samedi 31 décembre 2011

31 décembre 2011 : des vœux

Avoir confiance est une vertu. La faiblesse engendre la méfiance.
(Gandhi, Mohandas Karamchand, La Jeune Inde, 31 décembre 1919)

Mon deuxième tiers de siècle vient de s'achever. Comme vous le savez, ça ne me gêne pas du tout de me cataloguer comme « vieux ». Si quelqu'un croit m'injurier en me décernant ce qualificatif, c'est me faire un mauvais procès : je n'ai pas envie d'aller dans le sens du jeunisme ambiant. J'ai été jeune, par certains aspects, je le suis encore (intérieurement et extérieurement), mais je sais que j'ai atteint un certain âge, comme on disait autrefois, qui m'interdit tout de même pas mal de ce qui est réservé aux jeunes. Et c'est normal !
Je n'oublie pas aujourd'hui que Claire aurait fêté ses soixante ans, et elle continue à m'accompagner au fil des jours, à mes côtés, et je mesure à quel point elle me manque, par exemple pour la préparation de mes voyages. Je suis si maladroit, et bientôt je serai condamné exclusivement aux voyages organisés, tant l'organisation par moi-même me pose des problèmes. Mais ce n'est pas grave. J'espère, malgré les difficultés que j'ai d'obtenir le visa américain, faire ce tour du monde, avec un nouveau retard, sans doute sur mars-avril-mai. Un voyage que je fais pour Claire autant que pour moi. Un voyage intérieur.
J'ai donc déménagé et habite maintenant à Bordeaux, mais je continuerai vraisemblablement à vagabonder pour alimenter ma vie intérieure et pour resserrer les liens familiaux (mes enfants sont loin et j'ai besoin aussi de ma très nombreuse parentèle), amicaux (là, je me disperse sur toute la France, ou presque, voire à l'étranger) et associatifs. Une part importante de mon cœur est restée à Poitiers et dans le Poitou. 


 
C'est vrai que cette année, je n'ai pas fait de cyclo-lecture : mon emploi du temps et mes vagabondages ne s'y sont pas prêtés, la préparation de mon déménagement ayant pris quand même une part importante de l'année. Toutefois j'ai fait par-ci par-là quelques lectures à voix haute, sans parler d'un stage complémentaire pour m'améliorer et fréquenter d'autres lecteurs. Je suis allé en Pologne (merci Marcin et Grazyna), à Saint-Petersbourg, à Venise. Je suis retourné au festival de La Rochelle en juillet (merci Yolande et Marc), j'ai de nouveau vécu les grandes réunions de famille dans l'Aveyron (merci à Dédé et à Jean) dans les Landes (merci à Anne-Marie et Josué) et un beau Noël à Toulouse (merci Anne et Alain). J'ai fait plusieurs séjours à Paris (merci Claire et François). Et si j'ai paru négliger quelques amis, qu'ils ne m'en veuillent pas : je les reverrai l'an prochain.
J'ai continué à faire chambre d'hôte (pour compenser sans doute le fait d'être si souvent reçu chez les uns et chez les autres), et reçu régulièrement Anne, mon Américaine, et des couch-surfers polonais et ukrainiens au mois de juillet. Eh oui, je suis devenu un adepte de cette nouvelle façon de se rencontrer : quelquefois, la mondialisation a du bon, et le couch-surfing en est une preuve.
J'ai écrit, surtout des poèmes, et mon blog (mais mes lecteurs attentifs auront constaté que j'y ai beaucoup moins écrit qu'en 2010 !) et peu à peu mes autres manuscrits avancent, je ne désespère pas de publier de nouveau en 2012 : j'ai envie de m'étonner moi-même autant que de vous étonner ! J'ai beaucoup lu aussi, avec enthousiasme souvent, et me suis même offert une "liseuse" pour emporter une bibliothèque portative (et légère) sur le cargo.
Je voudrais remercier ici, outre mes amis et la parentèle, mes deux enfants qui m'ont entouré, soutenu, béquillé parfois. Je sais que, pour eux aussi, les temps sont durs et la solitude grande, que ce soit dans le Lyonnais ou en Afrique centrale. Je pense fortement à eux, et j'essaie de rester digne de leur affection.
Je souhaite que pour 2012 – année électorale, mais, écoutons encore Gandhi : "Nous avons le gouvernement que nous méritons. Lorsque nous serons meilleurs, le gouvernement le sera aussi" – il me semble que nous devons œuvrer, chacun à notre façon, à devenir meilleurs, pour faire en sorte que nos gouvernants le soient aussi. Voilà mon vœu principal pour l'année en cours.
Bonne année à tous !

mardi 13 décembre 2011

13 décembre 2011 : méditer

Car que faire en un gîte, à moins que l'on ne songe?
(La Fontaine, Le lièvre et les grenouilles)

Il pleut. Je suis terré dans mon gîte, dans mon bientôt bunker puisqu'on va nous installer une clôture hermétique (il ne nous manquera bientôt que les miradors et les sentinelles et les chiens dressés) ; comment ferons-nous pour en sortir en cas de panne électrique ? Mystère. Et, comme le lièvre de La Fontaine, je médite en ce gîte, n'ayant rien d'autre à faire. Bien sûr, je n'ai pas encore fait toutes les démarches nécessaires à mon installation, sur le plan administratif. Sans la pluie, je serais allé cet après-midi à la Préfecture retirer les papiers pour le changement de carte grise, ça attendra mon retour le 23 décembre (tiens, jour de mon anniversaire, soixante-six ans, j'en reviens à peine d'avoir atteint un tel âge), puisque je pars demain pour un périple qui me fera passer par Paris, Lyon et Poitiers.
Et je lis. Je lis beaucoup, des choses très variées, car, curieusement, plus j'ai lu, plus mon champ de lectures s'est élargi vers des auteurs, des thèmes, des sujets sur qui je n'aurais pas jeté les yeux autrefois. Et je lis aussi parce que ça me permet de méditer, de songer en mon gîte, et... d'écrire aussi. Ça me nourrit, ça me sustente, ça attise mes joies et mes colères, ça me fait réfléchir sur ma vie, et sur la vie, sur la vieillesse qui approche, sur le temps. Sans être prisonnier comme les détenus dont parle Michèle Sales dans son formidable livre La grande maison, j'en sais beaucoup moi aussi sur le temps : "comment le rétrécir, comment l'allonger, comment l'oublier, ne pas le subir, mais le dresser, le dominer. C'est une question de survie", dit-elle. D'une certaine façon, nous, retraités, devons aussi notre survie à cette conquête du temps. On réapprend la lenteur, comme autrefois : "On marchait lentement. Tout, d'ailleurs était lent, quoique sans jamais paraître hésiter", ainsi que le rappelle Gil Jouanard, dans Jours sans événements. Car nous sommes arrivés aussi à un âge où nous devons créer l'événement. Il pourrait ne plus se passer rien. Il peut aussi se passer beaucoup de choses.

Le 11 juillet 1965, Alejandra Pizarnik rapporte dans son Journal (encore un maître-livre) : "Je me demande comment font les autres pour supporter le fait de vivre". Oui, parfois, on se le demande. Elle avait précédemment écrit (le 11 septembre 1964) : "Détresse. Peut-on se suffire à soi-même ? Peut-être que oui, si les désirs se taisent, si les passions s'endorment". C'était encore une jeune femme, tourmentée par l'existence et le sens qu'elle n'arrivait pas à lui trouver. J'ai déjà écrit hier que, oui, on doit savoir mettre en sommeil ses passions et ses désirs, du moins à partir d'un certain âge (et, en tout cas, à tout âge, les maîtriser). Se rappeler que certes, nous vivons peut-être dans notre propre prison mentale, mais que cela n'a rien de commun avec la détresse des misérables du tiers et du quart-monde qui, comme les détenus de Michèle Sales, "n'ont rien, ou si peu de choses à eux".
J'ai la chance de n'avoir pas rien, d'être un homme curieux, et pas seulement de livres. Je m'intéresse à la géographie (d'où mon prochain tour du monde, je veux savoir à quoi ressemble les divers océans par exemple) ; à la sociologie, et particulièrement aux exclus de toute sorte (moi qui ai dû conquérir la culture « bourgeoise », alors que j'aurais pu en être écarté, je suis toujours pantois quand je vois un illettré) ; à la psychologie (et je puis constater que les êtres humains sont partout les mêmes, à vouloir avant tout dominer les autres, et quand ils sont dominés, à se moquer des dominants) ; à la politique, même si je ressemble à l'idéaliste héros de José María Arguedas, dans son roman qui vient juste d'être traduit, El Sexto ("Tu es un rêveur, Gabriel. Tu n'apprendras jamais à faire de la politique. Tu as de l'estime pour les personnes, pas pour les principes") ; à l'économie, et je suis bien obligé de constater que rien n'a changé depuis le XIXe siècle (je lis en effet dans le superbe livre d'un prolétaire, Norbert Truquin, écrit vers 1880, Mémoires et aventures d'un prolétaire à travers la révolution : "Les financiers ne voient de patrie que dans leur caisse, et ils sont toujours prêts à soutenir ceux qu'ils croient capables de la remplir" et "qu'importe aux spéculateurs ? Il suffit que leurs affaires marchent. Le gouvernement remplissait assez bien leurs vues : il contractait fréquemment des emprunts qui leur rapportaient de gros bénéfices, mais allégeaient d'autant l'estomac des travailleurs par les impôts indirects" : ne croirait-on pas lire le monde d'aujourd'hui ?) ; à l'histoire aussi, et là encore, Norbert Truquin nous montre qu'il avait prévu avec quatre-vingts ans d'avance la crise de 1929 et ses conséquences, et peut-être, ce que je ne souhaite pas, notre crise actuelle : "Avec une production moindre, comment fera-t-on pour maintenir sur pied cette grande administration et cette armée formidable ? Les chômeurs deviendront gênants pour les spéculateurs. Ne trouveront-ils d'autre moyen, pour résoudre la question sociale, que de faire exterminer mutuellement leurs concitoyens dans chaque pays et de transformer l'Europe en un vaste cimetière ?" ; au jardinage (et un de mes plus grands regrets de quitter Poitiers est d'avoir abandonné l'expérience du jardin associatif, qui montre à quel point l'association nous ouvre des portes que l'individualisme effréné a fermées à triple tour) ; au ciel et à ses diverses facettes du jour et de la nuit, qui m'inspirent de nombreux poèmes ; à la solidarité et au partage, et je crois les pratiquer à ma façon, comme je peux, et en cette période, relisons la poétesse Odile Caradec : "Noël, ouvrons tout grand les bras / Ne resserrons pas la maison / autour de ses volets" (Le ciel, le cœur) ; à l'amour évidemment, même si je fustige ceux qui le galvaudent, car, comme le chantait Marina Tsvétaïeva, dans Tentative de jalousie, j'ai envie de crier : "Écoutez-moi ! – Il faut m'aimer encore / Du fait que je mourrai".
Bref, je m'intéresse à beaucoup de choses, à l'amitié en premier lieu, car les amis nous apportent, comme les livres (mais les écrivains ne sont-ils pas des amis?), ce que nous n'avons pas : citons encore l'amie Odile : "Un poème glissé sous la terre / peut faire beaucoup de bruit". Eh bien, un ami sincère se glisse en nous et, à sa façon, il peut faire du bruit. C'est par les ami(e)s que j'ai découvert, entre mille autres choses, le camping, les auberges de jeunesse, l'opéra, la course à pied de longue distance, le jardin collectif, les festivals de cinéma, les bienfaits du cœur ("J'ai atteint tard l'âge de raison. Plus tard encore celui du cœur", nous dit Éric Fottorino, dans Questions à mon père). Et bien sûr, je quitte Poitiers et le Poitou à regret, y laissant tant d'amis, Anne, Catherine, Claude, François, Frédéric, Georges, Gilles, Igor, Jeanne, Marc, Michel, Odile, Patricia, Patrick, Virginie, Yolande et les autres... Chacun(e) m'a enrichi de son être, ce qui n'a pas de prix. Je les remercie...
Grâce à cela, les amis, les lectures, les rencontres, les voyages, j'ai pu essayer de ne pas être comme ceux qui disent : "Tu diras mon épouse / comme d'autres disent ma demeure / ou mon Picasso, sa « Femme qui pleure » / ou mon bien, tout simplement" (Roselyne Ligné, Cela) ; je ne l'ai même jamais pensé. J'ai essayé de me rendre utile aux uns et aux autres, me posant toujours les mêmes questions que le héros de Moacyr Scliar : "Qu'avait-il fait d'utile aujourd'hui ? Selon le maître d'école de Max, telle était la question que les enfants devaient se poser au crépuscule. Qui ai-je aidé ? Quels objets ai-je nettoyés ou fait briller, ou réparés, ou perfectionnés ? Quelle main, et de quel adulte, ai-je embrassée ? Quel voisin ai-je salué avec le sourire ? Quelle petite vieille ai-je aidée à traverser la rue ? Quelle échine de chat, ronronnant, ai-je caressée ?" (Max et les fauves).

Et sans doute j'aime le calme et la paix, mais pas cette fausse tranquillité que stigmatise Etgar Keret, dans la nouvelle Anihou, de son recueil Un homme sans tête et autres nouvelles : "La tranquillité ? La tranquillité, c'est le calme, ce sont des bulles dans la baignoire, une pelouse qui pousse bien, c'est ce qui se passe dans votre réfrigérateur une fois la porte refermée et la petite loupiote éteinte. Bref, la tranquillité c'est le rien". Et surtout, j'ai essayé de ne pas louer l'argent, de ne pas en faire un Dieu, le Veau d'Or que tant adorent, et de ne garder pour moi que ce qui m'était nécessaire, ayant pu constater, exactement comme le héros du roman de Mark Aldanov, La clef : "de tout le mal que j'ai pu voir dans ma vie les trois quarts au moins avaient pour raison l'argent". Je dirais, moi, les neuf dixièmes !
Vous le voyez, un gîte, c'est bien fait pour songer. Encore faut-il en avoir un ! Et je déplore la hausse infernale du coût du logement qui s'ajoute aux multiples dépenses qui n'existaient pas autrefois (chauffage excessif, ordinateurs, téléphones mobiles, internet, jeux vidéo aux prix exorbitants...) et la publicité qui pousse à s'endetter pour des achats parfois inutiles. Et dont la folie saute encore plus aux yeux au moment des fêtes de fin d'année, que finalement je déteste de tout mon cœur. Je suis forcément inquiet quand je vois tout ça.
Pourtant en relisant Platon, je me rappelle que "Celui qui a aimé les plaisirs de la science, qui a orné son âme, non d'une parure étrangère, mais de celle qui lui est propre, comme la tempérance, la justice, la force, la liberté, la vérité, doit attendre tranquillement l'heure de son départ pour l'autre monde, prêt au voyage quand la destinée l'appellera" (Phédon, trad. Frédéric Lenoir).
Je me sens prêt.


lundi 12 décembre 2011

12 décembre 2011 : L'AAAmoûRRR !

et dans l'ombre de chaque nuit
dormir et s'aimer encore
ô dormir
fleurir ensemble
(Gaston Miron, L'homme rapaillé)


Si le monde vivait d'amour, ça se saurait. Et puis, il y a amour et amour. Les Grecs distinguaient très clairement éros (l'amour physique), agapé (l'amour divin, ou même pour Platon l'amour de la vérité et de l'humanité), philia (l'amitié) et storgê (l'amour familial, parental ou filial). Mais pour que tout cela fleurisse ensemble, comme le souhaite Gaston Miron en un beau poème, il faut accumuler beaucoup de qualités et savoir en faire un subtil dosage.
Le hasard a voulu que la même semaine j'aie vu au cinéma L'art d'aimer, le superbe film d'Emmanuel Mouret et que j'aie lu Sans amour, le très beau livre de Pierre Pachet, au moment où j'achevais l'extraordinaire recueil de Gaston Miron. Bien entendu, le titre du livre de Pierre est une antonymie, car j'ai rarement lu un livre aussi rempli d'amour. De son côté, le film d'Emmanuel (le titre est évidemment une allusion au petit traité d'Ovide) est une défense et illustration des différentes façons de tomber amoureux dans le monde moderne et de se laisser aller ou non au désir. Pas si simple.


En effet, L'art d'aimer explore les facettes du désir sans doute, de l'interdit aussi (doit-on dire à son conjoint qu'on est irrésistiblement attiré par d'autres hommes, et celui-ci peut-il accepter facilement ce genre de dit ?), des tentatives d'approche, de la fascination de la découverte et du premier moment, des pulsions inavouées et inavouables, du fantasme (quand on est seul, on vit surtout de fantasmes), de l'ennui de la conjugalité (et de l'insatisfaction qui suit), de la jalousie (eh oui, on a beau être moderne, on n'en est pas moins possessif !), de la confidence et aussi du renoncement (on peut voir dans l'histoire de la femme mariée jouée par Ariane Ascaride une illustration moderne du dénouement de La Princesse de Clèves), et développe les diverses stratégies mises en œuvre pour accéder – enfin ? – au paradis espéré, entrevu et attendu. Car l'auteur joue ici sur plusieurs histoires, un peu à la manière des films à sketches des années 50 et 60, sauf qu'ici les histoires s'entrecroisent quelque peu. Il y a pas mal de cruauté dans cette farandole amoureuse, extrêmement élégante, où les actrices mènent le bal... et les hommes par le bout du nez (les séquences avec François Cluzet sont impayables). Un film léger, un film-papillon, très drôle, sur la complexité de la mise en place et de la mise en scène (en espace, pourrait-on dire, en pensant à la scène de la chambre d'hôtel) de l'entrecroisement entre désir et sentiment amoureux. Je me suis régalé en voyant ce film subtil et superbement joué.
Pierre Pachet, lui, explore dans Sans amour ce qui se passe quand on se retrouve seul et ayant perdu son amour, veuve par exemple (ou veuf, il parle un peu de lui, mais il parle surtout des femmes de son entourage, de celles qu'il a connues dans son enfance et sa jeunesse, ces femmes dont il avait l'impression qu'elles étaient des femmes sans homme). Il s'interroge : "Que devient le corps intouché ? […] le corps s'abandonne peu à peu, avec notre complicité, il se résigne. Il s'habitue à mourir à lui-même. Il s'éloigne de soi. Il n'y pense pas (on n'y pense pas). Le corps se désintéresse de la chose, laissant l'esprit seul avec les stimulations diverses, ce qu'on voit, ce dont on se souvient avec regret et amertume". Eh oui, l'auteur a perdu sa femme, il se dit "parvenu moi-même à un âge où je comprends ce que signifie renoncer à des possessions et se faire aussi léger que possible pour dire adieu". En effet, quand "il faut continuer à prendre soin de soi, un risque s'ouvre chaque jour, moment après moment, une bifurcation, un doute : pour qui faire cet effort souvent pénible, en pensant à qui ou à quoi ?" On est là dans le domaine du corps, de ce corps qui devient effectivement intouché, et peut-être intouchable si on n'en prend pas soin.


Mais Sans amour est aussi et surtout un livre sur l'amour humain au sens très large, et sur ses diverses composantes. Car toutes ces femmes sans hommes aimaient les autres, les enfants, les malades, les blessés de la vie. Peut-être parce qu'elles avaient été irrémédiablement blessées elles-mêmes, qu'elles souffraient de n'avoir pas été aimées ? Et lui-même, Pierre, n'a-t-il pas accompagné avec beaucoup d'amour sa femme : "en particulier lors de sa maladie, j'ai eu à me tenir presque impuissant à côté d'elle alors qu'elle était menacée puis condamnée, qu'elle avait à se préparer, dans la douleur, à sa mort. Je n'ai pas éprouvé ce qu'elle éprouvait, j'ai éprouvé que je ne pouvais pas l'éprouver, mais j'ai été là, à ma place". Oui, il était là, impuissant certes (ce mot désigne aussi celui qui n'arrive plus à faire l'amour, et je crois que tous les viagra du monde n'y changent rien), mais tout proche, observant qu'elle "avait rejoint son propre renoncement, l'avait établi et le renforçait de jour en jour dans la solitude de chacun des endroits de son corps".
On retrouve ici ce thème du renoncement auquel tout être humain est confronté un jour : il faut bien renoncer à la jeunesse et à la beauté qui y est liée (sinon on devient comme la marâtre de Blanche-Neige, on persécute les jeunes qui vont nous supplanter!), il faut renoncer au monde du travail – qui pour certains, constitue le seul mode d'appropriation du monde, et la retraite les voit désemparés, – il faut renoncer au conjoint qui nous quitte (c'est de plus en plus fréquent), il faut renoncer à la bonne santé aussi quand la maladie nous frappe (et c'est toujours injuste) et, un beau jour, il faut renoncer sans doute à l'amour physique aussi. Ça n'empêche pas de garder "confiance dans la vie (dans l'avenir de la vie, parce que c'est de ça qu'il s'agit)". Il suffit pour cela de rester simple, tel qu'on est, et de se méfier des maux qui peuvent entacher la continuation de la vie : "la grandiloquence, l'excès, la surévaluation de soi, l'exhibition".
Sans doute, comme le chante Gaston Miron, "l'air que je respire / est trop rare sans toi", et "la tristesse a partout de beaux yeux de hublot". Mais l'amour de la vie (qui n'a que peu à voir avec les petites baiseries minables dont on nous rebat les oreilles, et qui ont d'ailleurs une fin) permet d'aller plus loin, "dans l'en-dehors du temps de l'amour / dans l'après-mémoire des corps et du cœur".
Sans amour est un très grand livre, un livre de vie, un livre de combat, comme L'homme rapaillé, de Gaston Miron, est un sommet de poésie libertaire et militante pour la vie : "Le poème refait l'homme", nous rappelle le poète. Faisons en sorte que ce soit vrai !

samedi 3 décembre 2011

3 décembre 2011 : Argentan, Orne : la zonzon

c'était cela la force des puissants, enlever aux plus faibles le goût d'apprendre.
(Claudie Gallay, Seule Venise)

Argentan, morne plaine. Je suis ici, par le temps gris si courant en Normandie, de temps en temps une pluie fine (l’hôtel m’a prêté un parapluie, « au cas où », m’a dit la patronne). Et tout est gris. Paysage d’une petite ville pas plus moche qu’une autre, mais sans particularité touristique majeure pour le peu que j’en aie vu : deux églises, principalement, Saint-Germain et Saint-Martin. Quelques hôtels, dont celui des voyageurs, où je suis descendu, presque en face de la gare. Avec ma patte folle, en ce moment, pas question de faire des kilomètres à pied. Un passé industriel (fonderie, Moulinex, etc.) en déshérence complète. Le chauffeur de taxi, qui m’emmène au centre de détention, (car bien entendu il n’y a pas de bus, ce serait trop beau, les visiteurs subissent eux aussi le contrecoup de la peine des détenus, pécuniairement parlant, nuit d’hôtel quasi obligatoire, et même deux en ce qui me concerne, car je n‘ai pas les correspondances voulues en rapport aux horaires de parloir) me dit en plaisantant : « Il ne reste plus que ça comme industrie ici ». Ça : le centre de détention.

Eh oui, je rends visite à G., le jeune homme que j’avais ramassé sur le bord de la route l’an passé (date du 23 août 2010 de mon blog : sur la route), qui sortait de prison quasiment tout nu, c’est-à-dire vêtu de ses seuls vêtements, sans un sac, sans rien, sans argent, sans famille, sans amis (hélas, seulement ceux qu’il s’était faits en prison), et que j’’avais secouru, à ma manière. Bien entendu, comme je m’en doutais, il est retombé, et cette fois il en a pour deux ans et demi, donc jusqu’en 2013. Je lui avais laissé mes coordonnées, il m’a recontacté par l’intermédiaire de l’assistante sociale du SPIP (Service pénitentiaire d’insertion et de probation) , nous avons correspondu, j’ai fini par lui envoyer régulièrement des mandats, dont une partie est gardée par l’administration pour lui constituer un pécule de sortie. Une sorte d’amitié est née, sans doute intéressée de sa part. Mais que voulez-vous, je sens là un prochain (au sens de la parabole du Bon Samaritain, quand Jésus répond à la question : « Qui est mon prochain ?), blessé par la vie, et qui a besoin d’aide pour en sortir. Comme je viens de voir le beau film de Guédiguian, Les neiges du Kilimandjaro, où la bonté est mise en acte (dans Intouchables aussi et dans Toutes nos envies, ça nous change des films sur la dureté de la vie, sans aucune perspective, oui la bonté peut en être une, de perspective), je me sens en phase avec l‘actualité.

G. est revenu en prison en novembre 2010. Je pressentais qu’il y retournerait, car comment sortir de la galère sans rien ? Sans vrais amis, sans famille (il est de l’assistance publique) et la famille qui l’a adopté n’a pas su, au moment des questions de l’adolescence, lui répondre convenablement, d’où fugues, placement en foyers (« l’horreur » , m’a-t-il dit aujourd’hui, et il ne veut en aucun cas y retourner), et toutes les petites conneries que peuvent faire des gamins dont la vie est décousue. "Recoudre des vies", écrivais-je l’an dernier. Oui, y a du boulot, avec notre société à la dérive, avec la publicité envahissante qui "excite les pulsions tant que ça peut. Et dès qu‘il veut l‘objet de son désir, comme il n‘a pas de fric pour se le payer, il est frustré. Et comme il n‘a pas le surmoi pour tenir le coup de la frustration, il est malheureux comme tout, il a la haine, il craque. Il vole. Ça le libère de la frustration un temps" (Alain Guyard, La zonzon, un livre que je vous recommande hautement), avec aussi la télévision qui nous fait vivre par procuration des vies improbables et pourtant si tentantes, et tout ça dans le degré zéro de l‘éducation, de la culture, de la spiritualité. Et dans le culte de l’Argent-Roi !
 La zonzon par Guyard

Oui, y a du boulot. J’ai mis quatre mois à obtenir mon permis de visite, car je ne suis pas de la famille, et on se demande en haut lieu en quel honneur je veux bien le voir ! De plus, comme je l’ai dit, on construit les prisons à la campagne (5 km de la ville, avec une route sans trottoir, que j’aurais peut-être quand même faite à pied si mon genou fonctionnait bien), si possible dans des villes sans vraies voies de communication, afin d’ajouter de la difficulté aux familles et aux visiteurs encore prêts à affronter le malheur. Car rien n’est plus triste qu’une prison : on pourra y mettre toutes les télés du monde, une douche dans chaque cellule (ici, elle est dans le couloir), la promiscuité ou la solitude y sont plus grandes qu’au dehors.

Mais enfin, nous nous sommes vus. J’ai eu droit à un parloir de deux heures, le prochain pour le colis de Noël, le 17 décembre, ne durera qu’une heure. G. s’est converti à l’islam. C’est assez fréquent en prison, et comme il ne connaît pas son origine (c’est une des raisons de la brouille avec sa famille adoptive : "Il faudrait arrêter de mentir. Aux gens, aux vieux, aux enfants", écrit aussi Claudie Gallay dans Seule Venise), qu’il est effectivement basané, mais franchement on ne le prend pas pour un "Arabe", il peut croire qu’il vient de là-bas et qu’en embrassant l’islam, il retrouve son origine. Ce n’est pas moi qui le lui reprocherai. Au moins, ça satisfait son besoin de spiritualisme, que l‘école et sa famille ont raté : eh oui, la laïcité, ça ne fonctionne pas aussi bien qu‘on croit. Son co-cellulé est musulman aussi, ils prient ensemble. On ne lui a pas donné de travail (faut dire qu’il y a sept cents détenus), et sans mes mandats, il serait coté "indigent" par l’administration. Ses seules activités sont le sport et l’école. Il a un gros retard scolaire, sait lire, mais fait des fautes énormes en écrivant, je l’ai cependant encouragé à écrire, d’ailleurs, il aurait aimé qu’il y ait un atelier d’écriture comme celui de Vivonne dont je lui ai parlé.

Le parloir est composé de petites pièces de deux mètres sur deux mètres cinquante environ , avec une table et trois chaises. Bien entendu, on y est enfermé à clé, mais j’ai l’habitude depuis que je vais en prison. C’était son premier parloir depuis un an ! Il m’a listé ce qu’il voulait pour Noël (plus exactement ce que l’administration pénitentiaire autorise à leur porter, par exemple pas de boîtes de conserve avec lesquelles ils pourraient se suicider), car j’ai prévu de le rencontrer une seconde fois avant mon grand départ autour du monde. Il voudrait ne plus faire de bêtises à sa sortie, mais aura-t-il l’aide nécessaire pour un nouveau départ ? Et comment faire ? Il n’a que vingt-cinq ans, et donne l’impression d’un immense gâchis.

Mais je me dis que tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Le poète nous dit (Véronique Joyaux, dans Résurgences) : "La vie s'entrouvre, disponible, / Je suis à l'intérieur comme dans un mensonge". J’espère de tout mon cœur que G. trouvera cette ouverture, car il n’est pas sot, loin de là.