10 janvier 1906 : je deviens cette chose laide entre toutes : un homme affairé.
(André Gide, Journal)
Je n'arrive presque plus à regarder un film devant mon poste de télé. Avez-vous déjà essayé de regarder un film tout seul ? C'est pourquoi, dès que je peux, je file dans une salle, à la fois parce que les films ont été conçus pour ça, pour un plaisir collectif, et parce que ça me fait sortir de chez moi, alors que la téloche m'y renferme...
Encore un film qui vaut le détour et que vous pourrez voir lors de sa sortie à la télé, sur Canal + ou sur Arte, car je doute que les autres chaînes passent ce documentaire à une heure de grande écoute, tant il fait mal. Et au cinéma, j'étais le seul spectateur hier au soir, il est vrai à la séance tardive de 21 h 55. Cependant, bien qu'il fût tard, j'ai pu constater à la sortie que des quantités de jeunes traînaient dans les rues du centre ville, et braillaient sans doute pour fêter le commencement des vacances. Armadillo, du Danois Janus Metz (qui a obtenu le Grand prix de la Semaine de la Critique, au Festival de Cannes 2010), est un film sur la guerre en Afghanistan : il paraît que le réalisateur et son cameraman, qui ont passé six mois là-bas avec les soldats, ont dû, comme eux, faire leur testament avant de partir. C'est dire que ce n'est pas une partie de plaisir. Résumé pompé à Télérama : "Mads et Daniel sont partis comme soldats pour leur première mission dans la province d'Helmand, en Afghanistan. Leur section est stationnée à Camp Armadillo, sur la ligne de front d'Helmand et ils mènent des combats violents contre les talibans. Les soldats sont là pour aider les Afghans, mais à mesure que les combats s'intensifient et que les opérations sont de plus en plus effrayantes, Mads, Daniel et leurs amis deviennent cyniques, creusant le fossé entre eux et la civilisation afghane. Les sentiments de méfiance et de paranoïa prennent le relais, causant aliénation et désillusion."
Comment dire, c'est un documentaire, on suit une section pendant six mois, mais on se croirait dans un film de guerre hollywoodien : les soldats sont harnachés de tout un équipement électronique pour se parler à distance, voir dans le noir, et d'armes de très haute technologie, mortelles, bien entendu. L'essentiel de leur vie se passe au camp ou en patrouilles ineptes dans les villages et les champs alentour, où ils sont sensés dénicher les éventuels talibans. Les paysages sont magnifiques, on piétine allègrement les champs cultivés, on essaie de parler avec la population locale, après tout on est là pour soi-disant la protéger – en fait, c'est elle, la première victime, car les erreurs de tir sont nombreuses du côté de la force internationale dont fait partie la section danoise (des maisons sont détruites, des vaches, une fillette sont tués, ils devaient sans doute ressembler à des talibans planqués !), et si par malheur les habitants ont trop donné l'impression de collaborer par des paroles, ils sont victimes des représailles des talibans, présents dès que l'armée quitte villages et champs. En fait, ce maintien de l'ordre par nos forces est effrayant, cynique : le fossé entre ces soldats et la population est fait de méfiance permanente, et d'incompréhension totale. On voit les soldats au camp passer leur temps à fourbir leurs armes, à jouer aux jeux vidéo (des jeux de guerre évidemment, on sent que ces jeunes soldats ne font pas bien la différence avec le réel), à regarder en groupe des films porno et à ricaner devant. Pas un qui se documente sur la civilisation et la culture locales, ni sur l'idéal qu'il est censé défendre. D'ailleurs, personne ne lit. Et on s'ennuie, dans une attente interminable (comme chez Buzzati et Le désert des Tartares) : mais c'est qu'il ne se passe rien ! Alors, on se vautre dans la technologie, l'image, l'imagerie, le virtuel, dans le jeu, oui, on joue à la guerre. Sauf que c'est réel, et que les talibans ne jouent pas le jeu, ils se cachent, les traîtres, et qui plus est, dans la population, il faut donc défoncer les portes, casser des murs, pour vérifier qu'ils ne sont pas là quand on patrouille. Ce qui fait que quand un soldat est victime d'une mine ou quand, enfin, la section essuie une embuscade, ils tombent de haut : c'est donc ça, on risque sa peau ! Alors, on n'y va pas par quatre chemins, une grenade bien lancée a raison des quatre talibans cachés dans un fossé. Ils ne sont pas tout à fait morts. La belle affaire. Pas question de risquer sa peau, on les achève en déchargeant des quantités impressionnantes de balles. Après, on regarde le résultat (le spectateur aussi, c'est pas beau à voir, un hachis humain, on comprend qu'il y ait si peu de spectateurs !), et tant pis si on entre ainsi dans la barbarie, voire le crime de guerre : achever des blessés (qu'en penserait le Victor Hugo de Mon père, ce héros, il est vrai qu'on ne va pas, en plus, demander aux soldats d'être poètes, non mais). Soudés par le danger encouru, le groupe retire alors fièrement les armes des talibans qui ont l'air de dater de l'époque soviétique. Et voilà où se niche la virilité (des deux côtés d'ailleurs). Il faut noter que ces soldats sont volontaires, qu'ils sont fascinés par les merveilles de la technologie (armes, hélicoptères : une scène a un petit air d'Apocalypse now, drones), et que, finalement, ils acquièrent bonne conscience, voire fierté. Et incompréhension, lorsque, à la suite d'un coup de téléphone indiscret, une mère de famille s'est plainte auprès du Ministère de cette action noire. Vont-ils être dégradés, voire poursuivis devant un tribunal ? Non, ils ont fait du "bon boulot", affirme le commandant, en remettant des médailles aux petits gars. D'ailleurs, rentrés au pays au bout de six mois, la plupart d'entre eux n'ont qu'une idée, retourner là-bas. Pour y faire quoi, vain Dieu ? Ils deviennent les "hommes affairés" de Gide, et vraiment laids, car ils sont affairés à une tâche vaine et sans objet. Ou du moins dont l'objet ne va pas de soi.
We are 4 lions est un film anglais de Chris Morris, et au contraire de l'austérité du documentaire danois, il veut se moquer de cette prétention des humains à vouloir faire la guerre. Ici, c'est le djihad. En effet, Omar et ses amis sont des pakis anglais (auquel s'est joint Barry, un converti) déterminés à faire parler d'eux en montant un coup fumant : "Toujours et partout l'orgueil s'insinue ; toujours la préoccupation de paraître", comme écrit Gide. Encore faut-il savoir y faire ! Pour commencer, Omar part avec un copain dans un camp d'entraînement au Pakistan (?). Mais leur maladresse (ils envoient un obus sur le camp de l'émir en croyant abattre un drone) les fait renvoyer en Angleterre. Après avoir, sur la suggestion de Barry, d'autant plus sectaire qu'il est fraîchement musulman, envisagé de faire sauter la mosquée ("ça obligera les modérés à se radicaliser"), ils décident de profiter du marathon de Londres pour se transformer en bombes vivantes. On a beaucoup parlé des "Pieds nickelés" à propos de cette bande dont tous les essais foirent les uns après les autres. Peut-on rire des terroristes ? Oui, comme on peut rire aussi des soldats de plomb que sont ceux d'Armadillo. Ici aussi, la haute technologie est mise à contribution : essais d'enregistrement de messages vidéo à diffuser sur le net et appelant à la guerre sainte, usage du téléphone portable pour faire sauter les explosifs. Par contre, on est dans burlesque : pas question de montrer les restes de Fayçal, qui a explosé en trébuchant, comme on montrait les cadavres dans le fossé de l'autre film ; non, on présente le sac poubelle qui les contient. Autre note burlesque, au grand dam des plus sectaires, l'un de ces apprentis terroristes essaie de faire passer le message du djihad en rap et passe beaucoup de temps à trouver des rimes absurdes. Mais on est dans un film anglais, et les brigades anti-terroristes ne sont pas épargnées non plus par la dérision du réalisateur : on tire dans le tas et tant pis si un innocent est tué. Quand verra-t-on ça dans un film français ? J'ai pensé que ces fanatiques étaient dans la lignée de ce que dit Marie Cosnay dans son compte rendu des audiences d'étrangers, Entre chagrin et néant (Ed. Laurence Teper) : "On donne beaucoup à l'identité si on la désigne comme la seule chose qui nous désigne". Oui, nous ne sommes pas qu'une identité, et ces musulmans se trompent.
Et, toujours à propos de cinéma, ne manquez pas, quand ils passeront dans votre ville ou quand ils repasseront à la télé (le coffret DVD est paru aussi), la nouvelle sortie des films de Pierre Étaix, dont au moins trois, ceux en noir et blanc, sont excellents : Le soupirant, Yoyo et Tant qu'on a la santé. Dans la lignée de Chaplin et de Tati, avec un hommage au cirque. Merveilleux.
Et maintenant, chers lecteurs, à l'année prochaine, je m'apprête à partir au Maroc...