Or,
un mauvais homme impuni est horriblement scandaleux, car il encourage
beaucoup d'autres à le suivre sur le chemin de l'impunité.
(Camilo
Castelo Branco, Mystères
de Lisbonne)
Faut
avouer qu'il fallait être un très grand cinéaste pour nous sortir des
flonflons du Sud d'Autant
en emporte le vent.
Ce que Tarantino vient de réussir avec son
Django
unchained
(= sans chaînes). Il imagine qu'en 1858, un chasseur de primes, le
Dr King Schultz, immigrant allemand de fraîche date aux USA – dont
il parle la langue d'une façon un peu précieuse, débarque dans le
Sud des plantations dans le but de débusquer de dangereux repris de
justice. Or, seul un nègre, Django, les connaît et pourrait l'aider
à les identifier. Il le libère donc de ses chaînes (au sens
propre, Django était emmené avec quelques autres esclaves au marché
par des négriers pour être vendu, Schultz abat froidement les négriers), le prend en sympathie, et va
l'aider à retrouver sa femme Broomhilda (déformation de l'allemand
Brünnhilde, nom de la Walkyrie que Siegfried libère dans la
légende), devenue la propriété et une des esclaves-prostituées
dans la plantation d'un certain Candie (Leonardo Di Caprio,
effarant de morgue et de suffisance), grand amateur sadique de nègres musculeux pour alimenter
ses combats de mandingues-gladiateurs et qui jette les combattants
devenus affaiblis et inutiles aux chiens pour être dévorés. Je ne
résumerai pas davantage ce film d'une longueur inusitée (2 h 45).
Je
voudrais d'abord insister sur la mise en scène très classique,
énergique, mature, stylisée (dans les scènes de violence),
cinéphilique (nombreux clins d’œil à des films précédents ou
anciens, notamment au western italien), nourri de références littéraires (la Légende des Niebelungen, aussi bien qu'Alexandre
Dumas, largement cité par Schultz, qui rappelle ses ascendances noires, et dont Monte
Cristo
pourrait bien être la matrice du film), qui laisse sa place à
l'humour (Schultz se dissimule sous l'apparence d'un paisible
arracheur de dents ambulant ; cf aussi les scènes ahurissantes où
tout un village est sidéré de voir passer un nègre à cheval), voire à
la dérision (voir la scène des blancs qui veulent se livrer au
lynchage, affublés de sacs sur la tête, c'est hilarant !). Schultz,
Européen fraîchement débarqué, homme cultivé (il raconte la
légende de Siegfried à Django, pour l'encourager à franchir lui
aussi le rideau de flammes qui le sépare de sa bien-aimée),
découvre la sauvagerie profonde d'une Amérique esclavagiste.
William Faulkner ou Robert Penn Warren, les grands romanciers
sudistes, ne sont pas loin ! Jamais réquisitoire contre
l'esclavagisme ne m'a paru plus fort (voir aussi les romans de la
prix Nobel de littérature Toni Morrison). La tragédie des
sous-hommes (point de vue des blancs du Sud) est ainsi montrée dans
sa cruelle vérité. C'est bouleversant. Et, en même temps, le
raffinement de la société sudiste est saisissant : souper aux
chandelles sophistiqué, avec décorum et belles manières. Mais
derrière tout cela, une violence insoutenable, cachée, une belle
hypocrisie dissimulée sous le vernis d'une façade lisse et proprette.
Alors,
que Django se mue en super-héros, ce qui fait de la fin du film une
happy end tout à fait improbable, cela ne me gêne pas. L'Amérique
n'a pas fini de régler ses comptes : le génocide des Indiens,
la traite des esclaves, les prolos des années 30 (Lucile et moi
venons de visionner récemment le dvd Les
raisins de la colère),
les guerres coloniales, il y a encore du pain sur la planche. Les acteurs sont formidables (à
voir en V. O., évidemment), en particulier Samuel L. Jackson, en
Oncle Tom, collaborateur renégat définitivement passé du côté
des Blancs. Un film roboratif, qui donnera peut-être des idées à
d'autres réalisateurs pour dénoncer les nouveaux esclavages qui,
hélas, ne manquent pas, ici ou ailleurs !