jeudi 29 novembre 2012

29 novembre 2012 : mon Chili


Cependant, mon passé n'est pas avec moi en totalité, mais seulement par fragments, par petits morceaux. Et aussi ma lecture du passé.
(Nicolas Bokov, Dans la rue, à Paris)


C'est en 1973 que je suis sorti de ma chrysalide, et que je devins papillon. J'avais vingt-sept ans, mon enfance avait duré longtemps ! La rencontre de John l'Américain, de Jacques et de leur amie, nos réunions hebdomadaires autour de poèmes et de chansons (tous deux jouaient de la guitare), puis en juin la mise en place de l'auberge de jeunesse (AJ) autogérée de Trélazé, où tout naturellement je m'installais, la découverte de la vie simple, écologique, conviviale avec les ajistes, en juillet ma première grande randonnée en montagne (le tour de la Vanoise) suivie d'une longue balade à vélo (de Grenoble à Angers, par Briançon, Allos, Castellane, Manosque – et un petit salut à Giono – Fontaine-de-Vaucluse, Aubenas, Le Puy-en-Velay, Clermont-Ferrand, Montluçon, Vierzon, Tours, plus de 1400 km si je me souviens bien, et des souvenirs inoubliables, tant de la nature (ces belles routes de montagne, le col d'Allos, le col de Meyrand) que de rencontres au hasard des auberges de jeunesse où je créchais pour la nuit), tout cela me changea durablement. Revenu à Angers, je participais avec encore plus d'enthousiasme à la vie de l'AJ. Je me liais d'amitié avec les Polonais Piotr et Maria qui m'invitèrent en Pologne (où j'allais en 1974 et 1975). Les soirées étaient pleines de chansons autour du feu de camp. Et les nuits étaient belles, de pure amitié. J'étais transfiguré, moi qui me pensais asocial et idiot.
Mais en septembre de cette année-là, le 11 très précisément, nous apprîmes atterrés (en fait le lendemain 12) le coup d'état de Pinochet au Chili, la mort d'Allende, les arrestations massives et arbitraires, les stades remplis de prisonniers, quelques jours plus tard l'assassinat de Victor Jara (les tortionnaires lui brisèrent les mains avant de l'achever par balles, avec ses compagnons, parce qu'ils entonnaient l'hymne de l'Unité populaire) : il se trouve que John, venu en France pour ne pas aller faire la guerre au Vietnam, était très politisé, beaucoup plus que moi, qui me contentais de feuilleter attentivement la presse gauchiste de ce temps (en particulier le journal quinzomadaire Tout ! qui me passionnait). John avait à son répertoire plusieurs chansons chiliennes, de Quilapayun, de Jara, de Violeta et Angel Parra... Il nous apprit aussitôt que la CIA avait certainement commandité le coup de force, ce qui fut confirmé par la suite, mais longtemps après. Et nous chantâmes en chœur Gracias a la vida (Merci à la vie), le tube de Violeta, que chantait aussi Joan Baez et que nous entendîmes bien plus tard, Claire et moi, chanté par Colette Magny dans un concert dans son domaine aveyronnais.

Et voilà que tout ceci ressurgit soudain par la grâce d'un film chilien, Violeta se fue a los cielos (titre complet), dont la bande sonore m'a fait palpiter de bonheur : une bonne dizaine de chansons de Violeta Parra sont éparses dans cette biographie filmée, à la structure complexe, un kaléidoscope comme est la vie, quand on jette un regard sur son passé. Le film a eu le prix du public aux Rencontres Cinélatino de Toulouse en 2012 (tiens, un festival qu'il faudrait que je connaisse !) et plusieurs prix au Festival américain de Sundance. L'actrice Francisca Gavilán incarne avec émotion Violeta (et chante ses chansons!), avec sa soif de recherche de chanson traditionnelle – on la voit parcourir les montagnes avec son fils Angel pour collecter auprès des vieux les chansons traditionnelles, dont un magnifique chant rituel de veillée funèbre pour la mort d'un bébé –, sa force de caractère, en particulier quand elle insulte le gros ponte qui veut l'envoyer prendre un en-cas aux cuisines après avoir chanté dans une soirée mondaine, alors que le dit ponte conviait les invités au dîner de gala, et surtout son immense soif d'amour, notamment pour le musicien suisse Gilbert Favre. Autodidacte dans tous les domaines (musique, chant, poésie, broderie, peinture), Violeta réussit l'exploit de voir son exposition de tapisseries présentée au Pavillon de Marsan du Louvre en 1964 ("Léonard de Vinci a fini sa carrière au Louvre, Violeta Parra y commence la sienne", note un quotidien parisien). Elle fut très proche des préoccupations du peuple et entreprit l'implantation d'un chapiteau dans les faubourgs de Santiago, où elle chantait et faisait venir d'autres artistes. Sans grand succès, hélas.
Bien sûr, Pinochet n'aurait pas pu supporter cette artiste populaire : elle se suicide en 1967, épargnant ainsi de rougir un peu plus les mains du tyran. Mais son fils Angel – également chanteur – sera arrêté le 14 septembre 1973, avant de pouvoir s'exiler en 1974 au Mexique puis en France, où il vit toujours.
Un moment de ma vie qui me revient en écho musical ! Claire aimait beaucoup Violeta Parra. Le film d'Andrés Wood n'est sans doute pas un grand film, mais il est chargé d'histoire et d'émotion. Pour moi, du moins, mais à voir la salle pleine de gens de mon âge, je n'étais pas tout seul dans ce jardin du souvenir.

mercredi 28 novembre 2012

28 novembre 2012 : l'homme invisible



Il y a des hommes délaissés, sans un ami, sans ressources, ballottés d'infortune en infortune, méprisés au regard de la société, rongés par leur propre conscience, finalement seuls avec leur honte et leur remords.
(Camilo Castelo Branco, Mystères de Lisbonne)


J'avais quatorze ans. J'étais parfaitement innocent, un enfant, vous dis-je. Je crois que ce fut cet été-là qu'il fut question de l'exil définitif vers Paris de mon oncle G., le frère de mon père. Il fut littéralement chassé de la petite ville de S., dans les Landes, par la rumeur publique, et peut-être plus que la rumeur : il était homosexuel. Bien entendu, je ne savais pas ce que recouvrait exactement ce vocable, la sexualité en général étant taboue en ce temps-là. Je me doutais cependant que c'était une affaire grave, pour que même sa famille le rejette – il était marié et père d'une petite fille – et, en tout état de cause, nous ne l'avons plus revu, sauf à l'enterrement de mon père, en 1993. 
Impossible de ne pas penser à cet oncle en voyant le très beau film documentaire de Sébastien Lifshitz, Les invisibles. Car vraiment, mon oncle G. est alors devenu pour nous littéralement invisible. Lifshitz a souhaité donner la parole, ô combien utile en ces temps d'intolérance de plus en plus prononcée (cf les manifs contre le mariage pour tous), à ces oubliés de l'histoire, ces homosexuels, hommes et femmes, qui ont dû vivre leur sexualité en ces temps très incertains, années 50, 60. Temps où on ne parlait pas de ces choses-là, comme il est rappelé à plusieurs reprises dans le film. D'ailleurs, c'est bien ce que je disais : à quatorze ans, je ne savais rien, et il ne me serait pas venu à l'idée d'interroger quelqu'un là-dessus. Sujet tabou. Encore plus à la campagne où j'habitais.
On trouvera donc ici un couple de chevrières, qui se sont installées à la campagne pour fuir Paris et l'entreprise où elles travaillaient, mises à la porte parce que homosexuelles, et qui se sont bien intégrées, si bien que l'une des deux est devenue maire du village ! Un autre couple d'hommes, cette fois, un couple au long cours (comme pour les deux femmes, ça montre l'irréalisme du côté volage qui serait inhérent à l'homosexualité, selon ses détracteurs), nous raconte leur rencontre, l'un ayant aperçu l'autre dans un rétroviseur : ils ne sont plus quittés ! Vieux maintenant, on les voit dans leur quotidien, se préparant un thé, s'aidant à enfiler des chaussettes, ou prenant le ferry pour une balade en mer. 
 
Il y a Monique aussi, qui a, elle, toujours su qu'elle était attirée par les filles, qui a milité dans les années 70 au MLF (Mouvement de Libération des Femmes) et au FHAR (Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire), participé aux luttes pour le droit à l'avortement, et qui a choisi sagement à cinquante ans de renoncer, ne trouvant plus son corps suffisamment séduisant : pourtant, qu'elle est jolie encore, à près de quatre-vingts ans, et vibrante ! Elle porte la joie sur son visage, la joie de qui a toujours refusé de vivre dans le mensonge, faisant ainsi de sa propre vie un combat pour la vérité, pour ne pas être enfermée dans le placard. "Le bonheur a une faculté de rayonnement", écrivait Charles-Ferdinand Ramuz à Alexis François, en 1905.
Il y a Pierrot, le vieux berger solitaire, amateur d'hommes et de femmes, mais préférant les hommes, et trouvant cela tout naturel. Il a tout appris en observant les choses dans la nature. On ne parle jamais d'homosexualité dans les campagnes, et pourtant... Et puis Thérèse qui, après un mariage et quatre enfants, découvre à l'occasion des luttes libératoires des années 70 (elle installe un atelier clandestin pour les avortements chez elle) qu'elle a un corps, et attiré par les femmes. Et ses enfants comprennent aujourd'hui, ils ont toujours accepté le divorce de leur mère. "L'amour physique, si injustement décrié, force tellement tout être à manifester jusqu'aux moindres parcelles qu'il possède de bonté, d'abandon de soi, qu'elles resplendissent jusqu'aux yeux de l'entourage immédiat", notait Marcel Proust dans Du côté de chez Swann. Thérèse éclaire cette pensée, en fait une éclatante démonstration.
Il y a aussi cet intellectuel qui, lui, après ses études chez les Jésuites, où il découvre son attirance pour les garçons, mais se réprime, puis à Sciences Po où il est gêné de se trouver sous la douche avec ses condisciples après le sport, part en coopération pour essayer d'oublier ses penchants. Peine perdue, les corps des Noirs qui se baignent dans le fleuve lui rappellent sans cesse sa frustration. Il faudra la rencontre d'un autre homme pour qu'enfin il s'accepte, après avoir frôlé la dépression et la tentation du suicide. Il a le sentiment d'avoir perdu sa jeunesse.
Car, nous rappellent tous ces « vieux », à l'époque, on considérait l'homosexualité comme une maladie ! Lifshitz a raison de nous montrer ici la conviction de ces personnes âgées qu'on montre si rarement au cinéma ou à la télévision, ou sinon, que pour laisser déblatérer les experts à grands coups de clichés (Alzheimer, maisons de retraite, etc.). Il le fait avec une poésie certaine (la magnifique scène de la tourterelle, Pierrot et ses chèvres), une adresse incroyable pour recevoir les confidences de tous ces êtres humains que la vie a plus ou moins blessés, mais qui ont une parole libre, spontanée et réfléchie, qui parlent de désir, d'amour, du corps, grand tabou de la vieillesse. Et qui ont été obligés, tout de même, de vivre dans la marge. Une grande émotion sourd de ces interviews, entrecoupées de superbes paysages de nature, filmés sur écran large. Les documents d'archives montrent la liberté incroyable qu'il y a eue dans les années 70. Nous sommes plutôt en régression aujourd'hui !
"Si j'étudiais plus avec mon cœur qu'avec mes lèvres ?", nous dit Félix Leclerc, dans son recueil de nouvelles Adagio. Plus loin, il nous dit d'essayer l'Amour, "Ça coûte pas plus cher, ça m'a l'air meilleur, plus durable" que la haine. Si on apprenait ça à nos manifestants haineux ? Chiche !

mardi 27 novembre 2012

27 novembre 2012 : je suis une tortue


Absurdité de dire toujours : « Il sera comme les autres. » Précisément, il ne veut pas être comme les autres.
(Anfré Gide, Journal, 1911)


J'ai toujours été lent, très lent. Tout enfant, il y avait des choses que je ne comprenais pas, des choses qui relevaient du domaine des adultes, bien évidemment, mais que les autres enfants comprenaient, pourtant, eux. Intuitivement. Je n'avais pas cette intuition. Je ne la souhaitais pas, peut-être. Au fond, je savais dès le début que je serai différent. Pas comme les autres. D'ailleurs, j'ai toujours pensé que c'était le cas de tout le monde. Sauf que chacun, en général, veut être comme les autres, en faisant abstraction de ses différences, et que ce n'était pas mon cas.
J'ai donc été très lent. Pour grandir, en particulier. Je pense qu'à seize ans, j'étais toujours un enfant. Qu'à bien des égards, je suis resté cet enfant. Que les affaires des grandes personnes ne me touchent guère, sauf s'il s'agit de l'enfant qui est resté en elles. D'où mes colères parfois, ou du moins mes indignations, chaque fois qu'on s'attaque aux faibles, aux lents, aux demeurés. J'étais – et je suis encore – un peu toqué, mais comme le héros de Joseph Conrad, dans La ligne d’ombre, à qui l'on dit : "Mais le drôle me paraît un peu toqué. Il faut qu‘il le soit", je répondrais bien volontiers : "— Ma foi ! Je crois bien que nous le sommes tous un peu ici-bas"
Mon goût pour ce qui a pu passer pour des extravagances vient de là. Ces courses au long cours, toujours en solitaire, auxquelles j'ai participé (marathons, 100 km même, mais on le remarque, des « courses » de lenteur), ces voyages au long cours (vacances à vélo par exemple, comme écrit Julien Leblay, dans Le tao du vélo : "Qu'est-ce qui pousse un individu à abandonner le confort des véhicules motorisés et l'affection de ses proches, pour choisir l'âpreté et l'inconfort du voyage à vélo, l'ingratitude de la solitude ?", eh bien, ma réponse : le goût de n'être pas pressé), ces lectures au long cours (que cherche-t-on quand on lit les autres, dans cette lenteur de la confrontation avec un texte ?), ces amitiés et ces amours au long cours (je trouve terrible – tout en le comprenant – de cesser d'aimer), cette familiarité au long cours avec la solitude de la nature (mais quel charme d'écouter le vent, le murmure des oiseaux, de saisir au vol la course d'un chevreuil ou d'un lièvre, de voir se tisser une toile d'araignée entre deux fougères, d'entendre le friselis d'une source ou la tempête d'un torrent, d'observer le mystère des cailloux, pierres et des rochers ou la forme d'un nuage...), de la ville (y a-t-il lieu de plus haute solitude et où la lenteur peut et doit se déployer plus encore qu'ailleurs, si on veut la découvrir ?), aussi bien que de Dieu (pour moi c'est le Grand Solitaire, qu'on n'entend pas, qu'on ne voit pas, qu'on peut sentir peut-être ?), cette existence au long cours qui m'est donnée, en dépit des accidents de ma vie, tout me parle de lenteur, je dirais presque de lentitude, si l'on peut inventer un mot.
C'est pourquoi j'éprouve une certaine férocité contre le sport de compétition, où il s'agit d'aller plus vite, plus haut, plus loin, avec cet écrasement des autres, du prochain, que ça suppose. Cette compétition que stigmatise à juste titre Albert Jacquard dans une belle interview de Sud-Ouest dimanche (25 novembre) : il l'oppose à émulation, où ce que l'on "cherche, ce n'est pas d'être meilleur que l'autre, ce qui n'a aucun intérêt, mais d'être meilleur que [s]oi-même, ce qui est merveilleux". Je me souviens de ma souffrance morale en éducation physique, au lycée, où plus petit que les autres (je devais mesurer 1,45 m en classe de 3ème, la taille d'un 6ème actuel) et plus malingre aussi, j'étais noté non pas selon ma taille – et les résultats qu'on pouvait en attendre –, mais selon ma date de naissance. Comme si je pouvais courir aussi vite que ceux qui mesuraient vingt ou trente centimètres de plus que moi, sauter aussi haut, lancer le poids aussi loin, etc. Il y avait là une absurdité, mes notes étaient mauvaises, et j'y voyais une injustice qui ne m'a pourtant pas détourné de l'exercice physique : à une condition, que j'ai découverte tout seul, c'est comme le dit Albert Jacquard, de chercher à "s'améliorer soi-même tout au long de la vie". Ce que j'ai fait, du moins je l'espère.
Il va très loin dans sa condamnation du sport professionnel : "Les sponsors qui contraignent des jeunes gens talentueux à pratiquer à longueur de journée une seule et même activité pour gagner de l'argent sont des proxénètes", et il compare nos modernes compétiteurs aux gladiateurs. Sur le rôle de l'argent-roi : "Cette confusion entre le sport et l'argent est monstrueuse. C'est une erreur sur l'objectif du sport. Passer des heures à devenir champion, au sens où nous l'entendons dans la société actuelle, n'apporte rien, sauf la vanité d'être plus fort que l'autre. C'est infantile. Le but d'une vie, c'est de se créer. Là, on propose à des jeunes de consacrer cette durée si courte de la vie à une activité ridicule". Sur la soumission que ça implique : "ils sont soumis en permanence. Or, accepter d'être soumis à 20 ans n'est pas bon signe", je ne le lui fais pas dire. Et, puisqu'on est à l'époque du Vendée Globe, "La plus belle course à la voile (le Golden Globe challenge) aura été celle de Bernard Moitessier qui, en 1968, était arrivé premier mais avait refusé de franchir la ligne d'arrivée du vainqueur", eh oui, il a continué à naviguer sans se soucier de couper la ligne, magnifique... Son sportif préféré : "Théodore Monod. Lui a pu traverser le désert avec quelques litres d'eau. Sans en faire une source de gloire mais d'entraînement. Lutter contre soi-même, c'est cela le véritable sport".
Qu'un vieil homme (87 ans) nous donne des leçons d'humanisme et nous apprenne à vivre, à ne plus accepter cette société de chiffres et de performances chiffrées, car ce qui est appliqué au sport de haute compétition est une image de la société tout entière, orientée exclusivement vers le chiffre, la quantité, sans aucune recherche sur la finalité : c'est à qui fabriquera les armes les plus meurtrières – et tant pis pour la vie des autres, quantité négligeable –, qui exploitera les gisements d'énergie fossile les plus profonds – et tant pis pour l'environnement immédiat qu'on salit irrémédiablement –, qui construira l'aérodrome (ou la patinoire, la salle de spectacles...) le plus pharaonique – et tant pis s'il n'a aucune utilité autre que de remplir les poches de quelques promoteurs intéressés –, qui projettera des lignes de TGV ou des autoroutes absurdes – comme si on avait besoin d'aller si vite ! –, qui fabriquera la nouvelle tablette ou le nouveau jeu vidéo – et tant pis s'ils n'intéresseront plus personne dans un an, on aura trouvé autre chose d'encore « plus beau, plus fort », et surtout plus con ! –, qui fera la plus grosse réduction d'effectifs pour satisfaire les appétits gourmands d'actionnaires peu patriotes préférant délocaliser les fabrications ailleurs – et tant pis si on court vers la catastrophe économique ! Etc. 
Marre des chiffres et de la vitesse...
On l'aura compris, il me reste à parodier le célèbre premier vers du sonnet El desdichado de Gérard de Nerval par un alexandrin de ma confection :
Je suis le nonchalant, le lent, le demeuré.
Vive la lenteur !

vendredi 23 novembre 2012

23 novembre 2012 : le Mal (encore)



Bien peu de gens aiment vraiment la vie ; l'horreur du changement en est preuve. Ce qu'on aime le moins changer, avec son gîte, c'est sa pensée. Femme, amis, cela passe ensuite ; mais gîte et pensée, c'est une trop grande fatigue. On s'est assis là ; on s'y tient. On meuble alentour à sa guise, en faisant tout à soi très ressemblant, on évite qu'il contredise ; c'est un miroir, une approbation préparée ; dans ce milieu, l'on ne vit plus, l'on s'invétère.
(André Gide, Journal, février 1901)


Ce qui me fait le plus plaisir, depuis quelque temps, c'est la reprise du vélo. Je me sens à nouveau des ailes sur mon Pégase à selle neuve et adéquate. Et je l'utilise même pour m'éloigner un peu de Bordeaux. C'est ainsi que je me gagne mes sorties au Festival du film d'histoire de Pessac (tout de même, 9,5 km + autant au retour) en faisant de l'exercice physique. C'est là, sur ces distances un peu plus longues que pour aller au centre ville, que je m'aperçois que Bordeaux est bien plus grand que Poitiers, que la circulation y est plus féroce, que nombre de vélos circulent (comme à Poitiers) sans lumières et surtout ne respectent pas toujours correctement le code de la route, brûlant allègrement les feux rouges par exemple. Je suis très sage et respectueux (pas pressé), même si je roule librement, c'est-à-dire sans casque. Le jour où on m'imposera ce carcan sur la tête, Pégase restera définitivement au garage ! En tout cas, ça me fait selon les jours une à une heure et demi de vélo, et j'y réfléchis un peu à tout, en particulier au problème du Mal, qui est ma grande préoccupation de toujours, comme s'en est aperçu mon ami C., de Besançon, puisqu'il me suggérait de lire Hannah Arendt, ce que je n'ai pas encore fait.
Aussi, quand j'ai vu que le Festival programmait, en avant-première (le film ne sortira en France qu'en mai prochain) le nouveau film de Margarethe von Trotta, intitulé justement Hannah Arendt, j'ai pris mon billet. Et je viens de voir le film, qui a été longuement applaudi. C'est une biopic, comme on dit aujourd'hui (une biographie filmée en bon français), mais qui ne raconte qu'un épisode de la vie d'Hannah Arendt, l'année 1961, où elle couvrit à Jérusalem le procès Eichmann pour le New Yorker. Hannah Arendt avait été en Allemagne une étudiante brillante, l'élève préférée de Martin Heidegger et même sa maîtresse, ce que quelques retours en arrière nous montrent dans le film. Seulement, elle est juive et le nazisme triomphant en 1933, elle fuit en France. Très critique envers le sionisme, elle milite plutôt pour un état judéo-arabe en Palestine, et épouse en secondes noces un ancien spartakiste, Heinrich Blücher. En 1940, elle est internée au camp de Gurs, et par chance, elle peut s'en échapper et obtenir à Marseille un visa pour le Portugal puis, à Lisbonne, un visa pour les USA, où elle arrive en 1941. Après la guerre, elle témoigne à Nuremberg en faveur de Heidegger, accusé de nazisme. Et, depuis 1951, elle est une professeur d'université américaine, adorée de ses élèves.

Mais quand le New Yorker lui demande en 1961 de couvrir le procès Eichmann (rappelons que ce dernier fut le haut responsable SS de la logistique pour la « Solution finale », et avait disparu en Argentine, où il fut enlevé par les services secrets israéliens en 1960), elle devient journaliste. Mais cette philosophe ne peut pas être une journaliste comme les autres. Elle a besoin de comprendre. Elle refuse de condamner sans comprendre et expliquer, et ne veut pas se laisser enfermer par le facteur émotionnel. Elle conclut que Eichmann est un individu d'une médiocrité accablante, et qui a tout simplement cessé de penser. Un homme normal donc, un fonctionnaire obéissant aux ordres et au serment qui le liait au Führer, et accomplissant machinalement son « travail », organiser les transports par trains des gens vers les camps, sans s'inquiéter des suites. Elle se souvient des cours d'Heidegger ("La pensée est une activité solitaire", disait-il) et se rend compte que "sans le totalitarisme, on n'aurait jamais connu la nature radicale du Mal", liée au "phénomène suivant : c'est le fait de rendre des gens superflus" (oui, le nazisme les élimine, comme s'ils ne devaient pas exister, ce qui vaut pour les Juifs aussi bien que pour les handicapés, les fous, les gitans, les homosexuels, les Slaves, etc., dans l'esprit tordu des nazis), mais en même temps, elle comprend que "le Mal n'est ni banal (comme semble le montrer la nature si normale de l'accusé) ni radical, le Mal est toujours extrême".
Et surtout, elle critique ouvertement le comportement des autorités juives locales ("Judenrat") qui ont d'une certaine manière coopéré avec les SS, pensant sans doute sauver quelques vies. Aussi ses articles dans le New Yorker lui valent-ils de nombreuses lettres d'insultes et même la visite de représentants des pontes d'Israël qui viennent lui demander des comptes ! Et son livre Eichmann à Jérusalem, quand il paraît, est explosif. Le président de l'Université lui demande de démissionner, elle refuse, et commence son séminaire avec ses étudiants sous des applaudissements nourris. Certes, Hannah Arendt est révoltée par la Shoah, mais elle refuse de se mettre en position de vengeresse, elle est plutôt dans la recherche de la vérité et de trouver un sens à la justice. Non, Eichmann n'est pas démoniaque, il incarne une certaine banalité du Mal extrême, quand il n'y a plus de pensée (Gide écrivait le 10 janvier 1906 dans son Journal : "je deviens cette chose laide entre toutes : un homme affairé", description assez exacte et prémonitoire d'Eichmann et de tous les exécutants nazis, qui s'affairaient sans penser, en mettant leur conscience entre parenthèses).
Le film bien entendu est avant tout œuvre de fiction, avec du suspense, et sans doute simplifie un peu la réalité. Il montre bien Hannah qui refuse l'émotion facile, garde la tête froide, et la distance indispensable pour réfléchir, analyser, étayer ses arguments, à partir des 2000 pages des pièces du procès. Mais en 1961, la douleur était encore proche, les survivants commençaient tout juste à parler et avaient même du mal à témoigner (comme on le voit à la télévision, le procès étant télévisé), et mettre des nuances dans l'analyse pouvait paraître à l'époque incongru. D'où le malaise qui a suivi, tant aux USA qu'en Israël. Mais on lui faisait un procès d'intention.
En tout cas, il donne une formidable envie de lire Hannah Arendt, et de se colleter au problème du Mal, de le penser, de penser tout court. Chapeau !

jeudi 22 novembre 2012

22 novembre 2012 : le Mal (bis)



Nous nous sommes regardés dans le miroir de la mort. Nous nous sommes regardés dans le miroir du sceau insulté, du sang qui coule, de l'élan décapité, dans le miroir charbonneux des avanies.
(Henri Michaux, Épreuves, exorcismes, 1940-1944)


Décidément, on pourrait discuter du Mal à tout moment, les poètes, Michaux par exemple, en parlent fort bien. Les anciens de ma génération se rappellent sans doute du premier film où jouait Jacques Brel : Les risques de métier, qui racontait les déboires d'un instituteur, victime d'une fausse accusation de pédophilie provenant d'une fillette malveillante

Je viens de voir ce qui pourrait être une nouvelle version plus contemporaine, avec le film danois La chasse, où Mads Mikkelsen (admirable acteur, que j'avais vu en août, avant mon histoire de prostate, dans Royal affair, autre film danois qui vient de sortir, et que je recommande tout aussi chaudement) joue le rôle d'un puériculteur (je crois que c'est ainsi qu'on appelle ceux qui travaillent dans les jardins d'enfants), lui aussi victime de la même accusation, portée contre lui par une petite fille de quatre ans, qui prétend avoir vu son "zizi, raide comme une trique". Croit-on que les adultes se sont posé la question de savoir comment la petite fille pouvait avoir un tel vocabulaire ? Que nenni. Haro sur le malheureux Lucas, qui a le tort d'être en instance de divorce, et donc de vivre seul (il a une liaison clandestine avec une des puéricultrices, malheureusement étrangère, et qui ne peut guère l'aider). Et bientôt, d'autres enfants vont porter des accusations mensongères, plus ou moins guidées probablement par les questions des parents, la directrice du jardin d'enfants ayant laissé entendre qu'il y avait peut-être d'autres "victimes". Voilà Lucas au ban de la société, seulement aidé par son fils adolescent Marcus et par le parrain de celui-ci. Pourquoi je reviens sur le problème du vocabulaire ? Tout simplement parce que l'explication est simple : la petite Klara a un frère adolescent qui ne se gêne pas, quand les parents sont absents, pour regarder des photos pornographiques sur sa tablette de style ipad (c'est beau, la modernité !) et pour les commenter avec un de ses copains, sous les yeux et les oreilles de sa petite sœur. Laquelle, le jour où Lucas, qu'elle aime énormément, refuse le cadeau qu'elle lui a fait, déçue par ce refus dans son amour d'enfant, médite une vengeance, et commet l'irréparable avec la phrase précitée (elle a entendu l'expression "raide comme une trique" dite par son frère à son copain). Les adultes n'imaginent pas qu'un enfant de quatre ans puisse mentir. Et pourtant ! Un beau film, n'en déplaise à Télérama !
Le Mal est un point central aussi de deux autres films revus récemment : Les visiteurs du soir, le grand classique de Marcel Carné (en dvd superbement restauré), avec entre autres Arletty et Alain Cuny, sur des dialogues de Prévert, montrent que seul l'Amour peut vaincre le Mal, idée chère à Prévert. Apocalypse now, que je n'avais jamais vu sur grand écran, mais qui était projeté dans le cadre du Festival du Film d'histoire de Pessac, propose une méditation un peu grandiloquente (et longuette) sur les horreurs de la guerre, qui reste le crime absolu. Puisque pendant la guerre, il est permis de tuer. On sait que les nazis ne s'en sont pas privés pendant les années 39 à 45, mais les Américains au Vietnam, ce fut quelque chose, si on en juge par ce film. Les crimes de guerre, ils connaissent aussi : bombardement d'un village (le fameux ballet des hélicoptères au son de la chevauchée des Walkyries de Wagner), massacres en tous genres au napalm, folie meurtrière qui s'empare des hommes pendant qu'ils inspectent une jonque. Et le personnage hallucinant de Kurtz, joué par Marlon Brando, qui va jusqu'au bout de la folie du Mal. Et au contraire du film de Carné-Prévert, il n'y a pas d'Amour dans ce film, d'où la toute-puissance du Mal. En tout cas, les Américains n'hésitent pas à donner une représentation très réaliste des massacres qu'ils commettent : on attend encore le grand film de fiction français sur nos massacres en Algérie (années 1830-1840, 1945, 1954-1962), au Tonkin dans les années 1880 (Jules Ferry, qui avait été surnommé « L'affameur » pendant la guerre de 1870, y acquit le nouveau surnom de « Ferry-Tonkin ») ou de Madagascar en 1947, entre autres... Il est vrai que les Français n'ont pas envie de voir ça : l'échec commercial du film de Kassovitz sur le massacre d'Ouvéa, pourtant fort beau et bien documenté, en témoigne.

On peut penser que les bombardements de Gaza (soi-disant ciblés, tu parles, c'était l'excuse des Américains aussi au Vietnam) sont très directement inspirés par cette guerre moderne qui a débuté au Vietnam, qui a continué en Irak et en Afghanistan, et qui est devenue récurrente à Gaza, et où on détruit pour détruire, en espérant que des ennemis acharnés sont détruits avec les bâtiments, et tant pis pour les civils qui ne sont que des dégâts collatéraux, nombreux tout de même. On connaît le topo. C'est une guerre faite au peuple. Une de mes correspondantes rajoute, à propos de mon « Nous sommes tous des Grecs » d'avant-hier : « on est tous des Palestiniens aussi ». J'approuve, après tout, nous clamions bien en 1968 : « Nous sommes tous des Juifs allemands » !
Oui, je parlais du génocide indien aux USA, on connaît moins celui des aborigènes qui, dans certains coins reculés (je crois qu'ils s'agit de la Tasmanie dans le texte suivant), a été encore plus massif : "Il est désormais avéré qu'aux alentours de 1840, les colons anglais – pour la plupart d'anciens bagnards ou fils de bagnards –, décidèrent d'en finir une fois pour toutes avec les autochtones aborigènes – auxquels on reprochait de ne pas vouloir se plier aux règles victoriennes de bienséance en usage (en réalité, et pour être plus exact : d'être parfaitement réfractaires à la condition d'esclavage que les colons avaient tenté de leur imposer – ces sauvages avaient même poussé le vice jusqu'à dépérir assez rapidement lorsqu'on les jetait en prison, rendant par là cette punition inefficace...). Il fut donc formé une chaîne d'hommes armés – à raison d'un fusil tous les cent mètres – qui remonta du sud vers le nord de l'île et tua tous les hommes de couleur qu'elle rencontra sur son passage" (Denis Grozdanovitch, Minuscules extases). Ah, si les Israéliens pouvaient en faire autant à Gaza, comme tout serait plus simple ! Si nous en avions fait autant en Algérie lors de la conquête (ça démangeait pourtant Bugeaud !), nous aurions toujours un pied de l'autre côté de la Mare nostrum...
Tiens, à propos du Mal, André Gide se posait la question suivante dans son Journal, à la date du 18 février 1888 : "Comment expliquer que sur terre où l'homme est si mauvais il y ait de si belles choses" ? Réponse qu'il donne, et qui en vaut bien une autre : "C'est un reflet de Dieu". Dommage qu'il n'y ait pas plus de reflets ! C'est peut-être, que Dieu n'existe pas !

mercredi 21 novembre 2012

21 novembre 2012 : le Mal



cette indifférence aux souffrances qu'on cause et qui, quelques autres noms qu'on lui donne, est la forme terrible et permanente de la cruauté.
(Marcel Proust, Du côté de chez Swann)


Le Mal nous environne, ça ne fait aucun doute. J'y appose un grand M, parce qu'il faut bien différencier nos petits maux, notamment physiques et même moraux, du Mal que je qualifierai presque de métaphysique, celui qui fonde la société (voir le mythe de Caïn et Abel) tout autant qu'il en mine les fondements. J'en ai parlé la semaine dernière avec ces employeurs abusifs, on le voit tous les jours dans les faits divers, et la littérature en est remplie, et pas seulement les romans policiers. Comme écrivait André Gide, on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments (je cite de mémoire). Et chacun sait que les bonnes intentions ne suffisent pas pour empêcher le Mal. "Les assassins de personnes physiques sont sous les verrous. Les assassins de personnes morales et spirituelles courent toujours. Ils continuent de semer la mort autour d'eux, en enfermant le monde dans une vie pauvre et limitée", écrit Bertrand Vergely, dans sa Petite philosophie pour jours tristes.
Après Khaos, je viens de voir un autre film documentaire, décidément la réalité dépasse la fiction, Into the abyss (Au fond de l'abîme), que l'Allemand Werner Herzog est allé tourner au Texas. Il y confronte l'imbécilité du crime gratuit (trois morts, simplement pour voler une voiture) et la violence, tout aussi sordide et inane, de la peine capitale. Car un des deux meurtriers, qu'il a pu interviewer avant son exécution, a été condamné à mort, malgré son jeune âge, et son état infantile, voire débile : le 24 octobre 2001, Jason Burkett (lui-même fils et frère de prisonniers) et Michael Perry tuent de sang-froid Sandra Stolter, la mère d'un de leurs copains, pour lui voler sa belle voiture décapotable rouge, puis ils tuent Adam Stolter et son copain Jeremy, afin de leur dérober les passes nécessaires pour pénétrer dans le quartier ultra-sécurisé des Stolter. Ces deux paumés vont faire croire qu'ils ont gagné au loto pour acheter cette voiture, avant d'être rapidement suspectés et pris par la police après une fusillade sévère.
Herzog les interroge en 2011 dans leur prison de haute sécurité, à travers une vitre. Perry est à huit jours de son exécution programmée, Burkett a lui, été condamné à la perpétuité, assortie d'une peine de sûreté de quarante ans. Il interroge aussi la sœur d'Adam et fille de Sandra, brisée par l'événement, qui a suspendu sa ligne téléphonique, de peur que ça lui apprenne un nouveau drame, et qui ira assister à l'exécution, et le frère de Jeremy, qui garde précieusement le portrait de son cadet. Perry, lui, est complètement à côté de la plaque, et produit un discours nébuleux, dans lequel sa conversion lui permet d'oublier aussi bien les actes passés (il n'a jamais eu un mot pour ses victimes, il est quasiment dans la négation de l'événement) que sa mort prochaine.
"C'est le vie qui a du sens, pas le mal. On a pensé le sens à l'envers. En cherchant le sens du mal, sans développer celui de la vie. Les conséquences se lisent sous nos yeux. Détresse extérieure. Logiques aberrantes glorifiant la violence, le mal et la souffrance d'autrui. Détresse intérieure. Ignorance complète de soi-même. Désespoir. Fuite éperdue dans tous les sens. Dans l'activisme extérieur. Dans l'hédonisme narcissique", nous dit Bertrand Vergely, dans son Voyage au bout d'une vie. On le voit bien avec Burkett, le deuxième condamné, qui a été sauvé de la peine de mort par son père venu témoigner que le responsable de la tragédie, c'était lui, le père absent (presque toujours en prison, et qui n'en sortait que pour faire un nouvel enfant à sa femme) qui a laissé à sa famille une vie pourrie et sans éducation. On voit là étalée l'engrenage de la reproduction sociétale, que stigmatisait Bourdieu dans les années 70, dans un autre sens d'ailleurs.
Car le contexte de la petite ville où se sont déroulés les faits est terrible : Perry n'avait plus de famille, il vivait dans la voiture d'une copine avant d'aller cohabiter avec Burkett dans sa caravane délabrée. Les sans domicile fixe sont nombreux (on nous montre toutes ces caravanes déglinguées, contraste saisissant avec les villas hautement sécurisées du quartier des victimes), les parents inexistants, les armes sont en vente libre, c'est la jungle. On retrouve ce que dit Antoine Marcel,dans son Traité de la cabane solitaire : "La misère, chez nous, réside plus dans l'exclusion que dans la pauvreté. Les gens ont appris à se croire malheureux tout en souffrant d'un excès de nourriture. Devant la télévision, ils comparent leur vie aux images de mondes qui n'existent pas". La société la plus riche du monde est aussi celle qui exclut le plus et qui fabrique le plus de violence. Le nombre de meurtres y est exponentiel, preuve s'il en est que la peine de mort ne résout rien.
Herzog interroge aussi l'aumônier de la prison qui explique ce qu'il fait – et les larmes lui viennent aux yeux, quand il raconte qu'il accompagne le condamné et lui tient la cheville au moment de sa mort –, et qui sait que la vraie souffrance est spirituelle. Et surtout le bouleversant fonctionnaire de la mort (le bourreau) qui passe en sa compagnie la dernière journée du condamné, lui porte son dernier repas, l'emmène à sa dernière douche, lui donne ses derniers habits, avant de le ligoter avec ses aides sur le lit de la mort programmée. Ce fonctionnaire a craqué après avoir exécuté une femme, il a démissionné, depuis, il est devenu un farouche opposant à la peine de mort. Et tant pis s'il a perdu par la même occasion ses allocations-retraite, car les USA, c'est aussi ça, on fait payer ceux qui ne veulent plus obéir.
Alors, le Mal, c'est l'ignorance (l'éducation n'est pas passée par là, Burkett par exemple ne savait pas lire), c'est la bêtise (le manque de jugement de ces deux jeunes, leur incapacité de trouver une autre solution pour parvenir à leurs fins) qui finit par confiner au déni de réalité (au fond, Perry ne sait pas pourquoi il va être exécuté), c'est aussi la volonté de puissance que donnent une arme et une belle voiture. Le Mal, c'est le chaos (l'univers avant Dieu ?), et pourtant, comme le montre le réalisateur, au-delà de la terrifiante monstruosité de ceux qui sont passés à l'acte, il y a encore de l'humanité. Et, inversement, on voit bien l'inhumanité que recèle le sentiment de vengeance, aussi bien individuelle que collective (et la peine de mort n'est rien d'autre).
Herzog fait surgir les démons et les fantasmes d'une Amérique qui ne se remet pas de sa création par la violence : le génocide des Indiens et l'esclavage des Noirs. Et qui continue à en payer le prix. Le Mal rôde, la diffusion généralisée des armes (il faut être inconscient pour croire qu'elles ne serviront jamais !), la drogue, les envies irrépressibles de consommation liées à la publicité envahissante, l'infantilisation de la société entière par les jeux vidéo et la télévision ou par les nouveaux jeux du cirque, sportif ou électoral, tout pousse à penser que longtemps encore Caïn va tuer Abel.

mardi 20 novembre 2012

20 novembre 2012 : La Grèce au cœur


faire en sorte que la vie des gens soit aussi morte que possible, en particulier au moyen de la production en masse de biens de consommation inutiles et futiles.
(Carl-Henning Wijkmark, La mort moderne)


Une chose est sûre : pour "faire en sorte que la vie des gens soit aussi morte que possible", les bombardements et les massacres, c'est encore ce qu'il y a de mieux, ainsi à Gaza en ce moment. Mais il y a des moyens plus insidieux de les faire mourir à petit feu, en particulier en poussant les gens à acheter des "biens de consommation inutiles et futiles" ou en leur imposant une cure d'austérité par une autre sorte de violence (qui peut aller jusqu'à celle des flics, car comme écrivait Jean Genet, j'ai déjà dû citer cette phrase : "qu'est-ce qui va bien défendre encore la charogne qui ne pense qu'au fric ? Ses flics"), celle du FMI et de Bruxelles réunis, en empêchant toute possibilité de vivre normalement, comme on le voit dans le très beau film documentaire d'Ana Dumitrescu, Khaos, les visages humains de la crise grecque, fruit d'un travail indépendant, sans aucun financement télévisuel, donc libre.

 
Le film a été tourné en début d'année, dans l'urgence ("nécessité de porter la parole et la voix des Grecs au delà des frontières, au delà des clichés"), sous la houlette du blogueur grec Panagiotis Grigoriou (voir son blog http://greekcrisisnow.blogspot.fr/), qui sert à la cinéaste de fil conducteur, d'interprète, d'explicitateur, si tant est qu'on aurait besoin d'en savoir plus. Les témoignages d'une parole libérée sont amplement suffisants : des hommes et des femmes du peuple inconnus, des marins pêcheurs, des tagueurs, des libraires, des professeurs, des restaurateurs, des vendeurs de souvenirs, des associatifs et le magnifique héros de la Résistance grecque contre les Nazis, Manolis Glezos, âgé aujourd'hui de 90 ans, prennent la parole et montrent les conséquences de la crise sur le quotidien des humbles (Dostoïevski dirait « les humiliés et les offensés »), c'est-à-dire de la grande majorité, car il n'y a plus de classe moyenne, laminée par la chute des salaires et le chômage.
Quand on parle de la Grèce, on ne nous cite que des chiffres, le montant de la dette (rappelons que la Grèce a payé avec les intérêts 54 millions de dollars, pour un emprunt de 1 million de dollars fait en 1986 par Papandréou, qu'elle vient tout juste d'avoir fini de le rembourser ; où sont les voleurs ? Sont-ce les Grecs ? Bien plutôt les usuriers, financiers, banquiers, investisseurs et spéculateurs internationaux !), on nous parle des banques qui approcheraient de la faillite, des armateurs et de l'église orthodoxe qui ne paient pas d'impôts (curieux que le FMI et Bruxelles ne s'en prennent pas à eux ! Mais entre riches on se comprend, on se serre les coudes !), bref, on ne voit jamais ce qui se passe au quotidien pour le commun des mortels.
Le film nous montre ce qu'on ne voit pas habituellement : les suicidés (dans un pays où le taux de suicides était presque inexistant avant), les pauvres qui font la queue devant les soupes populaires associatives ("C'est des repas par le peuple et pour le peuple", nous disent les responsables caritatifs, ajoutant que les services de santé leur mettent des bâtons dans les roues, parce que leurs cuisines ne seraient pas aux normes sanitaires, "Et les poubelles que fouillent les gens pour manger, elles sont aux normes ?", rétorquent-ils), les gens désespérés qui vivent dans la rue (conclusion : "la solution, ce n'est pas avec les élections"), les professeurs effondrés parce qu'il n'y a plus de livres ni de crayons, tous ceux qui se battent au quotidien pour garder la tête haute, et aussi ceux qui proposent d'autres solutions. 
Manolis Glezos, par exemple, nous rappelle que l'Allemagne – cette sainte-Nitouche, toujours experte en bons conseils – n'a jamais payé aux Grecs l'indemnité de dommages due pour les exactions nazies pendant la guerre 39-45, alors qu'elle y avait lancé un emprunt forcé ; je rappelle à ce sujet que pareillement l'Allemagne ne nous a jamais payé les indemnités qu'elle nous devait au titre des dommages de la guerre 14-18, alors qu'elle avait empoché sans sourciller l'énorme emprunt (un « cadeau », en fait) que Bismarck nous avait imposé en 1871, et qui n'a pas été pour rien dans son développement économique et militariste ! N'ayons pas la mémoire courte, les donneurs de leçons ultra-libéraux et soi-disant sociaux-démocrates, y en a marre ! Qu'ils commencent, d'abord, à payer ce qu'ils doivent !
Non, la télévision nous montre toujours les mêmes soi-disant experts (maintenant que j'ai deux cents chaînes de télé, je vois les mêmes partout sur toutes les chaînes d'infos, ils mangent à tous les râteliers, principalement quand ils n'ont rien à dire) bêlant leur antienne néo-libérale, dans de pseudo-débats absurdes, qui leur sont grassement payés, en plus. Ana Dumitrescu a choisi de projeter son film dans de vraies salles de cinéma, devant un vrai public, et vient elle-même ou avec ses collaborateurs, pour les débats qui suivent, créant de vrais échanges et non du bla-bla-bla prédigéré. Son film nous permet d'écouter ou de retrouver la voix de notre conscience, de développer notre imagination (comment et quand ça va nous arriver à nous aussi ?), de se dire qu'il faut se dépêcher de nous préparer au futur combat, de nous réunir, de nous associer, avant d'être bientôt nous aussi transformés en mendiants dans une réserve d'Indiens.
Bravo à tous les exploitants de cinéma qui mettent le film à l'affiche plutôt que ces machineries absurdes, tout juste bonnes à décerveler (le dernier James Bond et le dernier Twilight font plus de deux millions de spectateurs en une semaine, sommes-nous devenus une colonie américaine ?), qui encombrent les écrans. Et une chaîne de télévision s'honorerait de le projeter très rapidement, mais y en a-t-il une qui sait ce que c'est que l'honneur ? Non, elles préfèrent projeter ad nauseam les images du duel Coppé/Fillon (comme si ça avait la moindre importance ?), des déboires de nos couples « princiers » à nous (DSK/Sinclair, Montebourg/Pulvar, passionnant, n'est-ce pas ?) ou bien des manifestations fascistes contre le mariage gay (je me souviens de notre grande manifestation d'octobre 2009 de « solidarité avec les femmes du monde entier » qui n'a été couverte par aucune télé ni aucun journal importants ; nous étions pourtant 30000 dans les rues de Paris !), avec des interviews bien senties d'imbéciles heureux.
Mais la Grèce, berceau de la démocratie, la Grèce, soleil de l'humanité (il se trouva un homme et même deux pour aller y décrocher en 1941 le drapeau nazi de l'Acropole, au péril de leur vie !), la Grèce, avec ses philosophes (Platon, Socrate, Aristote, etc.) et écrivains magnifiques (Homère ; les tragiques de l'Antiquité : Eschyle, Sophocle, Euripide ; le père de la comédie : Aristophane ; les modernes : Cavafy, Kazántzakis, Elýtis, Ritsos, Alexakis, Kawadias, Séféris, Vassilikos, Zei, entre autres), la Grèce, que nous portons au cœur plus que tout autre pays, devons-nous laisser crever son peuple ("ils coupent nos vies", dit un des interviewés) parce que les millionnaires et milliardaires qui nous dirigent veulent faire cracher la population plutôt que de s'en prendre aux riches et à leurs taux exorbitants de prêt (ces usuriers sont décidément pires que des négriers) ?
Qu'on y prenne garde : les branches auxquelles nous nous raccrochons encore (pour combien de temps?), nos salaires et nos retraites, notre santé et notre sécurité sociale, notre éducation et notre culture (tout ça ne rapporte pas un sou, qu'on se le dise !), ces branches sont dans le collimateur des nouveaux maîtres du monde, les financiers.
"Nous sommes tous Grecs, plus que jamais", nous dit Ana Dumitrescu.

lundi 19 novembre 2012

19 novembre 2012 : petites annonces


J'étais à la fois parfaitement éveillé et en dehors du temps, prêtant l'oreille à l'existence elle-même.
(Carl-Henning Wijkmark, Derniers jours)


J'ai toujours eu un faible pour les petites annonces. Je me souviens que, quand j'étais petit et que nous allions chez les oncles et tantes, tous paysans, on trouvait Le chasseur français, seule revue avec parfois Le pèlerin (celui-là, plus vraisemblablement pour les femmes) à trouver place dans leurs lectures, avec le quotidien Sud-Ouest. Et dans Le chasseur français, j'ai tout de suite été attiré par les petites annonces, qui occupaient une place très importante, et dont beaucoup étaient la recherche d'une femme, ou d'un homme, bref des annonces matrimoniales qui m'amusaient beaucoup. « Voilà, je me disais à sept-huit ans, comment les grandes personnes se décrivent, pour chercher à se rencontrer. » Aujourd'hui, bien sûr, internet et ses sites de rencontres ont remplacé ces désuètes petites annonces, encore que dans les journaux gratuits, elles fleurissent toujours !
Marie-Hélène Lafon, dans L'annonce nous raconte justement une de ces rencontres improbables nées d'une petite annonce. Paul a quarante-six ans, est agriculteur à Fridières, petit hameau du Cantal dans la ferme appartenant à ses deux vieux oncles, célibataires qui l’ont recueilli avec sa sœur Nicole quand ils étaient adolescents. Nicole, restée vieille fille, régente la vie à la maison, tout en étant aide à domicile chez les éclopés du village, et même "lectrice" à l'occasion pour une aveugle ; Paul gère l'exploitation, les vieux s'occupent du jardin. Mais Paul n'a aucune envie de devenir un de ces "vieux garçons ensauvagés de solitude et de boisson après la mort des parents" comme on en voit trop dans le village. Annette, trente-sept ans, vit dans le Nord à Bailleul, avec son fils Éric, onze ans, après avoir rompu avec le père de l'enfant, alcoolique et qui la battait, et qui a d'ailleurs refait sa vie. Elle a été ouvrière d'usine (dans les filatures, avant que ça ferme), puis caissière. La vie est dure, malgré la présence attentive de sa vieille mère, qu'Éric aime beaucoup : "On était démuni, on se sentait pour toujours nu, à deux doigts de l'effacement. On n'avait pas chaud". Annette a envie d'une autre vie, de chaleur humaine, et sait que pour se reconstruire, il faudrait qu'elle parte ailleurs. En emmenant son fils chez le dentiste, elle tombe sur Le chasseur français, et l'annonce de Paul l'intéresse. Ils prennent rendez-vous par téléphone, et se retrouvent pour une première rencontre à Nevers, ville à mi-chemin.
Annette a pris le train (trois changements), Paul est venu en voiture, abandonnant pour un soir la traite des vaches à un voisin. Au buffet de la gare, ils prennent un chocolat chaud. Paul parle, il raconte tout, Annette reste sur le qui-vive, sa première expérience masculine a été si dure. Mais elle est frappée par les mains de Paul, posées sur la table, et qui lui donnent une impression de force sur quoi on peut peut-être se reposer. Ils vont se promener sur les bords brumeux de la Loire de novembre, se fixent un autre rendez-vous, en janvier, sur deux jours, comprenant donc une nuit. Ils décident alors de se revoir définitivement, et au mois de juin, Annette et Éric débarquent à la ferme. Ils logent à l'étage avec Paul, le rez-de-chaussée étant occupé par les oncles et Nicole, qui attendent de pied ferme l'étrangère, l'intruse, et le bâtard envers qui ils vont (Nicole surtout, car les vieux sont surtout observateurs) livrer "une guerre qui, pour rester sourde, n’en serait pas moins longue et difficile, guerre d’usure et de patientes tranchées". La chienne Lola se prend immédiatement d'amitié pour Éric : le jeune garçon a un don avec les animaux. Intelligent et ouvert, le gamin sera peut-être celui qui mettra de l'huile dans les engrenages des adultes, et apportera la paix.
Annette peu à peu se fait à cette vie austère et rude, au noir de la nuit campagnarde, mais aussi au printemps merveilleux, elle réapprend à conduire, se lie avec une voisine, avec l'épicière, se fait toute petite pour être au moins tolérée par le groupe d'en bas, Paul le silencieux l'ayant d'emblée adoptée comme compagne. "On avait peu à dire quand il fallait, d'abord, vivre ensemble, le matin le soir, se toucher, s'attendre, se craindre, s'apprendre". Oui, on est dans un monde où on parle peu, et où d'ailleurs on n'a pas les mots pour traduire les émotions, seuls les gestes parlent. L'auteur, elle, trouve les mots pour montrer comment on peut combler "les vieilles plaies de solitude et de peur" qui sont le lot aussi bien de ces paysans que des âmes brisées venues du nord. Marie-Hélène Lafon use de paragraphes assez longs, d'énumérations, parfois omet des ponctuations attendues, et crée ainsi un style fait d'un rythme lent approprié à la longueur des jours et des travaux des champs, aussi bien que de l'apprivoisement progressif des deux nouveaux. D'ailleurs, a-t-on tant que ça besoin de parler ? "Les confidences sont la mort de l'amitié. Les sentiments sont faits pour être réfrénés, les secrets pour être respectés", ai-je relevé chez Carl-Henning Wijkmark, dans un autre beau roman lu récemment, Derniers jours.
L'annonce est une belle réussite. Un roman sentimental si l'on veut, un roman rustique aussi, dans la lignée du Regain de Giono. On sent que l'auteur connaît bien la campagne et sait traduire en mots simples la difficulté d'y vivre et de s'y intégrer, aussi bien que les joies les plus évidentes, comme dans la scène de l'étable (jusque-là interdite à ces incapables de citadins) où le jeune Éric va réussir à se faire accepter par Nicole et les deux oncles ébahis, et que je vous laisse découvrir. Émotion garantie. Et une grande justesse de ton.