lundi 31 janvier 2022

31 janvier 2022 : ah ! le smartphone 1 !

 

Peu désireuse de voir le téléphone prendre le contrôle de son existence, elle a organisé des plages horaires où elle accepte de décrocher. […] Elle a toujours voulu diriger le cours des événements.

Halldóra Thoroddsen, Double vitrage, trad. Jean-Christophe Salaün, Bleu & Jaune, 2021)


                                    un très beau roman islandais sur le veuvage et le crépuscule de la vie

J’avoue que je suis, avec le téléphone, comme l’héroïne de Double vitrage, je ne le décroche pas forcément pour tout un tas de raisons : par exemple, je suis en train de manger (trois fois par jour quand même) ou de regarder la télévision (c’est plus rare), ou bien je suis en ville et, soit j’ai oublié le téléphone à la maison (parfois volontairement), soit je ne l’entends pas sonner, pris dans le brouhaha des rues, ou bien si je suis chez moi il est dans une pièce éloignée où je l’ai malencontreusement posé et je ne l’entends pas, etc. Bref, je reconnais qu’il est difficile de me téléphoner et de me trouver prêt à répondre. Tant pis pour moi ! Souvent je recommande qu’on m’envoie un sms pour me demander quand on peut m’appeler, pour que je m’y prépare et que je précise bien quand je peux me libérer.

Il faut dire aussi que c’est un instrument auquel je ne me suis jamais habitué. Je n’avais pratiquement jamais téléphoné avant de travailler, mes parents n’avaient pas le téléphone, et moi-même, jusqu’en 1984, je me suis contenté d’avoir le téléphone au travail, pas chez moi. Mais même au travail, j’ai toujours considéré le téléphone comme un outil, certes utile dans certains cas et un outil qui n'apporte guère de plaisir.

Et il m’arrivait de douter de l’utilité d’un tel engin quand, dans les années 90, je recevais un coup de fil de ce collègue de Limoges, un condisciple de l’École des bibliothèques : quand il m’appelait, je ne savais toujours pas au bout d’une demi-heure l’objet de son appel et j’étais obligé de le presser. Je devais être pour lui comme un confesseur ou un psy, il me racontait par le menu sa vie quotidienne de vieux garçon vivant avec ses vieux parents (ils l'avaient eu sur le tard) dont il était le seul enfant, et à cinquante ans, il éprouvait le besoin de s’épancher dans mon giron. Il avait peu ou pas d’amis, et a été ravi que je sois nommé à Poitiers, car ça lui donnait aussi l’occasion de me rappeler quelques souvenirs de l’École, son passage à Paris avait dû être la grande aventure de sa vie !

Aujourd’hui, évidemment, l’ère du smartphone et de l’interconnexion généralisée me laisse de marbre. J’en reconnais certains bienfaits (surtout pour les personnes seules et isolées), mais j’en vois surtout les méfaits (en fait, ça renforce l’isolement), et je ne suis pas près de m’y mettre. Vivre avec cette béquille perpétuelle dans ma poche (ou pire, dans ma main), non merci !

Par contre, si je suis moins épistolier qu’autrefois, je continue à écrire de temps en temps des lettres ; bien sûr, avec ma main beaucoup moins adroite qu’avant mon avc, je les écris de plus en plus avec une machine, l’ordinateur. Mais comme j’ai lu dans le livre d’Emmanuelle Favier, Virginia (Albin Michel, 2019), "La lettre que l’on reçoit apporte l’autre tout chaud qui palpite à l’autre bout et qui est tout entier dans le papier, dans l’encre où a puisé sa plume". C’est quand même autre chose qu’un froid coup de téléphone, même ci celui-ci est agrémenté de la vision de notre ou nos correspondants ! On peut relire une lettre, c’est très rare qu’un coup de fil nous émeuve ou nous donne à penser.

À vrai dire, on a beau m'y inciter, j’ai envie de suivre mon instinct qui me dit en gros caractères : NON AU SMARTPHONE ! Je ne suis pas "comme le sont la plupart des gens [qui ont] peur de suivre [leurs] propres instincts quand ils {vont] à l’encontre de ceux des autres" (Mark Twain, N° 44, le mystérieux étranger, trad. Bernard Hœpffner, Tristam, 2011). D’ailleurs, pendant mes voyages en cargo, j’étais épanoui sans téléphone. Il me semble que le smartphone pour moi me ferait dire, comme André Gide : "On croit que l’on possède et l’on est possédé". 

 

vendredi 28 janvier 2022

28 janvier 2022 : femmes à Cuba


Oui, chère Zé, il y a des hommes bons, des hommes qui éprouvent des sentiments puissants, et qui sont fidèles en amour, loyaux envers leur amour ; même si on nous traite d’idiots.

(Zoé Valdés, Un amour grec, trad. Aymeric Rollet, Arthaud, 2021)



Ne pas croire que je lis toujours des livres difficiles, des romans tortueux, des poèmes abscons, des essais politiques et sociaux, ou des ouvrages sur la condition des plus défavorisés, en particulier des migrants. Il m’arrive aussi de lire des livres légers, des bluettes même, car j’ai toujours aimé les romans d’amour, qu’ils finissent mal ou bien.


Zé, une jeune cubaine de quinze ans, avoue à ses parents qu'elle est enceinte d’un beau mousse grec de la marine marchande qu'elle a rencontré l'a séduite sur le port de La Havane et qui l'a séduite. Mal lui en prend : elle est aussitôt rouée de coups violents par son père Gerardo et sa mère Isabel est blessée en tentant de la protéger. Elles s’enfuient toutes deux et trouvent refuge chez une amie de Zé, Osiris, une prostituée, surnommée "la pute des Grecs" ; elles décident ensemble de partir à Matanzas, chez la tante Adela (sœur d’Isabel) ; là, Zé pourra accoucher discrètement, reprendre ses études et élever son enfant, un garçon nommé Petros. Isabel ne rentrera plus chez elle, elle se met en ménage avec Osiris, et toutes deux restent avec Adela. Élevé par des femmes, Petros deviendra un grand musicien qui fera des tournées internationales. Entretemps, Isabel s’est mariée avec Ignacio qui va considérer Petros comme son fils adoptif ; mais le couple divorce. Devenu célèbre, bien vu par le régime, Petros va permettre à sa mère de voyager et d'aller en Grèce, afin d’essayer de retrouver son amour adolescent qu'elle n'a pu oublier. Les retrouvailles seront décevantes, mais Zé, malgré son âge (49 ans), va trouver en Grèce un nouvel amour, Arsen, un homme bon qui lui dit la phrase citée en exergue.

Les femmes sont au centre de ce nouveau roman de Zoé Valdés, Un amour grec. La difficulté des couples dans un pays resté très macho malgré la révolution, la sororité et la maternité sont au cœur d'un parcours féminin tissé de violences, de déchirements et d'abandons. L’auteure n’est pas tendre envers son ancien pays, les difficultés d’y vivre dans la quotidienneté et le contexte politique parfois pesant (la scène pour que Zé obtienne son passeport) ; tout y rend la vie compliquée aux femmes, aussi bien mariées que célibataires, lesbiennes, prostituées, elles se battent comme elles peuvent et c’est ce qui donne un aspect réaliste à ce qui, à première vue, pourrait passer pour une histoire publiée dans Nous deux.

 

jeudi 27 janvier 2022

27 janvier 2022 : du roman biographique 2 : Virginia Woolf

 

Elle compte les heures, dans le paradoxe du temps ressenti qui fait de tout séjour une éternité et un instant.

(Emmanuelle Favier, Virginia, Albin Michel, 2019)


Décidément, après avoir lu le récit de quelques années de la vie de George Sand racontées de façon romanesque dans mon feuilleton précédent, voici qu'Emmanuelle Favier me propose un projet de même nature à propos de la jeunesse de Virginia Woolf, avant qu'elle ne devienne écrivaine. Elle s’appuie également sur les données que l’auteure a laissées dans ses journaux et dans sa correspondance. Née en 1882 dans une famille victorienne recomposée : le père, Leslie Stephen, veuf nanti d’une fille, a épousé en secondes noces une veuve, Julia Duckworth, qui a déjà deux garçons.Ensemble, ils auront quatre enfants.

Emmanuelle Favier choisit de nous raconter l’aventure de la jeune Virginia en quelque sorte de l’intérieur. Nous voyons tout d’abord la petite fille victorienne, dans cette curieuse famille où le père, professeur, écrivain et biographe (il dirige le monumental Dictionary of national biography), est une sommité du monde artistique et littéraire, qu'il reçoit volontiers, et la mère s’occupe de bonnes œuvres de charité. Nous découvrons des êtres vivants, très variés, parfois étranges (comme la fille aînée de Leslie, Laura, handicapée mentale qui finira par être internée) ou malsains (comme les deux demi-frères, corsetés pat l’éducation victorienne, et qui abuseront de leurs jeunes demi-sœurs). Virginia, surnommée Miss Jan, a du mal à trouver sa place au sein de la famille où les filles sont privées d’éducation à l’extérieur, au contraire des garçons envoyés dans les écoles et universités les plus prestigieuses. Virginia est drôle et pleine d’humour, elle comprend vite et, heureusement, peut lire tout ce qu’elle veut dans la prestigieuse bibliothèque de son père.

Elle va devoir trouver toute seule "le pouvoir d'être soi" pour s’affranchir peu à peu des injonctions sexistes et du corset victoriens. Peu à peu, elle réfléchit sur la place de son sexe dans la société, admirera son frère Thoby et ses camarades étudiants, s’immiscera dans leurs réunions et conversations, se mettra au grec pour lire les tragiques grecs ou Thucydide dans le texte. Et enfin, grâce à sa sœur Vanessa, elle s’initiera à l’art de son époque et s’intéressera aux impressionnistes. Puis elle commencera à écrire avec ses frères et sœur dans le journal fait à la maison, puis à proposer des recensions de livres dans la presse et voir ainsi qu’elle pourrait devenir autonome financièrement.

Sa mère meurt en 1895 alors que Virginia n’a que treize ans. C’est la fin de l’enfance et des précieuses vacances en bord de mer (dont elle se souviendra dans son roman La promenade au phare) ; elle fait une grave dépression qui lui ouvre des perspectives sur la folie : "De handicapé le cousin de trente ans a revêtu le statut plus enviable de fou. Folie qu’il faut tenir à distance coûte que coûte, bien qu’elle lui apparaisse parfois comme la seule façon valable de voir le monde, bien qu’il soit incroyable qu’il n’y ait pas plus de monde dans les asiles". L’adolescence est difficile, sous la coupe d’un père frustré et autoritaire. Quand il meurt en 1904 après une longue maladie qui interpelle la jeune femme ("il ne peut pas vivre comme cela, ce ne sont pas des façons de traiter la vieillesse"), Virginia sait qu’elle sera écrivain et pourra s'autoriser à devenir un des grands de la littérature anglaise : "Elle sait que c’est le roman qui puise dans sa poitrine, mais pas n’importe quel roman. Le roman qui dit ce que les gens ne disent pas, qui dit les interstices de silence et les doutes".

Emmanuelle Favier nous plonge dans l’intériorité de la jeune Virginia, dans la construction de son identité, ce qui n’a pas dû être simple, et dans émancipation féminine. Le lecteur d’aujourd’hui, pour peu qu’il soit comme moi passionné par les nombreux livres de l’écrivaine (romans et nouvelles, essais, journaux, correspondance : "La lettre que l’on reçoit apporte l’autre tout chaud qui palpite à l’autre bout et qui est tout entier dans la papier, dans l’encre où a puisé sa plume"), lit ce roman-biographie avec passion.

 

mercredi 26 janvier 2022

26 janvier 2022 : du roman biographique 1 : George Sand

 

Alexandre était lucide sur son état. Il aurait bien voulu pouvoir parler de sa mort. Pour George, il allait guérir, il ne pouvait que guérir. Et il se demanda alors si elle y croyait vraiment ou si elle pensait pouvoir le leurrer en niant l’évidence.

(Marie-France Lavalade, George et Alexandre : portrait de George Sand, L’Harmattan,2017)


Décembre 2021. Il y a cent soixante-douze ans que George Sand rencontre à Nohant celui qui fut son plus grand amour, certainement. Dans ce havre de campagne où elle se réfugie pour fuir le Paris littéraire mais aussi les désillusions de la Révolution de 1848, George a quarante-six ans. Elle a deux enfants, un garçon, Maurice, artiste, son préféré, et une fille, Solange, qui n’a cessé de la décevoir et avec qui la tension règne. Solange est capricieuse, elle aime le luxe et la vie parisienne, mais vient de temps en temps à Nohant pour tenter de renouer avec sa mère.

George Sand écrit, beaucoup ("Moi, j’écris trop, et trop vite ! Je n’ai pas le temps d’approfondir. Je glisse à la surface des choses. Je décris bien, je l’espère, ce que je vois, et j’essaie de défendre mes idées. En dehors de ça, je suis un tâcheron, une usine à prose qui gagne sa vie avec sa plume. Certains de mes livres sont bons. La plupart sont simplement plaisants, cela ne fait rien…"), il lui faut entretenir Nohant, ses enfants et ses nombreux invités, parmi lesquels des écrivains et des artistes. Car elle a besoin de plaire, d'être aimée d'hommes plus jeunes qu’elle. Et voilà que débarque une jeune graveur, ami de son fils Maurice : Alexandre Manceau, trente et un ans. Il est subjugué, et il va être le compagnon idéal qui la comprend, l’aime, la soigne, copie ou recopie ses manuscrits, l’accompagne à Paris où elle passe trois ou quatre mois en hiver, va au théâtre avec elle et y emmène parfois son personnel de maison : "Nous avons fait scandale, Jean, Solange [serviteurs de George Sand] et moi. On nous regardait par en-dessous, on pinçait les lèvres d’un air dégoûté, certains m’ont salué en prenant bien soin de ne pas voir mes compagnons Et oui, au 19ème siècle, 70 ans après la prise de la Bastille, rien n’a changé, finalement !" .

Pour lui, elle abandonne ses soupirants, platoniques ou non. C’est une femme libre. Manceau n’est de toute façon pas jaloux. Les amis vont et viennent. Seul Manceau va rester en permanence  dans cet écrin de charme qu’est la maison de Nohant, où George Sand ne cesse d’embellir le jardin. On y pratique la chasse aux papillons (dont on fait collection), on s’intéresse à la minéralogie (idem), aux sciences, on regarde les étoiles. George fait jouer sur place ses nouvelles pièces qu’elle écrit la nuit, et tout le monde, famille, amis, serviteurs jouent les différents rôles : George est la bonté même. L’auditoire est composé des amis présents, de familles des environs, souvent paysannes, mais aussi de notables. Puis Maurice invente des marionnettes et compose des pièces pour ces dernières. Manceau fait le régisseur, le metteur en scène, le décorateur, l'acteur, avec talent. George Sand refait les scènes imparfaites ou ennuyeuses avant d’envoyer les manuscrits aux directeurs de théâtre parisiens. On fait aussi de la lecture à haute voix de Victor Hugo, Fenimore Cooper, Théophile Gautier, Eugène Sue, les deux Dumas (le père et le fils), Shakespeare : "Mais lire ! Lire à perdre haleine, se plonger infiniment, délicieusement, dans les textes des autres…". Bref, on ne s’ennuie pas à Nohant.

Les promenades dans la région, les baignades s’ajoutent aux divertissements nocturnes. Manceau apporte à George sinon l’amour, une attention, une amitié et un réconfort inégalés. Tous deux resteront ensemble jusqu’à la mort du graveur en 1864, et George Sand lui rendra bien l’accompagnement et les soins qu’il avait su lui prodiguer quand elle était malade. Elle lui survécut douze ans.



Avec George et Alexandre : portrait de George Sand, (L’Harmattan,2017), Marie-France Lavalade a écrit un roman biographique fondé sur les mémoires de George Sand, sa correspondance nombreuse, ses carnets et agendas. L'auteure a incroyablement retracé en détail l’ambiance de Nohant, les étés palpitants, les soucis avec Solange, les péripéties de mariage de Maurice, les petits drames familiaux, et aussi les relations sociales. Et on sent ce qu’est un grand amour mâtiné d’amitié, d’admiration et de tendresse. On croit voir les scènes au jour le jour. Le livre fait plus de quatre cents pages grand format. C’est dire qu’il faut prendre son temps. J’ai mis trois semaines à m’imprégner de ces pages, tout en lisant d’autres livres en parallèle : plaisir de la lecture. George Sand m’a paru grandie de cette lecture. Un livre roboratif.

 


lundi 24 janvier 2022

24 janvier 2022 : le poème du mois : Anjela Duval

 

Comment pouvaient-ils accepter d’être les jouets de quelques manipulateurs qui, « à coups de pub », leur faisaient avaler n’importe quoi en guise de bonheur ?

(Christian Spitz, T’as un problème, Max ?, J’ai lu, 1998)



De mon passage en Bretagne, j’ai rapporté ce poème d’une poétesse bretonne bretonnante, c’est-à-dire, écrivant en breton, et qui m’a bien plu, avec ses allures de complainte et d'enracinement, ici en traduction française :



                L’amour de la vie


En mon cœur est ma blessure,

Depuis ma jeunesse y est gravée,

Car hélas, celui que j’aimais

Ce que j’aime n’aimait pas.

Lui n’aimait que la ville,

La grande mer et les lointains,

Je n’aimais que la campagne,

Beauté des campagnes de Bretagne.


Entre deux amours il me fallut choisi

Amour-patrie, amour de l’homme ;

À mon pays j’ai offert ma vie,

Et s’en est allé celui que j’aimais.

Depuis, jamais ne l’ai revu,

Jamais connu de ses nouvelles.

En mon cœur saigne la blessure

Car ce que j’aime, il n’aimait pas.


Chacun sa destinée doit vivre,

Ainsi en ce monde en est-il.

Meurtri, certes, fut mon cœur.

Mais ce que j’aime, il n’aimait pas.

À lui, honneurs et richesse,

À moi mépris et humble vie.

Mais je n’échangerai contre nul trésor

Mon pays, ma langue et ma liberté.



(Anjela Duval, Oberenn glok (œuvre complète), Mignoned Anjela, 2000)

 

dimanche 23 janvier 2022

23 janvier 2022 : chanson du mois : STROMAE

Hamm : Il y a des jours comme ça, on n’est pas en verve.

(Samuel Beckett, Fin de partie, Minuit, 2019)


Après avoir vu Ouistreham, le beau film sur les agents d’entretien, je me dois de dire un grand merci à Stromae pour cette chanson qui me prouve que ce jour-là, il était en verve pour écrire et composer cette chanson que je trouve magnifique : on peut l'écouter ici et lire les paroles :

https://www.youtube.com/watch?v=js93E3OrQY8

ou sur

https://www.youtube.com/watch?v=CW7gfrTlr0Y


Santé (à ceux qui n’en ont pas)

Stromae

À ceux qui n'en ont pas
À ceux qui n'en ont pas

Rosa, rosa
Quand on fout le bordel, tu nettoies
Et toi, Albert
Quand on trinque, tu ramasses les verres
Céline, bataire
Toi, tu t'prends des vestes au vestiaire
Arlette, arrête
Toi la fête tu la passes aux toilettes

Et si on célébrait ceux qui ne célèbrent pas
Pour une fois, j'aimerais lever mon verre à ceux qui n'en ont pas
À ceux qui n'en ont pas

Quoi les bonnes manières?
Pourquoi j'f'rais semblant?
Toute façon elle est payée pour le faire
Tu t'prends pour ma mère?
Dans une heure j'reviens, qu'ce soit propre
Qu'on puisse y manger par terre
Trois heures que j'attends, franchement
Il les fabrique ou quoi?
Heureusement qu'c'est que deux verres
Appelle-moi ton responsable
Et fais vite, elle pourrait se finir comme ça ta carrière

Oui, célébrons ceux qui ne célèbrent pas
Encore une fois, j'aimerais lever mon verre à ceux qui n'en ont pas
À ceux qui n'en ont pas

À ceux qui n'en ont pas

Frotter, frotter
Mieux vaut ne pas s'y
Frotter, frotter
Si tu n'me connais pas
Brosser, brosser
Tu pourras toujours te
Brosser, brosser
Si tu ne me respectes pas

Oui, célébrons ceux qui ne célèbrent pas
Encore une fois, j'aimerais lever mon verre à ceux qui n'en ont pas
À ceux qui n'en ont pas

Pilotes d'avion ou infirmières
Chauffeurs de camion, hôtesses de l'air
Boulangers ou marins-pêcheurs
Un verre aux champions des pires horaires
Aux jeunes parents bercés par les pleurs
Aux insomniaques de profession
Et tous ceux qui souffrent de peines de cœur
Qui n'ont pas le cœur aux célébrations

Qui n'ont pas le cœur aux célébrations

Qui n'ont pas le cœur aux célébrations

 

                                                                                    Et, en plus, il est beau !

vendredi 7 janvier 2022

7 janvier 2022 : bilan de 2021

 

J'anéantis les signes des prophètes de mensonge, Et je proclame insensés les devins ; Je fais reculer les sages, Et je tourne leur science en folie.

(Bible, Ésaïe, 44,25, trad. Louis Second)



Le commandant du cargo nommé covid (moi) se porte bien, il a a reçu en renfort un nouveau passager (Pierryl, le compagnon de Lucile) le 29 décembre et nous avons été contraints de changer à nouveau les projets : Lucile a reculé de huit jours son départ vers l’Angleterre où ils repartiront ensemble. Mon confinement-isolement aura donc duré deux semaines et cinq jours, jusqu’à leur départ samedi 8 janvier.

Ça m’a fait réfléchir sur cette maladie, ça m’a rendu plus tolérant (contrairement à notre président qui, comme un gamin, se permet d’insulter vulgairement une partie de la population). Alors qu’il aurait dû penser, comme moi, que, face à la vaccination, il y a eu trois positions :

- les pro-vaccins purs et durs, ceux qui détiennent la vérité, intolérants (comme tous ceux qui détiennent la vérité, cf les religieux de toute sorte) et avec qui il est difficile de discuter et qui ont vite fait d’accuser les anti d’incivisme, de danger pour les autres et pour eux-mêmes.

- les anti-vaccins purs et durs, qui ont leurs raisons, que les premiers n’arrivent pas à convaincre, et qui peuvent se montrer aussi durs que les pro, qu’ils accusent de tous les maux, de soumission aux diktats du pouvoir et des médias, dé véhiculer la peur à grande échelle, ce en quoi ils n’ont pas tout à fait tort.

les innombrables vaccinés à contre-cœur (ceux qui ne veulent pas perdre leur travail, ceux qui, comme moi, veulent continuer à mener une vie à peu près normale), qui sont certainement les plus nombreux. Ils peinent à faire entendre la voix de la tolérance, et souvent se trouvent pris entre deux feux. Je vois très bien que la stratégie tout-vaccin a ses limites (autour de moi, tous les nouveaux contaminés que je vois sont vaccinés), qu’accuser les non-vaccinés d’engorger les hôpitaux me paraît déraisonnable (je ne crois pas une seconde aux statistiques officielles), que diaboliser toute une population est contre-productif et l’a toujours été dans l’Histoire.

Personnellement, je préfère ne plus parler de la pandémie, tant la mauvaise foi l’emporte de tous côtés. Je continuerai à fréquenter des non-vaccinés, à les aider dans la mesure de mes moyens contre les intolérants qui les menacent : c’est dire que le plus intolérant de tous, celui qui a tous les médias à sa botte et le pouvoir « d’emmerder les non-vaccinés » (à croire qu’il a des actions de Pfizer), n’aura ma voix ni au premier ni au second tour. J’espère même que les anti-passe continueront à manifester ; depuis le début, je suis contre le passe sanitaire obligatoire, je fais partie des 1 million deux cent cinquante mille personnes qui ont signé la pétition contre le passe vaccinal, je laisse pousser ma barbe en signe de protestation, et ne me sentirai vraiment libre que lorsque ce sésame aura disparu définitivement de la circulation.

                                                                            Dessin de Karak
 

Il est vrai que sans le covid, que s’est-il passé cette année en ce qui me concerne ?

J’ai cessé de lire la grande presse (presque toute aux mains de nos milliardaires, bien souvent marchands d'armes), de regarder les infos télévisuelles (idem), d’écouter presque la radio, à force d’y entendre ressasser sans cesse des chiffres alarmants, des conseils se disant sanitaires. J’avais besoin d’air frais. Je ne l’ai trouvé que dans des revues et magazines indépendants, un peu rebelles et critiques, sans publicité, qui ne se contentent pas de rabâcher la propagande gouvernementale, tels que Siné mensuel, Fakir, La décroissance, L’âge de faire, Réforme...

Je n’ai fait que 2500 km à vélo, mais j’ai beaucoup marché et fait des exercices physiques chez le kiné. J’ai continué à lire beaucoup (des livres en provenance de 37 pays différents), achevé l’année sur un coup de maître, le prix Goncourt, et participé au Comité de lecture de la Bibliothèque de quartier de Bordeaux-Lac. J’ai vu près d’une centaine de films à L’Utopia, malgré la fermeture pendant plusieurs mois et les conditions de visionnement difficiles ensuite (masque obligatoire). Je suis allé avec plaisir aux festivals de cinéma de La Rochelle, Venise, Montpellier et Pessac. Je suis allé un peu au théâtre. J’ai continué à fréquenter mes amis vaccinés ou non, certains sont décédés (les plus anciens en âge, davantage de solitude affective que du covid) et j’ai pu organiser deux boucles pour rendre visite à ceux et celles que j’avais peu (ou pas) vus ces deux dernières années. J’essaierai d’aller voir les non-vus qui me restent cette année.

Bref, j’ai vécu, malgré les petits incidents de santé qui, somme toute, sont normaux à mon âge. On verra pour cette année 2022. Souhaitons-nous à toutes et tous (je n’arrive pas à écrire tou.s.tes que je trouve illisible) la vie la plus normale possible, compte tenu de nos âges et de nos capacités.

 

mardi 4 janvier 2022

4 janvier 2022 : un roman-labyrinthe

 

Te voici devenue ma meilleure imposture

(Jean Marcenac, Le cavalier de coupe, Gallimard, 1945)


Lucile m’a offert pour mon anniversaire le prix Goncourt : La plus secrète mémoire des hommes, de Mohamed Mbougar Sarr, dont j’avais déjà lu et apprécié De purs hommes en 2019 (voir mon blog du 17 juillet cette année-là). Ce roman-ci est plus ambitieux et c’est un des quatre ou cinq "grands" prix Goncourt que j’ai lus. Il est vrai que je n’en ai lu qu’une vingtaine au total, tant beaucoup de livres moyens ou médiocres ont été primés.

Le narrateur principal, Diégane Faye, est un jeune écrivain sénégalais, auteur d’un premier roman, Anatomie du vide, publié à Paris et vendu à 79 exemplaires. Mais il est considéré comme un écrivain francophone prometteur par la critique. Dans le ghetto parisien des écrivains d’Afrique noire, il réapprend l’existence d’un écrivain sénégalais qui, en 1938, a publié un roman aussi bien célébré que maudit, Le labyrinthe de l’inhumain : en effet, son auteur, T. C. Elimane, a disparu complètement de la circulation après avoir été accusé de plagiat.

Dans sa quête, Diégane rencontre une romancière d’origine sénégalaise Siga D., qui connaît bien des choses sur Elimane : le drame de sa naissance et les raisons secrètes de sa disparition. Siga n’est autre qu’une cousine d’Elimane. Elle possède un exemplaire du Labyrinthe de l’inhumain, le prête à Diégane (qui ne se sépare plus de ce roman qu’il admire et qui lui propose une autre conception de la littérature) et lui dit peu à peu ce qu’elle sait de lui. Elle a rencontré la journaliste Brigitte Bollème qui avait enquêté sur le mystérieux écrivain et publié en 1948 un article : Qui était vraiment le Rimbaud nègre ? Odyssée d’un fantôme. Elle prétendait soupçonner Elimane d’être à l’origine des morts suspectes de tous les critiques lui ayant été défavorables. Elle a rencontré aussi une poétesse haïtienne qui fut sa maîtresse en Argentine. Mais personne ne savait exactement ce qu’Elimane était venu faire en Amérique du sud.

Diégane se lance à son tour sur ses traces. Utilisant les renseignements fournis par Siga D, il finit par aboutir au Sénégal, où il retrouve les derniers pas de son idole, hélas mort depuis un an. C’est une des marâtres d’Elimane qui lui raconte les dernières années de ce dernier. Revenu dans son village natal, il a laissé en mourant une lettre pour "l’homme" qui doit venir, ainsi que le début d’un autre manuscrit. Diégane comprend que c’est pour lui.

C’est un roman extraordinairement complexe, mais virtuose aussi. Les personnages sont nombreux, les différents épisodes, découverts dans le désordre chronologique au fil de l’enquête de Diégane, se déroulent du début du XXème siècle jusqu’à notre époque. Le livre change souvent de narrateur ou narratrice, car les nombreuses personnes qui ont connu Elimane racontent tour à tour, souvent à une tierce personne, qui raconte à Diégane. Ainsi apparaît un portrait toujours inachevé du mystérieux écrivain. Après les accusations de plagiat parues dans la presse, il s’est effacé. Quand la guerre arrive, il reste discret puis s’engage dans la Résistance. S’il parcourt l’Amérique latine après 1949, c’est à la recherche du Mal absolu, l’officier nazi qui a envoyé l’éditeur juif du Labyrinthe de l’inhumain dans les camps de la Mort.

L’écriture est somptueuse, avec de temps en temps un mot rare ; c’est une jouissance de lecture, à condition de rester très attentif aux tenants et aboutissants de l’intrigue. Mais c’est aussi une réflexion sur les pouvoirs de la littérature, un hommage à quelques écrivains éclatants (Ernesto Sabato, Witold Gombrowicz, Yambo Ouologuem, auteur en 1968 du fameux Devoir de violence, qui semble avoir servi de modèle pour créer Elimane) : on ne parle que de livres, beaucoup de personnages sont des écrivains, le narrateur détaille son rapport à la littérature, sa façon de lire les textes, de les rejeter ou de les admirer : "n’essaie jamais de dire de quoi parle un grand livre. Ou, si tu le fais, voici la seule réponse possible : rien. Un grand livre ne parle jamais que de rien, et pourtant tout y est".

Le roman est ainsi une quête, non seulement à propos d’un livre mythique, mais aussi une quête de soi, à travers l’histoire douloureuse de la colonisation, du choix de la langue pour écrire, une quête parfois aux limites du fantastique, avec la magie de l’écriture, du conte, dans la recherche d’une vérité toujours incomplète, où le lecteur comme l’auteur perd ses illusions et finit par se demander : "écrire, ne pas écrire". Mohamed Mbougar Sarr a-t-il réalisé le rêve de tout écrivain francophone d’origine africaine : "l’adoubement du milieu littéraire français (qu’il est toujours bon, dans sa posture, de railler et conchier). C’est notre honte, mais c’est aussi notre gloire fantasmée ; notre servitude et l’illusion empoisonnée de notre élévation symbolique", dans ce roman qui réfléchit à haute voix sur la littérature ?

En tout cas, ça m’a passionné. J’ai pensé à Cent ans de solitude, c’est dire si la barre était placée à une grande hauteur !