Cher intrus, que j‘ai voulu aimer, je t‘épargne. Je te laisse ta seule chance de grandir à mes yeux : je m‘éloigne.
(Colette, La vagabonde)
Aucun lieu ne me rend si présente cette éternelle sensation d'être un intrus − qui remonte à l'enfance − que les grandes réunions, festives ou non. Dès que je crois, à la faveur d'une rencontre, d'un stage, d'une amitié nouvelle, trouver un minimum de communion avec l'Autre, il suffit que je me retrouve dans une fête pour qu'aussitôt l'homme de trop fasse sa réapparition et que, comme Colette, j'éprouve qu'« encore une fois, me voici, comme au début de l'autre année, assise en face de mon feu, de ma solitude, en face de moi-même... »
Dans des réunions ordinaires − et même, autrefois, dans certaines réunions professionnelles − ça ne me gêne pas trop, je me contente de penser : « Mais qu'est-ce que je fous là ? » et je me laisse bien souvent aller à mes songeries intérieures, comme quand j'étais en classe autrefois, en quelque sorte présent-absent dans un cours qui ne m'intéressait pas. Dans les assemblées festives, c'est plus embêtant, il faut faire bonne figure, sourire, être capable de dire un bon mot, jouer la comédie, voire faire le pitre, donner le change. Certains le font très bien, ils sont nés pour s'adonner au grand théâtre du monde. Moi pas. Je l'ai déjà dit, je souffre de cette « douce manie de croire être toujours le sujet de ce que je pense » dont parlait Bachelard. Et très rapidement, je me sens l'intrus, arrivé là par inadvertance, la cadavre dans le placard. Dernièrement, j'ai eu l'occasion deux fois d'avoir cette confirmation, et puis il y a peut-être du nouveau.
Il y eut d'abord, le 7 août, cette grande fête de famille dans l'Aveyron, que j'ai déjà évoquée. Soixante-dix personnes, dont je ne connaissais qu'une quinzaine. Et, en vieillissant, j'ai la plus grande peine à me mettre en mémoire les nouvelles personnes qu'on me présente, particulièrement dans ces occasions : il y en a tant ! Et, de plus, le repas est interminable : j'espérais que je changerais un jour, en vieillissant, et que je finirais par aimer des choses que je n'aimais pas enfant, mais non, les repas interminables, ça me tue toujours autant ! L'intrus que je me suis senti presque aussitôt (même la lecture à haute voix que j'ai donnée m'a fait l'impression d'une intrusion, et comme le héros de Christophe Lemoine, Nulman, j'avais une forte envie de sauter du haut de la terrasse d'où je lisais, et de m'envoler dans le ciel), a trouvé la solution pour rendre la soirée agréable : après avoir goûté rapidement aux mets (en plus, le soir, je n'ai pas l'habitude de beaucoup manger), je me suis transformé en serveur, et je portais de table en table les plateaux, jusqu'à ce qu'ils soient vides, avec un petit mot par ci, un sourire par là... Et, ma foi, la soirée est passée plus vite, j'étais debout, j'étais utile. Je n'avais plus ce sentiment d'être importun, je servais à quelque chose. Je me suis même laissé aller à pousser une chanson lors de la partie récréative qui a suivi vers minuit. Cependant, je ne me suis guère attardé au-delà, je me suis éloigné en catimini pour rejoindre ma couche dans la nuit étoilée. Pourtant, la fête était réussie, néanmoins, je n'ai pas vraiment réussi à m'y intégrer. Les jours suivants, ce fut plus facile, nous étions moins nombreux, la sensation d'être de trop avait disparu.
Le 22 août, il y eut le pique-nique géant organisé lors des Lectures sous l'arbre du Chambon-sur-Lignon. Rapidement nous nous sommes étagés sur les pentes herbeuses ; là aussi, il y avait au moins quatre-vingts personnes et, alors que pendant tout le stage, pendant les lectures de l'après-midi ou des soirées, je me sentais impliqué, voire même fondu dans les divers groupes, parfois beaucoup plus nombreux − mais nous avions alors la même envie, lire ou écouter, un seul cœur parlait, une même âme vibrait − eh bien, très rapidement, je me suis senti de trop, en dépit de la présence de mon fils à mes côtés. Peut-être avais-je l'arrière-pensée qu'à cause de moi, il ne nouerait pas autant de liens que s'il avait été seul, peut-être étais-je trop pris par la beauté du site, par la magie de la nature, le vol des milliers de graines d'épilobes, en tout cas, je me suis dit qu'il fallait que je fasse quelque chose pour me dégager de ce trop. J'ai usé du même stratagème qu'à Brandonnet. Il faisait beau, il faisait soif, je me suis rendu utile, j'ai fait le porteur d'eau, et j'ai bien dû faire le tour de l'assemblée trois ou quatre fois, remplissant les verres ou les gourdes, ou apportant ici ou là, à mes camarades de stage des parts de charcuterie, de fromage ou de gâteau. Mais, comme l'héroïne de Colette, j'avais une forte envie de m'éloigner.
Et, hier au soir, pour le mariage de l'ami Claude, dont je n'avais pas décliné l'invitation − il faut bien reconnaître qu'entre toutes les rencontres festives, les mariages sont souvent les plus grotesques par le cérémonial, les plus ennuyeuses par la durée et les poses, les plus ridicules ou hideuses par les costumes choisis, les plus bruyantes par les concerts imbéciles de klaxons, les plus minables sur le plan musical, les plus insensées par le faste dépensé (quand on sait que ça se termine parfois peu de temps après par un divorce saignant), bref, en règle générale, je les fuis comme la peste − alors que je suis encore dans l'euphorie du stage du Chambon, je n'ai pas eu besoin de mettre la main à la pâte pour éviter de me sentir de trop.
C'était en effet un mariage comme on les voudrait tous : sans chichis, sans prétentions, dans un cadre magnifique, une sorte d'île dans le Marais poitevin, où ils avaient installé des espèces de tivolis du plus bel effet, avec un buffet merveilleux de couleurs et de variété, où on se servait quand on voulait, peu de boissons fortes − et donc pas de ces ivrognes braillards qui défigurent le paysage − et avec de vrais musiciens, contrebasse, guitares, mandoline, synthétiseur. Comment se sentir de trop, là ? Bien sûr, sur les soixante personnes présentes, je n'en connaissais qu'une poignée, et je n'ai pas dû dégager suffisamment de phéromones pour attirer beaucoup de sympathie ou engager un lien qui aurait pu se prolonger. Mais j'étais là pour l'amitié, et ça me suffisait. De plus, Claude a participé lui-même au spectacle, il a chanté Ferré, Brassens, Gainsbourg, Piaf (en duo fort réussi avec Virginie), Bourvil et d'autres avec sa gouaille bien connue. À minuit, il a fait le crieur avec deux amis pour crier les textes souvent décalés, humoristiques, étonnants et parfois poétiques que les invités avaient déposés dans la boîte à criée. Le chanteur Zed Van Traumat (cf son site http://www.zedvan.com/) nous a gratifié de six chansons caustiques, il m'a rappelé un peu Brel, serait-il Belge lui aussi ? Le trio de jazz manouche m'a longuement bercé. Tout de même, n'ayant pas créé un lien qui m'eût entraîné fort avant dans la nuit − Claude et Virginie n'ont pas eu le mauvais goût, si fréquent dans les repas de mariage, de faire des tablées d'âmes esseulées, on se mettait où on voulait, qui sur des fauteuils ou chaises, isolés ou par groupes, qui devant des tables, qui sur des bottes de pailles qui servaient aussi pour regarder et écouter chanteurs et musiciens − je me suis éclipsé peu après la criée, et j'ai regagné ma yourte dans la nuit lunaire bien avant la fin. L'intrus s'est éloigné.
Mais à voir cette organisation festive − une fête de mariage simple, gaie, lumineuse, sortant de l'ordinaire − je n'avais plus besoin de me demander pourquoi j'aime Claude, ni comment il a pu se transformer depuis cinq ans qu'il connaît Virginie. Comme le personnage d'Altesse Royale de Thomas Mann, je crois que c'est parce que « j’aime ceux qui portent en leur cœur la dignité de l’exceptionnel, les marqués, ceux qu’on reconnaît comme étrangers, tous ceux que le peuple regarde d’un air médusé », car il y a un peu de ça chez l'un et chez l'autre, dût leur modestie en souffrir. Oui, il y avait de quoi être médusé : Zed Van Traumat lui-même n'en revenait pas de venir chanter à un mariage !
Et, peut-être, là, n'étais-je pas tout à fait de trop !