mardi 27 août 2019

27 août 2019 : le lecteur et la raconteuse


« Vu tout ce qu’il y a à lire, pourquoi perdre son temps avec les nouveautés ? », se justifiait-il.
(Fabio Morabitó, Le lecteur à domicile, trad. Marianne Millon, Corti, 2019)



Vous me connaissez : pas de voyages sans rencontres : ça peut être des humains, tel dans le train entre Nantes et Vannes ce Français habitant Chiloé (nous avons échangé nos cartes), ou le cinéaste malgache Michaël Andrianaly, après la vision de son beau film qui dresse le portrait d’un coiffeur, Nofinofy. D’autres encore. Mais de plus, j’emporte toujours de la lecture et je fais aussi des rencontres littéraires. J’ai ainsi lu la magnifique Lettre au père de Kafka que j’aurais fait lire à mon frère si je l’avais lue avant, petit livre qui l’aurait peut-être aidé à se réconcilier avec son enfance. Mais j’ai lu également deux curieux romans latino-américains.


Dans Le lecteur à domicile, de Fabio Morabitó (Mexique), Eduardo, le narrateur, vit avec son père atteint d’un cancer en phase terminale et de l’infirmière-gouvernante Céleste qui s’occupe de lui. Il a pris la succession de son père à la direction d’un magasin de meubles, où il a un employé, Jaime. Mais à la suite d’un accident (sans doute grave, mais on n’en saura pas davantage), le juge l’a condamné à un retrait du permis de conduire et à un travail d’intérêt général : faire des lectures à domicile. C’est ainsi qu’il fait des rencontres surprenantes : les frères Jimenez à qui il lit Dostoïevski, Buzzati au colonel Attariaga, Jules Verne dans la famille Vigil, des sourds qui lisent sur les lèvres ce qu’il dit, Henry James à Margó Benitez, une belle femme mûre en fauteuil roulant, Kafka chez le couple Reséndiz, etc. Il découvre qu’il a du mal à comprendre ce qu’il lit, comme s’il ne s’y intéressait pas. Mais en découvrant dans les papiers de son père un poème d’Isabel Fraire recopié à la main, il s’aperçoit qu’il peut donner du sens à ce qu’il lit. Il recherche chez un libraire d’occasion les œuvres d’Isabel Fraire et ça le passionne. Comme les Reséndiz invitent d’autres couples à ses lectures, on finit par lui demander d’organiser une lecture publique avec divers lecteurs à la librairie. Les portraits des divers personnages où il doit faire ses lectures sont toujours surprenants. Il découvre peu à peu les secrets de leur vie, et se découvre lui-même par la même occasion. La poésie va changer sa vie aussi bien que le monde qui l’entoure. Ce roman est un véritable hommage au pouvoir de la littérature et plus spécifiquement de la poésie. Parallèlement, on assiste aussi à la vie de Mexico, au racket des commerçants par les truands, sous couvert de les protéger. Une belle réussite.


La raconteuse de films d'Hernán Rivera Letelier (Chili, acheté à la Librairie du FIFIG) se passe dans les mines de salpêtre du désert d’Atacama au nord du Chili dans les années 50. Maria Margarita est la seule fille de la maison, elle vit avec son père invalide, en fauteuil roulant depuis un accident du travail, et ses quatre frères. La mère les a quittés. Ils adorent le cinéma, mais vu leur budget étriqué, quand un film arrive, ils ne peuvent acheter qu’un seul billet et chacun des enfants va à tour de rôle regarder le film et le raconter au reste de la famille en rentrant. Mais à ce jeu, c’est la petite fille qui se révèle la meilleure. Elle enregistre les détails, les mimiques, les intonations, les costumes et Maria Margarita devient la raconteuse de films, prenant le pseudo de Morgane Féduciné. Bientôt tout le village de mineurs vient chez elle assister à ses prestations, trouvant que c’est même mieux qu’au cinéma. On se bouscule dans la petite maison, et ce sont des jours de relative aisance pour la famille, jusqu’au moment de l'arrivée de la télévision. Le père meurt, les frères s’en vont l’un après l’autre, la mine est désaffectée, Maria Margarita devenue adulte met son talent toujours intact au service des touristes qui viennent de temps en temps visiter les anciennes mines.
Ça commence ainsi : "À la maison, comme l’argent courait plus vite que nous, quand un film arrivait à la Compagnie et que mon père le trouvait à son goût - juste d'après le nom de l'actrice ou de l'acteur principal -, on réunissait une à une les pièces de monnaie pour atteindre le prix d'un billet et on m'envoyait le voir. Ensuite en revenant du cinéma, je devais le raconter à la famille, réunie au grand complet au milieu de la salle à manger." Dans ce triste désert, où tout est régi par la Compagnie, seuls le cinéma, et pour les garçons le foot, font diversion. Mais la petite fille devenue jeune fille est bientôt rattrapée par la réalité, bien éloignée des rêves octroyés par le cinéma. Une belle histoire aussi, un bel hommage au cinéma et au pouvoir de la parole et de l'art de raconter. L’auteur, comme son héroïne, est un conteur hors pair.
Et sur ce, blog en repos jusqu’à mon retour de Venise.

lundi 26 août 2019

26 août 2019 : le FIFIG de Groix...


« Un après-midi, elle m’a demandé d’oublier le roman et de lui lire les recettes d’un livre de cuisine que lui avait prêté une infirmière. Cela me plaisait, à elle aussi. Et des recettes, nous en sommes venus aux poèmes, qui sont très semblables.
Semblables, en quoi ?
Disons que ce sont des recettes de vie, et même si nous n’aimons pas le plat dont il est question, nous admirons la manière de faire. Tout le plaisir de la poésie tient à ça. »
(Fabio Morabitó, Le lecteur à domicile, trad. Marianne Millon, Corti, 2019)

lever de soleil, de ma chambre d'hôtel

Je ne sais pas à quoi tient mon goût pour les îles : sans doute à mon adolescence et à mes lectures entre douze et vingt ans (Jules Verne, Stevenson, Melville), à mes rencontres aussi : Alain P., mon ami d’adolescence avec qui nous avions inventé et dessiné une île imaginaire (la nôtre) où il nous arrivait tout un tas d’aventures qui nous permettaient d’oublier la prison qu’était l’internat, par la suite l'écrivain Michel Tournier, que je fis venir dans le Gers à la fin 1977 et avec qui j’ai longuement parlé du mythe de Robinson, puis Claire aussi qui me poussa à postuler pour la Guadeloupe pour un séjour de trois ans, pendant lequel je visitai toutes les îles de l’archipel ainsi que la Martinique. Par la suite, nous passâmes maintes vacances dans les îles atlantiques : Ré, Oléron, Noirmoutier, et fîmes de brefs séjours d’une semaine à Majorque, en Sicile, à Malte, en Crète, à Madère. Par la suite, mes pérégrinations en cargo me firent poser le pied en Jamaïque, à Tahiti et en Nouvelle-Calédonie.

la Médiathèque de Groix
 
Mais je ne connaissais pas l’île de Groix, en face de Lorient : cette fois, c’est mon goût pour les festivals de cinéma qui m’a entraîné là, à l’instigation de l’amie Christine M. qui m’y a rejoint en fin de semaine. J’ai donc passé cinq jours à Groix, sous une chaleur épaisse qui m’a empêché de me balader partout, car je suis encore affaibli par mon AIT ; en particulier, je n’ai pas loué de bicyclette qui eût pourtant été très utile pour monter les côtes nombreuses, je me suis contenté de marcher à pied et ai donc limité mes déplacements. L’île est rocheuse, les côtes sont très accidentées, et j’ai vu beaucoup de cyclistes pousser leurs vélos dans les montées, courtes mais rudes. Aussi la location de vélos électriques y fait fureur, mais on connaît ma philosophie, très peu pour moi ! Mais j’ai bien aimé ce que j’ai vu, les maisons, la médiathèque, les sentiers côtiers bordés de ronces à mûres dont je me suis régalé.


Et le FIFIG (Festival du Film Insulaire de Groix) fut encore plus passionnant que prévu. La plupart des films présentés sont des documentaires. Il y avait "les îles chiliennes" comme thème, ce qui m’a permis de voir d’excellents films sur les îles de Chiloé, de Pâques ou de Robinson Crusoé. J’ai été frappé de voir ces films chiliens très critiques non seulement sur la période Pinochet (qui ne l’est pas, à part peut-être nos amis américains ?), mais plus généralement sur la manière coloniale dont les divers gouvernements chiliens ont mis les populations autochtones au pas, quand elles n'ont pas autorisé leurs massacres, de manière systématique (il y eut des "chasseurs d’hommes") ou à petit feu en les spoliant de leurs terres, les mettant au travail forcé ou leur imposant la religion, les désolidarisant par l’éducation publique de leurs langues et de leurs traditions. Bref, il y avait là largement de quoi devenir anticolonialiste si on ne l’était pas encore…

La liberté, de Guillaume Massart, a obtenu le grand prix, l'île d'or

Mais les films en compétition provenaient de différents pays, parlaient de la pêche en Irlande, en Sicile ou au Japon, des migrants échoués en Grèce, des travailleurs chinois au Japon, d’une prison ouverte en Corse (La liberté, qui a obtenu l'île d'or), de grévistes en Patagonie, de la répression coloniale de 1947 à Madagascar et de 1988 en Nouvelle-Calédonie, du souhait de récupérer le patrimoine volé et disséminé dans les grands musées du monde, de la difficulté de mener sa vie pour sortir de la misère et de l’injustice un peu partout… Bref, il y avait de quoi réfléchir sur notre devenir, sur notre monde dont les dirigeants pérorent à Biarritz sur les bienfaits du modernisme économique en oubliant l’impact écologique, l’horreur touristique ou la tragédie des traditions en train de se perdre.

Caroline Zeau anima le débat : j'ai acheté son livre, étude critique du film

Un film du patrimoine québécois justement brassait beaucoup de ces thèmes, avec un humour féroce et vengeur. Pour la suite du monde, de Michel Brault et Pierre Perrault que j’avais vu quand j’étais étudiant sans en mesurer la portée, est une de ces pépites qui nous réconcilieraient avec le cinéma, s’il en était besoin, et qui nous consolent de toutes ces comédies bêtasses et de tous ces blockbusters abrutissants qui inondent nos multiplexes. Ça se passe dans l’Île aux Couldres (estuaire du Saint-Laurent) en 1962, où on tente de relancer la pêche aux marsouins abandonnée depuis 1924. C’est du cinéma direct, mais rien à voir avec la téléréalité fabriquée et souvent odieuse d’aujourd’hui. J’ai passé un grand moment avec ce film visible sur internet : https://www.onf.ca/film/pour_la_suite_du_monde/ où je ne manquerai de le revoir. Personnages hauts en couleur (bien que le film soit en noir et blanc) et traditions locales, y compris religieuses (je vous laisse découvrir la mi-carême et l’eau de Pâques) s’entremêlent harmonieusement. Un film tout bonnement extraordinaire. Ça sert aussi à ça, les festivals, à faire des redécouvertes !

mardi 20 août 2019

20 août 2019 : Jean Meckert, un auteur à redécouvrir


Car, dans un « Monde libre » bidon, on ne touchait pas à la caste !
(Jean Meckert, Comme un écho errant, Joseph K., 2012)

Il y a deux sortes d’écrivains que j’aime : ceux que j’aime d’amour, selon mon cœur, tels entre autres Henri Bosco, Jean Giono, Panaït Istrati, Virginia Woolf, Romain Rolland, parce que j’ai l’impression qu’ils ont écrit pour moi et ceux que j’aime d’admiration, tels Gustave Flaubert, Marguerite Yourcenar et de nombreux autres ; l'admiration est sensiblement différente de l'amour. Je mettrai volontiers Jean Meckert dans la première catégorie. Je l’ai d’abord connu sous le nom de Jean Amila, sous lequel il écrivit des romans noirs rageurs parus dans la Série noire, vrais cris de révolte d’un écorché vif, incapable de supporter les rapports de domination et de hiérarchie sociale, économique, politique, militaire, religieuse, qui imposent leurs carcans dans notre société. Mais sous son vrai nom, il a fait paraître des récits tout aussi âpres et tranchants mettant à nu l’hypocrisie sociale, les rapports de classe, avec ce rien d’insolence et d’anarchisme libertaires qui m’ont toujours plu. J’aurais pu le faire figurer auprès d’Istrati, de Darien, de Kjellgren, de Traven et des autres dans mon recueil D’un auteur l’autre.


Jean Meckert, qui est mort en 1995 et dont je viens de lire Comme un écho errant, son roman publié posthumement (il fut refusé par Gallimard en 1986), véritable testament littéraire, a, semble-t-il, souvent mêler la réalité (la sienne) et la fiction. C’est le livre d’un revenant à la vie, car en 1975, Meckert fut victime d’une grave agression qui le laissa profondément amnésique, frappé d'épilepsie et diminué physiquement. Il venait de publier en 1971 un roman (devenu introuvable), La vierge et le taureau, sur les essais nucléaires français dans le Pacifique. Censuré d’abord, puis retiré de la vente et pilonné (aucune bibliothèque universitaire française ne le possède !), ce livre lui valut les foudres de l’armée et des factieux, et Meckert fut toujours persuadé qu’il avait été attaqué par des nervis d’extrême-droite.
Son roman, largement autobiographique, revient sur l’agression dont il a été victime, surs les années de misère morale et physiologique qui ont suivi, sur les soins affectueux, quoique ambigus, de sa sœur et de leur mère vieillissante pour le ramener tout doucement à la vie et à la mémoire. Cette mère qui, pour faire taire les rumeurs (le père, anarchiste, avait déserté en 1917 et refait sa vie avec une autre femme), avait décidé de le faire passer pour un des fusillés pour l’exemple. Le fils, confié à un orphelinat protestant (qui lui donnera une solide haine des « singeries » religieuses), où il fut moqué par ses camarades à ce sujet (être le fils d'un "lâche" refusant de monter à l'assaut), souffrira de ce drame dont l’écho imprègne largement ce livre.
Sorti de l’école à douze ans, après le certif, il est apprenti (arpète) dans des ateliers électriques avant de faire divers petits métiers, éléments qu’on retrouve aussi ici. Car la reconstruction du héros (l'auteur lui-même ?) passe par ce retour sur un passé oblitéré, que sa sœur, sa mère, et une femme médecin l’aident à retrouver partiellement. Car il ne se fait pas d’illusions, il est vieux désormais, affaibli : "Je fais aller tant que je m’en sens capable. Je ne veux pas me boucler dans une vieillesse, sous prétexte de prévoir." Il relit ses livres ("Les lire, ou relire, ça faisait partie de cette reculturation volontaire pour oser croire qu’il était encore du monde des vivants"), y compris les polars, pour se comprendre à nouveau, agacé d’avoir "toujours été classé doux révolté, marginal, anar de banlieue et, pour tout dire « prolétarien », sous-catégorie littéraire totalement créée par de pédants intellectuels pour ne pas avoir à mélanger torchons et serviettes." Il essaie de récrire à nouveau.
Il ne peut pas s’empêcher de cogner sur le patriotisme : "Il n’y a jamais plus patriote indigné qu’un bon planqué", sur les militaires et les politiques : "La ville [Paris] était maintenant définitivement muselée, devenue vieille cocotte, aux mains des politiques et militaires, ces loyaux garants de toute souveraineté, toujours aptes à se couvrir de gloire en matant l’insupportable civelo comme, à plus d’un siècle, cette même armée d’Ordre moral s’était vengée d’une capitulation en flinguant par tombereaux les Communards", sur le colonialisme : "des événements plus récents en Canaquie rappelaient combien il paraissait normal à certains braves matamores de « casser » de l’indigène séditieux, avec la quasi-certitude d’obtenir un non-lieu", sur l’imposture de la guerre : "Et partout, comme toujours, les uns volaient la mort des autres pour s’en faire des médailles", et en particulier de la grande boucherie de 14-18 : "cet assassinat collectif dont il n’avait pas fallu attendre bien longtemps pour comprendre qu’il n’avait servi à rien, que c’était noire et sanglante imposture, crime imbécile de toutes ces castes dirigeantes, éternellement recommencé avec la peau des autres", guerre sur laquelle il écrira d’ailleurs un de ses plus beaux romans : Le Boucher des Hurlus. Il critique aussi sévèrement la loi qui "n’est que l’expression des plus forts et qui n’a jamais rien d’absolu". 

 
Il garde dans le fond de son cœur une pensée émue pour "ses petits anti-héros de papier [qui] avaient le profil de redresseurs de torts. Ça se faisait malgré lui, ça venait d’ailleurs, mais il en assumait volontiers toutes les conséquences" (y compris l’agression malveillante et gravissime dont il avait été victime). Sa femme (la "bonnefemme") l’a quitté, et à ceux qui lui disent : "Tu n’es tout de même pas un vieillard. Tu ne fais pas ton âge. Ça doit encore te travailler. Que fais-tu ? Masturbation morose ?", il choisit la solitude de l’écrivain. Et s’il vilipende "ces béats à bedaine qui suivent les rencontres de foot devant leur télé et se prétendent sportifs", il admire cette "bénévole, pleine de cœur, pas une âme charitable au sens étroit".
Bref, un très beau livre, écrit dans l’urgence de se retrouver, de se rebâtir, d’être à nouveau un être humain, comme il les aime, combatif, rebelle, refusant de se mettre à genoux.

dimanche 11 août 2019

11 août 2019 : Maradona, grandeur et décadence


le fait de posséder vous congèle pour toujours en « Je » et nous sépare toujours du « Nous ».
(John Steinbeck, Les raisins de la colère, trad. Marecl Duhamel et Maurice-Edgar Coindreau, Gallimard, 1947)


Je dois avouer que, n’ayant pas la télévision dans les années 80, je n’avais fait qu’entendre parler de Maradona, mais ne l’avais jamais vu jouer. Par ailleurs, vous savez que j’ai toujours été un footeux médiocre, nullissime même. De temps en temps, surtout en cas de coupe du monde (masculine, à plusieurs reprises, ou féminine cette année), je regarde un match ou deux à la télévision. Mais sans grande passion, car le vrai beau jeu est très rare. Mais bien sûr, je m’intéresse aux dieux du stade, même si l’esprit de compétition m’est totalement étranger.
Maradona, prodige argentin est transféré à Naples en 1984, club de seconde zone du championnat italien dominé par les clubs du nord. L’unique ambition du club napolitain est de ne pas descendre en seconde division. Le cinéaste anglais Asif Kapadia nous conte le séjour napolitain de Maradona dans un documentaire surprenant, à grand renfort d’images d’archives publiques et privées, commentées par un Maradona actuel vieillissant que l’on aperçoit à la fin en train de jouer au foot, bien péniblement, avec des jeunes femmes. Grandeur et décadence d’un grand champion devenu mythe de son vivant.


Ses atouts de joueur : une technique hors pair, une vitesse incroyable, une capacité de jongler avec le ballon, de dribbler en contournant l’adversaire, de courir avec le ballon avec une virtuosité invraisemblable. Je dois dire que j’ai été bluffé et bouleversé par les scènes où on le voit jouer. Seul peut-être Pelé, aperçu dans ma jeunesse lors de la coupe du monde en Suède de 1958 retransmise à la télévision noir et blanc, m’avait fait une impression aussi étonnante. On entre là presque dans le domaine du sacré. On apprend qu’en l’espace de trois saisons, Maradona amena le club de Naples sur la première marche du podium en 1987, après avoir fini 8ème la première année, puis 3ème la deuxième année, et de nouveau en 1990. Les interviews de proches (famille, amies ou maîtresses, coach-soigneur) ponctuent le film. On voit Maradona parler rapidement italien lors des interviews de l’époque. Lui, qui avait été plutôt malmené dans son club précédent (catalan), devient rapidement le chouchou puis l’idole des Napolitains dont il cherche aussi le respect.
Pourtant, superstar du football apportant beaucoup d'argent pour le club, s'il est sanctifié (son portrait devient une icône), il devient un symbole sexuel et se trouve pris au piège des amitiés douteuses de la Camorra napolitaine. Sans compter les virées en boîtes de nuit. Peu à peu Diego, le gosse des bidonvilles de la banlieue de Buenos Aires, devient le Maradona arrogant, menteur, et cocaïnomane. Voire truqueur : dans le quart de finale de la coupe du monde de 1986 à Mexico contre l’Angleterre, il marque un but avec la main gauche. L’arbitre ne l’a pas vu ; Maradona ne dit rien, le but est compté. Le match était vu comme une revanche sur la guerre des Malouines de 1982. Et, capitaine d’une équipe d’Argentine très moyenne, il la conduit à la victoire en finale contre l’Allemagne. La star Maradona commente modestement : "Je n’y suis pour rien. Ce n’est pas à Maradona qu’on doit ces victoires, c’est à Dieu." Et il a vu la main de Dieu dans le fameux but marqué de la main.
Mais la descente s’amorce vite : dépendance à la drogue (fournie par la Camorra), déboires extra-conjugaux. Tout le monde est au courant, mais on ferme les yeux, tant que Naples gagne. D’ailleurs, on lui refuse le transfert pour ailleurs qu’il réclame en vain. Mais en 1990, l'Italie organise la coupe du monde, L’Argentine est opposée en demi-finale à l’équipe italienne et, ironie du sort, le match se déroule au stade San Paolo de Naples. Le cinéaste se demande comment les organisateurs de la compétition ont pu commettre une pareille boulette. Maradona va donc jouer devant son public, mais contre l’Italie ; il espère que les Napolitains le soutiendront. Mais l’Italie perd aux tirs de pénaltys après les prolongations et Maradona devient très vite persona non grata. On le contrôle positif à la cocaïne, on le place sur écoute, et on le découvre parlant avec la Camorra ou des call-girls. La Camorra l’abandonne. Maradona, déchu, quitta Naples en catimini, comme un pestiféré. Eh oui, les Dieux du stade, soumis à la pression publique, au pouvoir de l’argent, peuvent déchoir de leur piédestal.
Un très beau documentaire, avec une bande sonore musicale superbe.

mardi 6 août 2019

6 août 2019 : deux femmes témoignent : la police et nous



Il commençait à douter en secret de l’honnêteté de la justice.
(Fumiko Hayashi, Nuages flottants, trad. Corinne Atlan, Éd. du Rocher, 2005)


Pour changer du poème du mois, deux textes de prose, écrits par des femmes, et qui nous demandent d’être vigilants devant le déchaînement de la violence d’état dans nos pays se proclamant « démocratiques » (?). 
 
Tout d’abord une histoire vraie racontée par la Prix Nobel de littérature Toni Morrison, dans L’origine des autres (trad. Christine Laferrière, C. Bourgois, 2018) :

C’est en 1946 qu’Isaac Woodard, vétéran noir encore en uniforme, est descendu d’un autocar en Caroline du Sud. Il rentrait en Caroline du Nord retrouver sa famille. Il avait passé quatre ans dans l’armée : dans le théâtre du Pacifique (où il avait été promu au grade de sergent) et dans l’Asie-Pacifique (où il avait remporté une médaille de campagne, une médaille de la Victoire de la Seconde guerre mondiale et la médaille de Bonne Conduite). Quand le car est parvenu à une aire de repos, Woodard a demandé au chauffeur si l’on avait le temps d’aller aux toilettes. Ils se sont disputés, mais on lui a permis d’utiliser les sanitaires. Plus tard, quand le car s’est arrêté à Batesburg, en Caroline du Sud, le chauffeur a appelé la police pour faire sortir le sergent Woodard (apparemment parce qu’il était allé aux toilettes). Linwood Shull, le chef, a emmené Woodard dans une ruelle voisine, où un certain nombre d’autres policiers et lui-même l’on battu à coups de matraques. Ensuite ils l’ont emmené en prison et l’ont arrêté pour trouble à l’ordre public. Durant sa nuit en prison, le chef de la police a battu Woodard avec une matraque en bois et lui a arraché les yeux. Le lendemain matin, Woodard a été déféré devant le juge local, qui l’a déclaré coupable et lui a infligé une amende de cinquante dollars. Woodard a demandé des soins médicaux ; ils sont arrivés deux jours plus tard. Entre-temps, sans savoir où il était et souffrant d’une légère amnésie, il a été emmené à l’hôpital d’Aiken, en Caroline du Sud. Trois semaines après avoir été porté disparu par sa famille, il a été localisé puis transféré d’urgence à un hôpital militaire de Spartanburg. Ses deux yeux sont restés atteints de lésions irréversibles. Il a vécu, bien qu’aveugle, jusqu’en 1992, où il est mort à l’âge de 73 ans. Après trente minutes de délibération, Shull, le chef de la police, a été acquitté de toutes les charges qui pesaient sur lui, au son des applaudissements déchaînés d’un jury entièrement blanc.



Et cette lettre ouverte de Geneviève Legay (parue sur Mediapart), vous savez cette femme septuagénaire qui, lors d’une manifestation des gilets jaunes, à Nice le 23 mars 2019, a été grièvement blessée à la tête par une charge violent de police, et que le président Macron accusait de ne pas avoir "un comportement responsable" pour vouloir manifester (sous-entendu, de n'avoir pas encore acquis à son âge "une forme de sagesse") :

Si je m’adresse à vous, forces de l’ordre, ce n’est pas pour vous faire la leçon, mais pour vous dire à quel point les politiques policières menées depuis quelques temps vous desservent. Pour que cessent les souffrances et les violences engendrées par une politique inhumaine, de caste, j’en appelle à votre sens de l’honneur. Ne laissez pas un métier honorable devenir pitoyable.
Si je m’adresse à vous dans cette lettre ouverte, ce n’est pas pour vous donner des leçons, mais pour vous dire à quel point les politiques policières menées depuis quelques temps vous desservent.
La population des petites gens, des gens de rien, méprisée par le pouvoir, avait du respect pour vous et croyait en votre devoir de protection.
Ce n’est plus le cas. Les violences, les bavures policières, les mensonges, les manipulations se retournent contre vous et ce que vous devriez représenter.
Nombre de vos camarades épuisé.e.s choisissent le suicide pour échapper à l’inacceptable. Le travail qu’on vous demande d’exécuter est intolérable et inadmissible pour moi et aussi à beaucoup d’autres ! J’ai beaucoup de peine.
Mon grand-père était policier, il m’a appris le respect de la police qui nous protège.
Et, comme je l’ai déjà fait lors de conférences de presse, notamment le 29 avril, alors qu’une chaîne T.V. voulait que je vous enfonce, je veux mettre en avant la réalité du malaise exprimé par beaucoup d’entre vous et pointer les suicides qui déciment vos rangs.
Comment la place Beauvau et le Président ne se posent-ils pas la question du pourquoi de ces situations désespérées ?
Si je lutte aujourd’hui aux côtés des Gilets jaunes, et autres mouvements, c’est pour construire un autre monde que je pense possible : plus humain, plus juste, pour la dignité de toutes et de tous, dans l’espoir d’une vie meilleure. Y compris pour vous, fonctionnaires sous-payé.e.s, faisant de nombreuses heures souvent non récupérées. Vous êtes au bord de l’épuisement et certain.e.s plus du tout dans le discernement des ordres reçus. Ordres que vous avez encore la possibilité de refuser.
Je m’adresse surtout à celles et ceux qui se sentent éclaboussé.e.s par les violences, bavures et mensonges policiers, y compris de leurs supérieur.e.s comme par le refus de l’I.G.P.N. de procéder à de vraies enquêtes permettant des poursuites.
Le résultat : vous êtes tous et toutes amalgamé.e.s à ces pratiques révoltantes à juste titre !
Nous devrions être ensemble, nous respecter.
Comment accepter que ce pouvoir nous jette les un.e.s contre les autres, vous face au peuple ?
Pour que tout cela cesse, les souffrances et les violences engendrées par une politique inhumaine, de caste, j’en appelle à votre sens de l’honneur et des responsabilités ; ne laissez pas un métier honorable devenir pitoyable.
Réagissez !


Voulons-nous que notre police imite la police américaine ? Ho, policiers français, mes frères, réveillez-vous !

lundi 5 août 2019

5 août 2019 : La décroissance ou l'art de vivre


la liberté, pourquoi faire ? Penser et agir librement, sans doute, mais aussi détruire la nature et ravager la planète sans vergogne, et exploiter les autres de façon éhontée.
(Serge Latouche, La décroissance, PUF, 2019)


Comment continuer à vivre de façon démesurée dans notre monde si limité ? J’entendais à la radio récemment qu’on avait consommé dès le mois de juillet toutes les ressources naturelles qui peuvent être produites en une année : nous vivons donc sur nos réserves, ou à crédit. Si toute l’humanité vivait comme un Français, il faudrait trois planètes, comme un Américain, il en faudrait six. Quand tout cela va-t-il s’arrêter avant qu’on ne se tourne vers une catastrophe humaine avec la surpopulation, écologique avec le réchauffement climatique, la pollution généralisée et les montagnes de déchets, sociale avec l’affrontement entre la clique des riches privilégiés et la masse des déshérités ?
Le petit Que sais-je ? de Serge Latouche vient à point pour combler une lacune que nos grands médias n’évoquent que trop rarement, que nos politiques ne signalent que par inadvertance ou pour la dénigrer : le moment n’est-il pas venu de penser la décroissance et de sortir du productivisme à outrance, "entreprise de destruction qui se perpétue sous l’égide de la croissance économique", afin de se réorienter vers une civilisation de la mesure, de la simplicité et de la vertu ? Je sais, ces trois mots sont devenus des "gros" mots aujourd'hui, à éviter... Et pourtant.


Après avoir en introduction défini l’histoire et la signification de la décroissance, l’auteur expose les raisons de sortir de la société de consommation, de la dictature du PIB, il énonce les objectifs d’une décroissance, défi qui n’est ni de droite ni de gauche, avec l’utopie concrète des 8 R ("réévaluer, reconceptualiser, restructurer, relocaliser, redistribuer, réduire, relocaliser, recycler"), et prévoit les écueils et malentendus à dissiper, tout en donnant des pistes pour réussir la transition, afin de réussir à réenchanter le monde, en décolonisant notre imaginaire du consumérisme.

Quelques perles glanées ici et là dans cet essai très dense :
"Alors que toutes les sociétés humaines ont voué un culte justifié à la croissance biologique, seul l’Occident moderne a fait de la croissance abstraite sa religion. l’organisme économique, c’est-à-dire l’organisation de la survie de la société, non pas en symbiose avec la nature, mais dans le cadre d’une exploitation sans vergogne, doit croître indéfiniment, comme doit croître son fétiche, le capital. […] La société de croissance est l’aboutissement de l’économie de production capitaliste ; or celle-ci, […] est fondée sur une triple illimitation : illimitation de la production, et donc des ressources naturelles renouvelables et non renouvelables, illimitation de la consommation, et donc de la création de nouveaux besoins toujours plus artificiels et superflus, et surtout illimitation dans la production des déchets, et donc de la pollution de l’air, de l’eau et de la terre" :
eh bien oui, avouons-le, on ne décroîtra pas sans sortir du capitalisme ravageur... Et tant pis pour Margaret Thatcher et son fameux "There is no alternative".
"La société de croissance […] n’est pas souhaitable pour au moins trois raisons : elle engendre une montée des inégalités et des injustices, elle crée un bien-être largement illusoire, elle ne suscite pas pour les « nantis » eux-mêmes une ambiance conviviale mais bien plutôt constitue pour tous une « anti-société » ou une dissociété malade de sa richesse. […] Pourtant, cette libération n’est pas aussi facile qu’on pourrait le penser, parce que nombre de salariés sont devenus non seulement des drogués de la consommation, mais même des drogués du travail. […] La mondialisation étant ce jeu de massacre planétaire, mettant en concurrence tous les territoires en faveur du moins-disant fiscal, social et environnemental, détruit la base économique et sociale de l’autonomie locale : la paysannerie, l’artisanat, la petite industrie, le négoce indépendant. Elle engendre une uniformisation planétaire qui réduit les cultures au folklore et vide le politique de toute substance au profit de la seule loi du marché."

Et, plus loin cette phrase terrible : "La […] canicule de l’été 2003 qui a réveillé la conscience de certains en a poussé beaucoup d’autres à s’équiper en climatiseurs dont on sait les effets désastreux sur l’environnement." J’avoue avoir frémi à plusieurs reprises dans les rues de Bordeaux en recevant soudain comme une trombe d’air chaud, dont je suis certain qu’il provenait de climatiseurs, notamment de grands magasins, qui renvoient l’air chaud dans la rue. En mars 2017, à Basse-Terre, en Guadeloupe, j’avais ressenti les mêmes effets dans les rues où cet air chaud s’additionnait à celui du soleil plombant pour rendre la marche intenable. Pourquoi faut-il qu’une technique ait si souvent des effets négatifs ? Et on pourrait multiplier les exemples de la technoscience (le smartphone, par exemple, dont les rares effets positifs sont contrebalancés par des effets secondaires nocifs qui sautent aux yeux, à mes yeux en tout cas) qui nous soumet à ses diktats, ceux de la société de marché, qui nous fait "la proie sans défense de la publicité et [de] l’addiction consumériste." Ainsi, dans le film Ceux qui travaillent, vu en avant-première, on voit le fils réclamer à son père la nouvelle version du smartphone, clamer qu'il n'est pas question de diminuer le niveau de vie (quand son père est au chômage) : les jeunes sont encore plus addicts que nous !


L'auteur conclut qu'on en a perdu notre "faculté d’émerveillement devant la beauté du monde qui nous a été donnée, que le productivisme saccage par sa prédation et que le consumérisme s’efforce de détruire par la banalisation marchande." De ce fait, l'art nous sauvera : "l’objecteur de croissance est aussi nécessairement un artiste. Quelqu’un pour qui la jouissance esthétique est une part importante de la joie de vivre. La décroissance doit être un art de vivre, un art de vivre bien, en accord avec le monde, un art de vivre avec art."