle enfants, c'est gai, pimpant, un peu petit pour une commune de 2500 habitants, mais en attendant mieux... C'est même là que nous pique-niquons, assis sur les sièges des petits, pour une sorte de dînette : taboulé, salade de riz, quiches (dont une aux asperges) et clafoutis aux pommes. Excellent.
Puis direction la mairie, où la salle des mariages a été préparée pour me recevoir. Une quarantaine de chaises en arc de cercle (ils ont vu un peu gros, mais tout de même il y a une trentaine d'auditeurs), et une table sur laquelle j'ai installé un tissu pour dissimuler mes jambes. Les gens s'installent. Il y a là plusieurs "anciens" de la DRAC (un grand merci), l'ami Gilles venu en compagnie, l'ami Yves avec son camescope pour me filmer, l'amie Claudie aussi, mon fan club en quelque sorte, plus quelques bibliothécaires des environs et quand même quelques autochtones !
Philippe me présente, montre le vélo qui prouve que je suis bien venu avec (et je repartirai dessus, tout à l'heure dans la nuit), et je me lance dans le thème retenu : "pérégrinations". Ce n'est pas exactement le programme figurant sur mon site. J'y ai rajouté notamment une nouvelle inédite de Georges Bonnet, Un dimanche perdu, de son recueil à paraître en septembre. Georges n'a pas pu venir, mais j'ai pensé à lui, je suis arrivé cependant avec des piles de ses livres à vendre que la librairie Gibert m'a confiés, et ma foi, onze livres sont achetés ! Pas mal, je suis un bon vendeur...
La lecture se passe plutôt bien, je me suis senti dans un bon jour, tout à fait libéré depuis ma récente décision. Bien sûr, seul le public peut dire si les textes sont bien passés. Mais les gens ont l'air content, une dame me dit même : "Je serais bien restée toute la nuit" ! Je ne me savais pas si séduisant...
Après le pot final, je demande à Gilles de prendre mon sac, que je récupérerai demain à la BU. En effet, pour qu'on voie dans le noir ma lumière arrière rouge, il faut éviter tout chargement sur le porte-bagages. Je mets mon gilet fluo et j'installe aussi l'écarteur qui permet aux voitures de mieux me voir. Je dis au revoir, allume mes lumières et file.
Damned ! je n'ai pas fait vingt mètres que je me rends compte que ma ceinture (avec les papiers, l'argent et les clés) et mon téléphone portable sont restés dans le sac ! Tant pis. Avec un peu de chance, Claire, qui pendant ce temps, profitant d'un bon jour pour elle (presque pas de douleurs), est allée écouter une chanteuse brésilienne, Bia, sera peut-être déjà rentrée. Je file dans la nuit comme un météore, éblouissant les voitures qui arrivent en face et les panneaux indicateurs, je respire, l'air est pur, meilleur que dans la journée, la température est douce, on sent le printemps...
J'arrive donc, il est 10 h 45 environ, les lumières sont éteintes à la maison. Claire n'est pas rentrée. Je gare quand même le vélo dans la petite maisonnette du fond du jardin, accessible sans clé. Puis je prends mon mal en patience, les voisins ont l'air couchés eux aussi, pas une lumière ne filtre. J'avise un banc de notre parc, et m'allonge dessus. J'entendrai bien la voiture de l'amie de Claire chargée de la ramener du concert.
Et je me rappelle aussitôt cette fameuse nuit de janvier 1965, où j'avais dû passer la nuit dehors, car j'avais aussi oublié ma clé (et les propriétaires, des gens très âgés nous avaient bien dit, après minuit, nous n'ouvrons pas, ne sonnez pas !)... La Villa Formose, qui abritait une dizaine de locataires dans les chambres des étages, était sombre. Je revenais du ciné-club de la fac, qui s'était prolongé par des discussions. J'ai bien tenté de lancer un peu de gravier sur les volets des chambres les plus accessibles - je connaissais tous les locataires, de jeunes travailleurs pour la plupart, je les aimais bien, j'étais le seul étudiant... Mais plus fatigués que moi (eh oui, j'oubliais que le travail fatigue davantage que les études), ils dormaient du sommeil du juste. Aucun n'a bougé. J'ai alors déambulé dans les rues de Pau, suis allé à la gare, puis me suis allongé sur un banc public, pour attendre le petit matin. Il devait faire deux degrés à peine ! Emmitouflé dans mon vieux manteau noir, j'ai vaguement somnolé, me suis fait sortir par un flic, "faut pas coucher ici", ai continué à arpenter la ville endormie dans une vadrouille finalement pas si désagréable que ça. Une nuit sans sommeil finit par apporter une exaltation extraordinaire, on se sent léger, malgré la fatigue... Je n'ai pas fait de mauvaises rencontres, ai vu les rares clochards (moins nombreux que les SDF d'aujourd'hui) qui dormaient dehors aussi. J'étais un peu comme le poète belge William Cliff, grand marcheur, baguenaudant le dimanche, car la ville est morte la nuit comme les dimanches :


et le dimanche quand la ville est morte
c’est agréable d’aller n’importe où
et de marcher ainsi de porte en porte
et de vaguer ainsi un peu partout

En fin de compte, après à peine un quart d'heure de froid relatif, j'ai entendu une voiture et vu qu'elle s'arrêtait devant chez nous. C'était Claire qui revenait. L'aventure était finie, la nuit ne serait pas blanche ni frileuse, la bataille de Nouaillé-Poitiers s'achevait plutôt bien !



mercredi 14 mai 2008

14 mai 2008 : la liberté du don

On ne choisit pas de naître.
On ne choisit pas son lieu de naissance et de vie… Ni ses parents (rappelons-nous Poil de carotte et son « tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin »)… On ne choisit pas davantage son éducation, sa religion (un Arabe peut-il ne pas être musulman ?), ses croyances, ses préjugés, son mode de vie (voilà maintenant qu’on nous impose d’être consommateur !). On ne choisit pas son sexe : combien d’hommes auraient souhaité être des femmes, et vice versa… Ni la couleur de sa peau (personnellement j’aurais choisi d’être noir !) ou de ses yeux. On ne choisit pas d’être beau ou laid, grand ou petit, gros ou maigre, fort ou malingre, pétant de santé ou souffreteux, de caractère heureux ou mélancolique…
On est choisi ! Et on doit faire avec.
La plupart des individus s’en accommodent. Moi, je n’ai jamais pu…
J’aurais tant voulu être un surhomme, suprêmement intelligent : un homme de science par exemple, comprenant le monde, alors qu’au fond, je n’y ai pas compris grand-chose. J’aurais tant voulu être costaud, balèze, réactif, un chevalier qui vole au secours des malheureux et des misères du monde, et je suis là, épuisé après une heure de jardinage, fermant ma porte à ceux qui, peut-être, auraient besoin de moi… J’aurais tant voulu être séduisant, gai, plein de ressources pour mon entourage, curieux, inventif, débrouillard, et finalement, je me suis laissé porter sur les vagues de la vie, ballotté comme un fétu de paille, au gré des aléas et des hasards, et non pas selon mes goûts profonds ou mes instincts. J’aurais tant voulu, aussi, être écrivain, et bien sûr, grand écrivain, et je n’ai jamais pris les moyens de mettre en œuvre ce désir latent…
La liberté ou les libertés ! Pris dans tant de déterminismes, que nous en reste-t-il ? Au moins une, celle de choisir sa mort, puisqu’on n’a pas choisi de vivre… Qu’on nous la laisse, cette liberté ! C’est pourquoi j’ai adhéré à l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD) : je ne veux pas survivre à n’importe quel prix, et que là encore, pour mes derniers instants, ce soit encore d’autres qui décident à ma place, dans un acharnement à prolonger ma vie, y compris contre ma volonté.
Il nous reste aussi une autre liberté, et combien précieuse celle-là, le don. Voilà bien peut-être ce qui fait l’essence de l’humanité et la vraie liberté, celle que Sartre aura en vain cherché dans sa série inachevée Les chemins de la liberté. Le don est par nature gratuit. Et la gratuité est libre, totalement, elle n’entre pas dans le circuit des échanges économiques qui pourrissent définitivement nos civilisations.
Rien ne nous oblige au don : on donne sans esprit d’échange, sans rien exiger, même un remerciement, sans esprit de domination (critère principal de l’économie), en fait, le don équivaut à l’amour (agapè des Grecs anciens). Puisqu’on est libre de le faire aussi bien que de ne pas le faire. C’est le contraire aussi de la logique néo-libérale qui régit notre société, avec ses monstrueux égoïsmes et ses conflits d’intérêt.
C’est pourquoi j’ai décidé de donner mon corps à la Faculté de médecine, et entrepris les démarches en ce sens. Donner son corps ! Au moins une fois dans ma vie j’aurais été utile, totalement, et sans esprit de retour : on m’aura embaumé, puis des étudiants vont me disséquer peut-être, avant l’incinération finale.
Je suis allé voir au cimetière le caveau des « généreux donateurs » où sont entreposées les cendres des donneurs de corps, sans aucun nom individuel. C’est émouvant, il y a là des fleurs, des plaques gravées (A mon papa, A ma mamie, etc.), c’est une fosse commune donc, je pourrai chanter comme Brassens :
Me v'là dans la fosse commune,
La fosse commune du temps.

Mon corps, dont je n’ai pas la propriété (merci, Gandhi, de nous le rappeler dans tes Lettres à l’ashram), fera donc un retour à la terre, mais sans exclusive, sans une dernière propriété qu’est la tombe personnelle ou même familiale. Ce sera une fusion fraternelle, solidaire, au milieu des êtres humains, des inconnus, donc mes frères et sœurs en vérité.
Ce sera pour moi donc la possibilité de me fondre dans la communauté universelle, moi qui n’y ai jamais vraiment réussi, que ce soit celle des enfants, celle des adolescents, celle des hommes, celle des croyants, celle des parents, celle des professionnels et même aujourd’hui celle des « vieux »…
Pour moi qui me suis en fin de compte toujours senti trop différent, trop à part, qui me suis si mal accommodé des différents déterminismes qui m’ont régi (attention, être déterminé n'empêche pas l’individu d’être responsable, et j'ai essayé de l'être !), cette liberté finale, ce choix libre, ce don du corps, représentent le repos que j’ai longtemps cherché au milieu des tourments de la vie. Je me sens libéré !

vendredi 9 mai 2008

7 mai 2008 : Carmen Castillo, "Rue Santa Fe", ou 1973, le vrai 11 septembre


Je sais qu'avec ce titre, le vrai 11 septembre, je vais en choquer plus d'un. Mais tant pis. Et tout ça, pour cause de cinéma.
Il n’est pas inutile de dire que j’étais, ce mercredi 7 mai, spectateur unique dans cette salle de cinéma pour regarder le beau film de Carmen Castillo, Rue Santa Fe, comme en d’autres temps Alfred de Musset l’était au théâtre :
J'étais seul, l'autre soir, au Théâtre Français,
Ou presque seul ; l'auteur n'avait pas grand succès.
Ce n'était que Molière, et nous savons de reste
Que ce grand maladroit, qui fit un jour Alceste,
Ignora le bel art de chatouiller l'esprit
Et de servir à point un dénouement bien cuit.
Grâce à Dieu, nos auteurs ont changé de méthode,
Et nous aimons bien mieux quelque drame à la mode
Où l'intrigue, enlacée et roulée en feston,
Tourne comme un rébus autour d'un mirliton.
Et ceci, au moment où triomphe sur les écrans un film sans doute sympathique, mais insignifiant (je l’ai vu et peux confirmer cette insignifiance), dont le succès vient de l'image idyllique de la société qu'il véhicule, et que j’appellerai un film de mirliton, pour reprendre ce dernier mot de Musset.
Il faut dire que Rue Santa Fe est un film sur l’engagement politique dans l'Amérique latine des années 60 et 70, et plus précisément au Chili. Il est raconté à la façon d’un journal intime par l’auteur, qui a survécu à son compagnon Miguel Enriquez, responsable du MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire, en espagnol : Movimiento de Izquierda Revolucionaria), résistant à la dictature de Pinochet, mort les armes à la main le 5 octobre 1974, après plus d’une année de traque et de planque. Le film tente de répondre à la question, que pose d’ailleurs la mère de Carmen Castillo à sa fille : « Quand on a la chance survivre, il faut revenir à la vie. » Donc tourner la page. Mais est-ce possible quand on a milité, quand on s’est battu pour des valeurs auxquelles on a cru ? Et en filigrane, puisque le film est une sorte de journal du retour au pays, dans la rue Santa Fe (c'est là que Miguel est mort), où l’auteur rencontre les habitants, les voisins, la famille, les amis, les femmes des quartiers précaires, les mères de familles arrêtées et torturées, les militants restés en vie, les « survivants », il s’agit de s’interroger sur le sens de la vie, de l’engagement, de la dignité.



(affiche du film)
Carmen Castillo, à l’aide de documents d’archives, qui s’insèrent tout naturellement, d’une façon chronologique éclatée, dans son journal, retrace le chemin qui part des années 60 et 70, du temps du président Allende (victime du coup d'état du 11 septembre 1973), et du soutien critique du MIR, et va jusqu’aux luttes populaires d’aujourd’hui, en passant par les sombres années de la dictature, de la clandestinité pour certains et de l’exil pour d’autres dont elle-même, Carmen Castillo, rescapée grâce à la pression internationale, et à qui les militaires disent quand ils la mettent dans l’avion, vexés d’avoir dû la libérer : « Si jamais tu reviens au pays, on te tue ! »
C’est donc le portrait d’une militante, qui n’a jamais baissé les bras (« nous avions décidé de ne pas perdre la dignité »). Elle raconte en voix off en français (magnifique voix rocailleuse), tandis que les documents d’archives et les rencontres dans le rue et les quartiers sont en espagnol sous-titré, parfois en anglais pour les archives. Mais c'est aussi le portrait de femmes et d’hommes, de toute une génération, de tout un pays largement amnésique, car la dictature a ceci de réel qu’elle obère la mémoire. Et les questions restent ouvertes. Est-ce qu’on s’est trompés ? Miguel est-il mort pour rien ? Tout cela valait-il la peine, toutes ces tortures, toutes ces années de prison ou d’exil, toutes ces disparitions ?
D’une certaine façon, le film répond : oui. Car « la réalité n’a pas changé », les inégalités sociales, les souffrances du peuple existent toujours. Et un mouvement de résistance, différent de celui d’hier, car moins idéologique, mais plus social et concret, s’est mis en place dans les poblaciones, ces quartiers pauvres organisés, et il n’a pas été pour rien dans la renaissance de la démocratie et la fin de la dictature au Chili. Il y a toujours un éveil de la conscience et du désir d’agir chez certains jeunes, ceux que la misère n’a pas précipité dans les bras de la drogue et des petits trafics. Et au contraire des militants du MIR qui se sont rendus compte, lors de la défaite de 1973, qu’ils ne « connaissaient pas l’ennemi », le mouvement actuel a retenu les leçons du coup d’état. Avec une joyeuse impudence, ils se battent contre la politique ultra-libérale et ils réinventent des formes de vie sociale dans ces quartiers déshérités, utilisent internet, les télévisions locales, créent des écoles maternelles, des centres sociaux et culturels, des ateliers de hip hop et de slam, assurent des distributions de vivres, une assistance médicale et deviennent des « filtres de mémoire ». « Tant que nous serons vivants, nos morts ne seront pas morts », disent-ils. Les jeunes étudiants qui manifestent aujourd’hui scandent le nom de Miguel Enriquez…
Certes, à son retour au pays, Carmen Castillo souhaite racheter la maison de la rue Santa Fe où Miguel Enriquez a trouvé la mort, pour en faire un mémorial, mais les jeunes militants l’en dissuadent. La vie continue autrement. Ne créons pas un musée, fondé sur l’amertume et la récrimination, lui disent-ils en quelque sorte. Vivons !
Portrait d’une génération qui a tout sacrifié pour des rêves et des idées (« Nous étions heureux autrement », rappelle une militante, en soulignant l’absence de divertissement des membres du groupe, qui par exemple se privaient d’aller danser - Miguel Enriquez était paraît-il, un danseur hors-pair, mais n'a pas dû danser « plus d'une dizaine de fois dans sa vie ! » - mais pouvaient pourtant être pleins de vie et d’humour), Rue Santa Fe est un film rigoureux. Une fresque qui dresse un paysage familier aux anciens qui, comme moi, n’ont pas oublié le vrai 11 septembre, celui de 1973.
Des photos, des archives filmées des années 60 (occupation de terres par les paysans indiens soutenus par le MIR), 70 (le court temps de la présidence Allende), 80 (manifestations, distributions de vivres) se mêlent aux déambulations, rencontres et interviews dans le Chili actuel, et tentent de renouer les fils coupés par dix-sept années de dictature et par l’exil. L’histoire intime de Carmen Castillo est ainsi reliée à l’histoire de son pays, mais de façon distanciée, sans nostalgie d’un prétendu âge d’or, car elle n’a pas fait partie du mouvement du « retour », pendant lequel de 1978 à 1986 de nombreux exilés « miristes » sont rentrés clandestinement pour reprendre le combat. Beaucoup sont morts. Les survivants peuvent dire : « ils ne peuvent pas t’enlever la liberté si tu le veux ».
Mais le travail de mémoire que le film réalise magistralement (à comparer avec celui d’Annie Ernaux en littérature, avec Les années, tout récemment, ou au cinéma, avec la fresque de fiction italienne Nos meilleures années, de Marco Tullio Giordana, sorti en 2003) ne cherche pas à remuer des cendres. Il y parvient en refusant les oppositions vie privée/vie publique, grande histoire/petite histoire, grâce aux anecdotes savoureuses retrouvées : ainsi, les militants, pour être moins repérés au lendemain du coup d’état de 1973, se rasent les barbes et moustaches, ces poils réputés révolutionnaires et montrent des parties trop blanches de leur visage : elles « n’avaient pas vu le soleil depuis des années. »
On est « comme des survivants », répètent plusieurs femmes et militants. Sans amertume.
On peut être fier du cinéma, en tant qu’art, devant ce film intense, vibrant, magnifique (2h 43, tout de même) qui nous sort des sentiers battus du divertissement sans âme. En nous ouvrant au rapport au monde.