samedi 24 septembre 2016

24 septembre 2016 : "Danse sur les flots" (encore ?)



Tous ceux qui ont perdu quelqu'un sont, si peu que ce soit, engagés dans la mort. Mais nous n'avons rien perdu. Ils sont là ; ils nous attendent, là où il n'y a plus d'attente.
(Marguerite Yourcenar, Suite d'estampes pour Kou-Kou-Haï, in En pèlerin et en étranger, Gallimard, 1989)



Je viens de recevoir un nombre d'exemplaires assez important de mon livre. Mon recueil est une suite de textes poétiques sur le deuil, c'est pourquoi j'ai mis en exergue la citation de Marguerite Yourcenar ci-dessus, qui me semble refléter à la fois mon mode de pensée en général et le contenu assez exact du livre en particulier.
Je vous en offre un autre texte, en espérant que vous serez nombreux à souhaiter l'acquérir, justement pour aider d'autres personnes endeuillées. Ceci étant, ce n'est pas un livre triste, je ne crois pas du moins. J'ai simplement eu besoin, dans l'absence déchirante qui s'est produite tout à coup, d'une part de faire ces voyages en cargo et d'écrire de ce lieu de nulle part, au milieu des océans, pour essayer d'y voir plus clair.
Voici donc un des poèmes de la fin du livre :

un jour, tu as quitté mon orbite
je n'étais pas pourtant un astre terrifiant
tes dents voulaient croquer une joie inconnue
ton rire soulever la routine en poussière
ton haleine chasser les branches de l'ennui

un jour, tu as coupé toutes les chaînes
je n'étais pas pourtant une prison terrible
tes yeux ne voulaient plus qu'on les retienne
tu voyais dans mes pleurs un crocodile
et dans mon souffle un éventail troué

un jour, tu es partie à la dérive
ivre comme un bateau sur les mers effarées
tu m'as laissé creuser ton absence en désert
tu n'acceptais plus le mensonge du destin
tu m'as abandonné, chien perdu sur un quai

voilà : je te poursuis sur les mers insolites
croyant te retrouver dans les soirs aveuglants
dans les fruits de la nuit quand la mer est étale
dans les rides fanées des vagues vieillissantes
jusque dans les abris des rades du silence

je te retrouverai, tenace et téméraire
car les mots veillent la nuit dans mon sommeil
j'essorerai la mer, la prendrai au lasso
j'épongerai le sel de sa prison humide
et un jour, tu referas escale dedans moi




J'espère que ça vous vous donne une envie d'en lire plus, merci.

vendredi 23 septembre 2016

23 septembre 2016 : opéra si opéra là !


Société du bruit, société idolâtre : elle immole la quiétude aux dieux de l'étourdissement.
(Jean-Michel Delacomptée, Petit éloge des amoureux du silence, Gallimard, 2011)


Je continue aussi à fréquenter l'opéra, comme je l'ai signalé à propos de Venise, où j'ai revu La Traviata. Depuis, j'ai revu au cinéma dans le cadre des programmes UGC Le Trouvère (du même Verdi), enregistré au Festival de Salzburg, et mercredi soir sur Arte La flûte enchantée, du divin Mozart, en direct de la Scala de Milan. L'opéra, branche de la musique et du théâtre, fait partie des arts qui nécessitent la répétition : plus on voit (et entend) un opéra, plus on a envie de le revoir ou de le réécouter. Ce qui n'est pas le cas de la grande majorité des émissions de télévision, puisque beaucoup de gens se plaignent des rediffusions pendant l'été !

Pour La flûte enchantée, qui reste mon opéra préféré, je l'ai vu six fois en direct (à Paris, Poitiers, Tours, Bordeaux, en version originale en allemand, à l'English national opera de Londres, chanté en anglais, à Montmorillon, chanté en français dans le cadre du Festival Figaro Si Figaro là !), sans parler du disque (j'ai eu trois versions sur disques vinyle, j'en ai une sur cd), des dvd (deux versions), du film de Bergman (vu au moins dix fois, et que j'ai naguère qualifié de "plus beau film du monde", quand je l'ai visionné au milieu de l'Océan sur la Lutetia en 2013) et de celui de Kenneth Branagh, ou des passages à la télé. Grâce aux technologies actuelles, la compréhension n'est plus un problème, puisque il y a des sous-titres (dvd, télévision, cinéma) ou un surtitrage (salles d'opéra), il nous reste donc à être attentif au spectacle, à la musique et au chant. C'est donc l'opéra que j'ai le plus entendu, le plus vu. J'en ai lu attentivement le livret et le commentaire musical dans le n° de L'avant-scène opéra que je possède. Sous son apparence de conte accessible aux enfants et avec des scènes humoristiques, c'est un opéra très profond, et il partie des musiques que j'écoute quand j'ai un coup de blues. D'aucuns le trouvent un rien macho (l'homme doit guider la femme, chante Sarastro) ou raciste (le personnage de Monostatos) ; moi qui ne suis ni l'un ni l'autre, je passe sur ces détails un peu gênants, en les replaçant dans le contexte de l'époque. L'essentiel, c'est la musique et le chant, qui sont merveilleux, enchanteurs. Et là, c'était magnifique, avec une distribution de jeunes chanteurs-comédiens.
Les deux opéras de Verdi font partie de mes préférés de ce compositeur (le troisième étant Rigoletto). La Traviata, transposition en opéra du mélo romantique de Dumas fils, La Dame aux camélias, est à tous points de vue une réussite ; il confronte l'étroitesse de la morale bourgeoise (le père qui vient demander à Violeta de se sacrifier pour ne pas jeter le discrédit sur une famille honorable) et le rachat de la femme perdue par l'amour. La musique est sublime. Certains, ceux qui n'aiment pas l'opéra, estiment qu'il faut beaucoup de temps et de chant pour mourir au dernier acte : mais l'opéra n'a jamais prétendu être une simple transposition de la réalité. C'en est plutôt une transfiguration, quand il est réussi.

Je n'ai jamais vu Le Trouvère (Il Trovatore) sur scène, seulement en dvd, à la télévision ou comme cette fois-ci, au cinéma. Grâce à la carte Pass senior de la Mairie de Bordeaux, nous avons pu entrer à deux pour moitié prix, ce qui m'a fait rencontrer une charmante vieille dame qui a partagé le prix de la place avec moi. Ce que nous referons peut-être à l'occasion. Dans ces retransmissions au cinéma, le grand écran permet de voir les détails de la mise en scène, d'admirer les costumes et le jeu des chanteurs (qui doivent aussi être acteurs), et bien sûr, d'avoir la musique en stéréo dolby. Placido Domingo, vieillissant, est encore capable de chanter le rôle du comte de Luna, tandis qu'un jeune ténor chantait magnifiquement le rôle du Trouvère. La Bohémienne était splendide, l'amoureuse aussi, et les chœurs, parmi les plus beaux de Verdi, résonnaient longuement après les avoir entendus. Une très belle soirée.

Avec l'opéra, on est loin du bruit et de l'étourdissement que dénonce à juste titre Jean-Michel Delacomptée : "Quand m'atteignent les sons d'un baladeur écouté les yeux vides, d'un spectacle télévisé vulgaire, d'une émission de radio à vomir, d'une musique lamentable, cet envahissement m'emplit d'un sentiment de révolte parce que, derrière ces veuleries verbales et ces refrains bécasses, s'incarnent les étouffoirs qui empêchent de rêver, cogiter, imaginer ce qu'on veut". Même si sans doute les amateurs d'écouteurs dans les oreilles rêvent aussi...

mardi 20 septembre 2016

20 septembre 2016 : "L'arme à l'œil", un livre explosif !


la gauche, si elle veut rester elle-même, prend position pour l'inclusion, pour l'acceptation de l'autre, du différent, de l'exclu. La droite, au contraire, exclut et a tendance à réserver les avantages et les privilèges aux classes et aux groupes, aux nationalités, aux pays et aux factions qui ont déjà en main avantages et privilèges.
(Luciano Canfora, L'imposture démocratique : du procès de Socrate à l'élection de G.W. Bush, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Flammarion, 2003)


Je continue de lire, et je viens d'achever le bref mais terrifiant livre de Pierre Douillard-Lefevre, L'arme à l'œil : violences d'État et militarisation de la police (éd. Le bord de l'eau, 2016). Au moment où un autre homme a encore perdu un œil lors de la dernière manifestation contre la loi travail, cette lecture n'est pas inutile. Quand Rémi Fraisse est mort à Sivens, ce n'était ni une « bavure », ni un « accident » : c'était la conséquence du processus de militarisation de la police, dont l'impunité n'est plus à démontrer, comme en témoigne ce livre (extraits plus bas).
L'auteur nous annonce dès son introduction qu'en 2007, "je perds l'usage d'un œil, touché par un tir de lanceur de balles. [...] L'actualité ne tarissant pas de surenchère policière, ni la cascade de blessures, mutilations et décès causés par la police, ces pages ne sont donc qu'une annonce qu'il nous faudra compléter collectivement". La nouvelle doctrine du maintien de l'ordre semble en effet être de blesser (ou tuer) un, de manière à anesthésier les velléités de résistance des autres afin de terroriser les populations. Le livre explore toutes les faces de cette sécurisation forcenée du territoire qui, avouons-le, n'a d'ailleurs en rien empêcher les attentats, mais par contre, qui s'avère efficace pour contrer les opposants de toutes sortes, qu'il soient contre le nucléaire, le barrage de Sivens, l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, ou simplement la loi travail. Museler toute contestation écologique ou politique, voilà le nouveau programme du gouvernement !

 
Quelques extraits du livre :
"Les communicants entrent en jeu. Il faut produire du bruit pour atténuer le caractère insupportable de la situation, suspendre le temps. Il faut multiplier les insinuations, essayer de salir à titre posthume le défunt [Rémi Fraisse], suggérer qu'il est peut-être responsable de sa propre mort, notamment par une tentative pathétique de semer le doute sur le contenu d'un sac à dos.
Tout est fait pour réduire à néant les protestations, étouffer les braises. Les policiers ont carte blanche : arrestations préventives de masse, charges sans sommation, places cadenassées. [...] Par un retournement de situation qu'on croirait sorti de l'imagination d'Orwell [l'auteur de l'anti-utopie 1984], le rapport [du 28 mai 2015, commandé par le gouvernement] préconise l'arrestation préventive des individus considérés "suspects", afin de les empêcher de manifester, dans la continuité directe de la loi de renseignement. C'est un écho évident aux célèbres "lois scélérates" de la fin du XIXe siècle, qui réprimaient le mouvement libertaire.
Les attentats du 11 septembre 2001 avaient permis d'étouffer les voix du monde entier qui s'élevaient contre le déchaînement policier à grande échelle comme quelques semaines plut tôt, sur les manifestants de Gênes, en Italie. […] Le choc qui suit les attentats consacre la décomplexion absolue d'un pouvoir socialiste qui parachève l'avènement d'un état policier. Cet épisode témoigne aussi de la sidération d'un peuple qui avait communié dans l'anti-sarkozysme et qui, depuis la victoire socialiste aux élections, s'apercevra beaucoup trop tard que les nouveaux maîtres vont plus loin encore que leurs prédécesseurs dans la terrible offensive policière, patronale et raciste.
Le LBD 40 [Lanceur de Balles de Défense] donne la certitude à celui qui l'utilise de pouvoir atteindre précisément sa cible. Ses utilisateurs ne s'en privent pas : les tirs au visage se multiplient immédiatement après son attribution. La France ne comptera bientôt plus une région – y compris d'Outre-mer –, plus une métropole, exemptes d'individus blessés gravement par ces armes. […] En quelques années, les balles en caoutchouc de ces deux armes à feu auront frappé des milliers de personnes et en auront mutilé définitivement plusieurs dizaines. […] La cadence des blessés graves s'accélère au rythme des plaintes classées, des affaires étouffées et de l'omerta médiatique. Dans l'immense majorité des cas, les tireurs restent impunis. […] les affaires connues ne sont que la partie émergée de l'iceberg. Beaucoup de blessés préfèrent se taire, n'ayant pas les soutiens nécessaires, la force ou les capitaux pour porter plainte – le droit étant l'une des marchandises les plus excluantes – contre une institution toute puissante et capable de les broyer.
Septembre 2012, à Montpellier. Avant un match de football, Florent, habitué des tribunes, sirote un verre dans une buvette aux abords du stade de la Mosson. Non loin de là, la Brigade Anti Criminalité s'est lancée à la poursuite d'un supporter suspecté de porter un fumigène. [...] les policiers matraquent ceux qui se trouvent sur leur passage. Ils jettent une grenade de désencerclement et tirent au Flash Ball. Florent reçoit la balle dans le visage, alors qu'il est assis devant son verre. Il perd son œil. […] Les supporters constituent pour la police une masse généralement hostile qu'il faut canaliser, une plèbe à domestiquer, et donc un laboratoire de technique de contrôle des foules. […] Ces dernières années, à Montpellier et Lyon, deux hommes ont perdu un œil en marge d'un match, alors qu'à Nantes, un supporter bordelais est touché en pleine tête par un tir de Balles de Défense. […] Les grands événements sportifs doivent servir à distraire : domestiquer la plèbe et écraser ceux qui gâchent la fête, comme en témoignent la répression féroce subie par les opposants à la Coupe du monde qui s'est tenue au Brésil en 2014...
Les individus blessés par la police ne sont pas que des chiffres, des dossiers ou des articles dans la presse. Ce sont des vies percutées par la force de l'ordre, une mosaïque de parcours très différents, les nouvelles gueules cassées du monde occidental. [...] mains arrachées, boîtes crâniennes fracturées, yeux éclatés. Ce sont les dommages collatéraux de décennies de surenchère sécuritaire. […] Les lanceurs de Balles de Défense réintroduisent une logique de guerre en prétendant maintenir l'ordre. Si ce nouvel arsenal tue moins, il possède la même vocation : mutiler et terroriser.
De la même manière que l'arsenal sécuritaire est toujours justifié par un cas exceptionnel afin de se généraliser, l'armement accru de la police doit toujours être expérimenté à petite échelle avant d'être utilisé contre tous. […] Les "laboratoires" que la police française a sélectionnés pour s'exercer à la gestion démocratique des foules indiquent les populations que la République considère comme indésirables, indisciplinées. […] Ces périphéries constituent depuis plusieurs décennies des zones de relégations, où la présence de l'État se réduit souvent à la police qui vient tenter de discipliner les corps et tester ses dernières trouvailles. […] L'écrasante majorité des blessures graves causées par l'arsenal policier le sont dans les quartiers pauvres et sur des individus non-blancs. […] Ce n'est pas par hasard que les partisans de l'ordre nomment indistinctement zones de non-droit, les périphéries des métropoles et les ZAD. L'État désigne ses ennemis de l'intérieur. […] la police française a fait ses armes en écrasant les luttes contre l'aménagement du territoire, et en particulier contre les dynamiques anti-nucléaires, très puissantes dans les années 1970.
Expérimenté dans des quartiers ciblés, contre des lycéens et sur les ZAD – mais aussi utilisé dans les zones d'ombre de la République, comme les prisons et les Centres de Rétention -, le Lanceur de Balles de Défense, comme le reste de l'arsenal policier, se généralise. Conçue pour discipliner les pauvres et les indomptés, cette arme élargit son périmètre destructeur et touche un public de plus en plus hétérogène. […] Les laboratoires de l'arsenal policier et l'utilisation des nouvelles armes ont également une vocation commerciale : elles sont un brevet à l'exportation. [...] « Si Israël vend des armes, les acheteurs savent qu'elles ont été testées », déclarait le ministre de l'Industrie israélien, Ben Eliezer".

une lecture parallèle que je viens de faire 
Tout va bien donc, puisque c'est bon pour le commerce : on exporte des armes ; on les a au préalable testées en réel, on forme à leur usage les policiers des pays du tiers-monde (notamment des ex-colonies françaises, mais pas que) qui peuvent ainsi mater les contestataires et les opposants, pour le plus grand bien de nos amis dictateurs. 
Et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, comme disait Pangloss !

samedi 17 septembre 2016

17 septembre 2016 :"Danse sur les flots" paraît ce mois-ci


Une aurore joyeuse éclate dans mon œil
(Jean Genet, Marche funèbre, in Le condamné à mort et autres poèmes, Gallimard, 2015)



Comme on n'est jamais si bien servi que par soi-même, je voudrais signaler la parution de mon nouveau recueil de poèmes, Danse sur les flots, aux éditions L'Harmattan. Ces textes ont été conçus pendant mes deux voyages en cargo de 2013 et 2015. Voici des extraits de la postface où j'éclaire la genèse du livre :

"J'ai accompli le vœu de Claire, celui qu'elle me dit à l'oreille, dans une dernière parole audible, en avril 2009, deux mois avant de mourir : « Le voyage en cargo, il faudra que tu le fasses, pour moi ! » Les yeux brouillés, je lui en fis la promesse.
Elle s'en faisait une joie, et pensait que ça me plairait aussi, de sillonner les mers en cargo. Nous avions vu en 1999 une émission de télévision qui en parlait ; nous avions emprunté aussitôt à la bibliothèque et potassé le Guide des voyages en cargo de Hugo Verlomme (en 2006, nous achetâmes la nouvelle édition) ; lors d'une semaine parisienne, nous étions allés au Cargo club, à la rencontre des voyageurs en cargo qui se réunissent une fois par mois dans l'île Saint-Louis, devant la librairie Ulysse consacrée à la mer. On y confronte les impressions et expériences, on y montre ses carnets, on donne des conseils aux néophytes : ces doux dingues, femmes et hommes, nous ont séduits et encouragés dans notre désir commun.
Claire savait que pour moi, c'était un vieux rêve d'enfance : je lui avais raconté que le premier roman que j'avais lu, à neuf ans, s'appelait Delph le marin, écrit par Paul-Jacques Bonzon. […]
Claire m'a quitté prématurément, me laissant désarçonné, mais non oublieux de la promesse que je lui avais faite. Dès 2010, à l'invitation d'Yvon, mon ancien collègue de Guadeloupe, où j'avais travaillé trois ans, je partais pour un premier voyage en cargo, la traversée de l'Atlantique jusqu'aux Antilles, onze jours aller et quatorze jours retour, entrecoupés dans l'intervalle par un séjour de trois semaines en Guadeloupe. Je me revois encore dire au commandant : « Déjà ! » en apercevant l'île de la Désirade au si beau nom. J'étais conquis et j'avais trouvé le voyage trop court. Et la tempête Xynthia, que nous avions affrontée au retour, ne m'avait nullement effrayé !
En 2013, je suis allé du Havre à Callao (Pérou) par le canal de Panama et retour à Rotterdam : cette fois, le périple avait duré cinquante-sept jours sur la mer, avec seulement de brèves descentes à terre aux escales. J'en suis rentré d'autant plus enthousiasmé que j'eus l'impression très nette que Claire était aussi du voyage ; mais, là encore, ça m'avait paru bien court ! En 2015, j'ai fait le demi-tour du monde, de France jusqu'en Nouvelle-Zélande et retour : quatre-vingt-onze jours de mer, par Panama encore, avec de magnifiques escales dans l'Océan Pacifique ; là aussi, Claire, quoique d'une façon plus diffuse, était magiquement présente.
C'est presque sous sa dictée que tous ces textes ont été conçus [...] pendant ces deux derniers voyages. Je les ai réunis en un bouquet à la mémoire de celle qui a, pendant trente ans, enchanté ma vie et dont la dernière parole fut de favoriser mon rêve d'enfant, naviguer au long cours : elle fut ma nouvelle Eurydice, j'ai senti intensément sa présence sur les mers. Elle a cru me lancer à la recherche de son souvenir, elle m'a intégré dans un grand mythe universel : elle m'a transformé en Orphée."




Ce n'est bien sûr pas à moi d'en faire l'analyse littéraire, aussi je vous soumets simplement, en guise d'appât, deux des textes qui composent le recueil :

qui déferle si tard dans la nuit tropicale ?
quel vent claque et s'échappe des vagues ?
quelle moisson d'écume en éclatant de rire
disperse de l'argent sur le bleu horizon ?

quelle pluie viendra mortifier cette étendue ?
quelles larmes salées flamberont ?
quels poissons sauront dans un spasme
faire entendre le sanglot du moulinet ?

sur le pont, je sens la chaleur de ton âme
je vois le feu de ton cœur embrasé
je déguste le sel de ta peau
qui, comme une algue, me pimente

*         *         *

c'est si facile ici de se noyer

il suffirait de sauter dans l'océan
et sans garnir mes poches de cailloux
où donc les prendre ici ? –
comme Virginia Woolf je coulerais au fond

je préfère onduler comme ta jupe verte
nénuphar au gré de mes songes
dans la lumière sanglante du couchant
et, plutôt que de couler, je danse

j'entoure de mes bras les bribes de ton corps
que ma mémoire recompose
l'orchestre marin joue la valse des vagues
et nous oscillons dans la coursive

dans nos villes de pierre
cent fois je t'ai cherchée
cent fois le chagrin m'a tourmenté

clandestine, à mon bras, ici tu te balances
dans le léger roulis du navire vivant


jeudi 15 septembre 2016

15 septembre 2016 : contre les préjugés, vivent les différences


LE VIEUX : Vous parlez de la dignité de l'homme ? Tâchons au moins de sauver la face. La dignité n'est que son dos.
(Eugène Ionesco, Les chaises, Gallimard, 1954)

Catherine Fradier publie avec Une petite chose sans importance son premier roman jeunesse au Diable vauvert : disons tout de suite qu'elle ne se moque pas des jeunes et que les adultes peuvent lire aussi cet excellent roman.
Les héros sont deux adolescents : Sacha a 13 ans 9 mois et 6 jours, il est atteint du syndrome d'Asperger et ne vit que par les chiffres (d'où son âge !), il connaît des milliers de décimales de Pi dont il utilise les chiffres pour écrire ses "chroniques lunaires d'un garçon bizarre" qui débutent ainsi : "Kim a rêvé y bâtir librement sa cabane parmi les hauts buissons ombrageux évitant crânement les vauriens tués au poison... (chaque mot comprend le nombre de lettres des chiffres constituant le nombre Pi : 3,1415926535897938426...). Il ne va pas plus à l'école, où il était brimé par ses camarades (ils ont même failli le tuer) et vit avec sa mère, médecin humanitaire, qu'il suit dans ses pérégrinations. Au moment où commence le roman, ils sont dans un campement en République Démocratique du Congo, le Refuge, où le docteur Souriau et son équipe soignent seize enfants-soldats pouvant être régénérés, loin des violences qu'ils ont subies et commises : tueries, pillages, viols... Sacha est le narrateur, et très rapidement nous savons qu'il est Asperger, trouble autistique qui donne des fortes difficultés dans les relations sociales, associées à des comportements répétitifs, méticuleux. Sacha doit donc, en dépit de sa nature, s’adapter à un environnement variable et nouveau pour lui à chaque campagne de sa mère. Ici, tout se passe presque bien (sauf qu'il ne supporte pas plus qu'ailleurs la couleur marron, ni qu'on le touche, ni que les aliments soient mélangés dans son assiette) jusqu'à l’arrivée d’une adolescente à peine plus âgée que lui, Destinée, elle-même ex-enfant-soldat, et qui n'a qu'une envie, rejoindre les rebelles qui l’avaient capturée afin de récupérer son bébé resté là-bas, puis rejoindre ensuite son village. Les deux enfants (car bien sûr, ils ne sont pas adultes, malgré leurs singularités) vont peu à peu se parler, s'apprivoiser, apprendre le passé de chacun et sa particularité, se lier d'une profonde amitié, et Destinée va entraîner son jeune ami dans la difficile aventure de recherche et de récupération du fameux bébé, prénommé Espoir… 

 
On a donc d'un côté un garçon affligé d'un syndrome qui le handicape socialement et de l’autre, une fille devenue bien plus mature par la force des choses. Si les enfants-soldats ont souvent été héros de romans, c'est la première fois que je vois le thème du syndrome d'Asperger abordé. L'auteur s'y prend avec beaucoup de finesse, n'oublie pas que le narrateur est un jeune garçon Asperger, et donc qui retranscrit assez directement ce qui lui passe par la tête. Ici, l'abondante documentation de l'auteur (qui ne transparaît pas, mais est sous-jacente en permanence), lui a permis de se glisser dans la peau de Sacha et aussi de Destinée. On apprend ainsi "que si cette région n'avait pas eu un sous-sol aussi riche convoité par les multinationales du monde entier spécialisées dans les hautes technologies, les gens de cette région vivraient très certainement en paix dans leur village et ne se seraient pas entassés dans les camps de la Monusco [Mission de l'Organisation des Nations unies pour la stabilisation en République démocratique du Congo] pour échapper aux différentes factions qui s'entretuent, massacrent, violent et pillent", et quand ils sont chez les rebelles, Destinée fait remarquer au garçon, quand un éboulement dans la mine fait tout un tas de tués, que "Ici, on est au Kivu. Personne ne se préoccupe de savoir comment on peut sauver les hommes. Même Dieu nous a oubliés". Le narrateur nous confie ses actes, ses pensées, ses peurs, ses motivations, son amitié pour Destinée, à qui il ne veut pas retirer l'espoir. Il en devient le confident, et l'amitié devient réciproque malgré les difficultés relationnelles de Sacha, à moins que ce ne soit grâce à elles. Un très beau livre, avec des personnages auxquels on s'attache, à l'intrigue haletante, et qui permettra aux adolescents et aux autres d'appréhender les richesses nées de la différence, par-delà les préjugés habituels.
En ces moments de forte tension chez nous à propos des réfugiés, c'est un formidable livre qui nous rince le cerveau et qui nous rafraîchit.

mercredi 14 septembre 2016

14 septembre 2016 : Mostra de Venise, une belle moisson


Jamais une société n'a été aussi éloignée que la nôtre des hauteurs spirituelles. La place du sacré, comme celle du silence, s'estompe.
(Jean-Michel Delacomptée, Petit éloge des amoureux du silence, Gallimard, 2011)

Mais la grande affaire de Venise, c'était la Mostra, que j'abordais, comme chaque année, avec mon sens du sacré. Je ne vais en effet jamais au cinéma (aussi bien à Bordeaux) sans faire le vide en moi, sans avoir besoin d'être concentré, et souvent entrant dans la salle dix minutes avant le commencement, en fermant les yeux pour me préparer à ce que je vais voir : d'où le fait que je déteste les cinémas qui passent de la publicité avant. J'entre en religion au cinéma (comme au théâtre, au concert, à l'opéra, en voyage, dans un livre, dans un poème, en amitié, dans une rencontre...), et j'enrage de voir tous ces smartphones encore allumés jusqu'au tout dernier moment, et déjà rallumés dès le commencement du générique de fin, quand ce n'est pas en cours de route (vu la même chose à la Fenice de Venise pour La Traviata : si on n'a pas envie de voir un opéra, on ne vient pas et on ne dérange pas ses voisins par cette servilité qu'implique le besoin de connaître les messages instantanément !) : comment ces personnes peuvent-elles être concentrées, entrer totalement, s'immerger dans ce qu'elles sont censées découvrir ? Enfin, le son était souvent trop fort, j'ai dû faire usage de mes bouchons auriculaires pour plusieurs films.

la foule devant le Palais du Festival : probable arrivée de vedettes
 
Sur ce, qu'ai-je vu à la Mostra de Venise ? Des films originaires de 17 pays différents ! Car on – moi, en tout cas - vient dans les festivals de ce genre pour s'ouvrir au cinéma du monde entier et sortir de la servitude volontaire (encore une) du détestable impérialisme culturel (et surtout commercial, quand on voit les films qui font des entrées) américain qui nous pourrit la vie : j'ai pu lire avec effarement dans la brochure The Chinese film, présente à la Mostra, que sur les dix films qui ont fait le plus de recettes en Chine dans les douze mois écoulés, neuf sont américains, et le premier chinois est en neuvième position (Mao doit se retourner dans son mausolée !).

la salle Giardino, toute nouvellement construite, où je suis allé plusieurs fois

Bref, en dehors de trois films qui ne m'ont pas plu (l'iranien Drum de Keywan Karimi, très beau esthétiquement, mais abscons, l'argentin Kékszakállú, de Gaston Solnicki, curiosité dont le seul intérêt pour moi était la musique du Château de Barbe-Bleue de Bartok et le documentaire chinois très bavard Ku Qian de Wang Bing, d'un ennui incommensurable, je suis sorti avant la fin de celui-ci, parce que lire des sous-titres très abondants en anglais, c'est assez pénible), je n'ai vu que du bon et même du très bon. Je n'ai pas vu les deux grands films primés, le Lion d'or ni le Lion d'argent, parce que j'ai choisi les films en fonction des horaires, de leur nationalité, et souvent sans même savoir de quoi ils parlaient, car je n'ai pas acheté le catalogue, un pavé énorme. Mais, comme ça, la découverte était totale !


Commençons par les trois films anciens restaurés que je suis allé voir, car un festival, c'est aussi fait pour ça : parfaire sa culture cinématographique ! Tutti a casa de Luigi Comencini (qui fut distribué en France sous le titre La grande pagaille), avec Alberto Sordi et Serge Reggiani, est un fleuron de la comédie italienne de la grande époque (1960) qui raconte la débandade d'une partie de l'armée italienne en 1943, après l'armistice : un régal, que je n'avais jusque-là vu qu'au ciné-club de la télé. Processo alla città de Luigi Zampa (1952), fait le procès d'une ville, Naples, où la peur et la corruption verrouillent l'activité du juge chargé de l'enquête (le bellâtre de l'époque Amedeo Nazzari, excellent acteur du reste) décidé cependant à aller jusqu'au bout : jamais vu encore, excellent. Enfin, Opfergang (1944), du cinéaste allemand Veit Harlan (tristement célèbre pour le film nazi Le juif Süss) dont je n'avais encore rien vu : un très beau mélo sur les histoires d'amour d'un homme tiraillé entre deux femmes qu'il aime également.


Tout le reste était des films récents, inédits et presque tous présentés pour la première fois ici. Commençons par les films italiens, car tout de même, quitte à être à Venise, j'en vois le maximum, puisque la France rechigne à les distribuer. L'estate addosso, de Gabriele Muccino, est un excellent film sur la fin de l'adolescence et les intermittences du cœur : deux jeunes Italiens (dont Brando Pacitto, qui crève l'écran, joue aussi dans Piuma) sont invités par un copain déjà installé là-bas à aller passer quelques jours en Californie ; ils seront logés à San Francisco chez un couple de trentenaires gays. Ils y apprendront la liberté et la tolérance. Piuma, de Roan Johnson, conte une autre histoire d'adolescents : un trop jeune couple attend un bébé, vont-ils pouvoir le garder ? Ça m'a beaucoup plu, un des rares moments joyeux dans une cohorte de films tragiques. Tommaso, du pimpant Kim Rossi Stuart (réalisateur et acteur principal), narre les affres d'un quadragénaire qui voit s'envoler la jeunesse. Ça m'a beaucoup fait rire aussi. Les deux derniers films italiens vus étaient des documentaires, l'un très dur sur la jeunesse délinquante de Naples, Robinù (Michele Santoro), l'autre sur un prêtre exorciste en Sicile, Liberami (Federica Di Giacomo), que j'ai regardé avec curiosité et finalement assez d'intérêt.

Le cinéma français était à l'honneur aussi. Frantz, de François Ozon, sorti ici tout de suite après, a été un des chocs esthétiques du festival. Parfaitement maîtrisé, d'un classicisme absolu, c'est une belle réussite (remake d'un film de Lubitsch, Broken lullaby de 1932) sur le thème de la réconciliation franco-allemande difficile après la guerre de 14-18. Belle performance de Pierre Niney et de Paula Beer (primée pour son interprétation). Attention, prévoyez des mouchoirs ! Jours de France, de Jérôme Reybaud, est un road movie, pérégrination à travers la France d'un trentenaire gay parisien qui, un beau matin, quitte son compagnon et disparaît : l'autre cherche à le retrouver. Quatre jours et quatre nuits à divaguer, au hasard des rencontres, souvent très belles ; un parcours de la France qui m'a bien plu (il ne sortira ici qu'en avril prochain). Réparer les vivants, d'après le best-seller éponyme, est un film semi-documentaire sur une transplantation cardiaque. Je suis resté de marbre devant cette histoire pourtant bien ficelée par Katell Quilleveré, et bien interprété par Emmanuelle Seigner, Tahar Rahim, Dominique Blanc. Mais on ne s'ennuie pas ! Sortie en novembre.
De tous les autres pays, je n'ai vu qu'un film ; procédons par ordre alphabétique de nom de pays :
Chili : El Cristo ciego, de Christopher Murray. Michaël est devenu un fou de Dieu, il se prend pour le Christ. Il quitte tout pour aller sur les routes, pieds nus, et pense qu'il peut faire des miracles. Très bien fait, passionnant, pour peu qu'on admette le thème.
Colombie : Los nadie, de Juan Sebastián Mesa. Des adolescents essaient de survivre dans une banlieue assez sinistre. Ils n'ont rien. Un beau film social à la Ken Loach.

Corée : The net, de Kim Ki-Duk. Un pêcheur coréen du nord, dont le bateau tombé en panne a dérivé dans les eaux sud-coréennes, devient un enjeu entre les deux Corée. Parfaitement maîtrisé, un thriller glaçant qui sortira en France. À ne pas manquer.
Espagne : Tarde para la ira, de Raúl Arévalo. Une histoire de vengeance : un homme enquête pour retrouver les traces de ceux qui ont assassiné sa femme huit ans auparavant. Assez classique, mais bien foutu.

Inde : Hôtel Salvation, de Shubhashish Bhutiani, conte l'histoire d'un vieillard qui, sentant la mort venir, veut absolument partir vers les bords du Gange, le fleuve sacré, selon les rites ancestraux. Son fils, plus moderniste, le suit pour tenter de comprendre. Un moment fort du festival. Mérite une sortie en France.
Islande : Hjartasteinn, de Guŏmundur Arnar Guŏmundsson. Adolescents en recherche de soi et en quête d'identité sexuelle. Violence des adultes, un film impressionnant.
Japon : Gukoroku, de Kei Ishikawa. Beau film d'enquête sur des crimes mâtinés d'inceste.

Mexique : La región salvaje, de Amat Escalante, est un film semi-fantastique, à la limite du film d'horreur, autour d'un gourou prédateur et assassin. Terrible. Primé (meilleur réalisateur ex-aequo).
Népal : White sun, de Deepak Rauniyar. Après la trêve conclue avec le gouvernement, un guérillero maoïste revient dans son village après douze ans d'absence. Il découvre que sa femme a eu un enfant en son absence et que son père vient de mourir. Il doit participer aux rites traditionnels de crémation, ce contre quoi il se battait. Dans un admirable paysage de montagnes, très belle confrontation entre la tradition et la modernité. Un des chocs du festival.
Philippines : Pamilya ordinaryo, d'Eduardo Roy Jr. La tragédie des enfants de rue de Manille : un très jeune couple (15 ans) se fait voler son bébé, sans doute pour qu'il soit vendu à de riches bourgeois. Moins fort que Blanka, vu l'an dernier (et sorti récemment en France), mais tout de même époustouflant.
Turquie : Koca Dünya, de Reha Erdem. Un jeune homme s'enfuit dans les bois en emmenant avec lui sa jeune sœur, promise en mariage forcé à un vieux imam. Encore un excellent film social, à la limite du fantastique.
Vénézuela : La soledad, de Jorge Thielen Armand. Une vieille femme noire habite dans une grande maison bourgeoise délabrée. Les propriétaires décident de la vendre. Encore un moment fort.

à l'heure du pique-nique ou de la sieste, sous les ombrages

On le voit, ce ne sont pas les bons films qui manquaient : au contraire, il y avait pléthore, on m'a parlé par exemple d'un film iranien excellent (hélas, pas celui que j'ai vu). Mais dans ce genre de festival, on fait des choix. Par ailleurs, je n'avais pas envie de voir cinq films par jour, comme certains. Je me suis contenté d'une moyenne de trois par jour, ce qui est déjà beaucoup, compte tenu des sous-titres en italien et en anglais. Et ce qui me laissait du temps pour me balader...

je ne perds jamais le vélo de vue, et le vois donc en vitrine dans Venise