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octobre 2005 : Les
normopathes : ceux qui sont trop bien adaptés à la société.
(Charles
Juliet, Gratitude :
Journal IX,
2004-2008, P.O.L., 2017)
Le
temps est loin où des écrivains comme Jack London (Le peuple de
l’abîme) ou George Orwell (Dans la dèche à Paris et à Londres)
plongeaient dans les bas-fonds de la société pour en dresser un
tableau sans complaisance. Aujourd’hui, ils préfèrent parader à
la télévision. Autres temps, autres mœurs !
Il
y a des gens - les normopathes de Charles Juliet - qui ne les voient pas, ils passent à côté pourtant,
mais
ils
passeraient quasiment au travers : pour ces gens-là, les
sans-abri, les SDF, sont transparents. Pourtant, aucun de ces SDF ne
posera un jour une bombe, aucun d’eux n’émet de protestation
quand la police les invite à se lever pour aller s’installer
ailleurs, car ils se savent indésirables quand ils n’ont pas
choisi le bon endroit où se poser pour tendre une main. Parfois ils
ont un ou plusieurs
chiens,
amis fidèles et chaleureux pendant les longues nuits d’hiver
passées à la belle étoile.
Ils
restent de marbre devant l’arrogance de certains passants,
ceux
qui par mépris et moquerie donnent des pièces de 1 ou 2 centimes,
ou
qui les apostrophent avec la véhémence des nantis :
"Tu
ferais
mieux de te bouger le cul et de chercher du boulot, feignant !"
Eux,
les
victimes de la société, ils
doivent encore se justifier de n’avoir su y trouver une
place ou de l'avoir perdue, de ne
plus avoir
d'avenir...
Poitiers,
rue Gambetta, je sors de Chez Gibert, et me dirige vers la mairie.
Contre un mur, il y en a un que j’ai croisé en arrivant et à
qui j’avais dit que je repasserai. Je m’installe, je lui serre la
main, on se présente. Il est Anglais, mais vit en France depuis une
vingtaine d’années, après avoir été "routard" (rien à
voir avec le guide du routard actuel qui s’adresse à une clientèle
assez fortunée), hobo, comme on dit aux USA, chemineau ou vagabond
comme on disait autrefois chez nous, nomade enfin. C’est un choix pour cet
homme dans la soixantaine qui a dormi cette nuit sous les arcades devant France
loisirs pour être à l’abri de la pluie. Il cherche à descendre
vers le sud, à la fois pour avoir plus de soleil et plus de chance
de trouver un petit boulot. Richard parle bien le français avec
l’accent de Manchester, d’où il est issu. Il a refusé d’être
celui qui "courbe l’échine" devant les patrons, devant les propriétaires
marchands de sommeil et devant tou(te)s les Thatcher du monde. Il a parcouru
l’Europe, l’Amérique, il est propre, il se tient droit, il ne
boit pas. Il est beau. Un passant met un billet de 5 € dans sa
sébile sans lui dire au mot. Richard dit : « Merci ! »
Je ne peux pas faire moins ; en le quittant, je lui serre la
main, y laissant un billet substantiel qui l’aidera à prendre le
train pour Pau, sa prochaine destination. Notre conversation de trois
quarts d’heure m’a requinqué !
Rue
Judaïque, à Bordeaux. j’ai laissé mon vcub à la station
Gambetta, je vais à mon cours d’italien, j’ai un peu d’avance,
je m’apprête à acheter un pain au chocolat, car je vais peu
manger ce soir, ayant ensuite une soirée à l’Utopia. Je
l’aperçois sur le trottoir d’en face, jeune (il a trente-quatre
ans), une jolie barbe fine, un bonnet sur la tête, le regard avenant. J’achète deux pains
au chocolat, lui en donne un et engage la conversation tout en mangeant l'autre. Laurent
traverse une passe difficile : rupture avec sa nana, perte de
son logement (qu’elle a gardé), il a démissionné de son travail
de couvreur-zingueur, il a largement de quoi survivre pour l’instant,
mais il a décidé lui aussi de devenir un chemineau. Il ne veut plus
jamais engraisser les propriétaires, ni "courber l’échine" (même expression que Richard) sous la
férule des petits chefs. Il me raconte sa vie dans la rue, il ne
veut pas s’encombrer d’un chien, me signale qu’il trouve des
gens compatissants qui l’invitent à prendre un café chez eux au
petit matin (car on ne fait pas la grasse matinée dans la rue,
contrairement à certains de ceux qui traitent les sans-abri de
"feignants"), il trouve à se doucher et à maintenir son
linge (restreint) propre chez les associations caritatives. Il
travaillera quand il en ressentira le besoin, il me dit (on se
tutoyait) : « Tu trouves que c’est mal, de mendier ? »
Je lui réponds : « Non, ça nous donne l’occasion de
partager notre surplus. Et puis, c’est moins mal que de faire
payer des loyers exorbitants pour des taudis ! » On a
échangé nos n° de téléphone.
Si
les gens étaient mieux éduqués, j’entends éduqués au partage, à
la solidarité, à l’amour, ils échapperaient plus aisément à la
servitude de l’argent, de la propriété, du pouvoir, de la société
de consommation, ils apprécieraient mieux ce qui n’a pas de prix,
l’amitié, le regard, la douceur de la voix, la paix de l’âme.
Alors, à la rue, il y a bien sûr ceux qui crient, qui sont sales,
qui boivent, ceux pleins de colère et de rage, ceux
qui peuvent faire peur, mais qui sont aussi
les plus démunis, les plus abandonnés. Mais
est-ce une raison pour faire semblant de ne pas les voir ?
Le
même soir, après mon cours d’italien, j’étais à l’Utopia
pour voir Sur la route d’Exarcheia, documentaire d’Élise
Dubourg, dont voici le
synopsis fourni par Médiacoop, le producteur : "
Le 28 mars 2017, un mystérieux convoi de 26 fourgons venus de
France, Belgique, Suisse et Espagne arrive au centre d’Athènes,
dans le quartier rebelle d’Exarcheia. Les chaînes de télé
grecques évoquent une grave menace. Le ministre de l’intérieur
annonce qu’une enquête est ouverte. La fabrique de la peur tourne
à plein régime. En réalité, il s’agit d’un convoi solidaire
qui vient apporter un soutien matériel, politique et financier au
mouvement social grec et aux réfugiés bloqués aux frontières de
l’Europe. Parmi les 62 visiteurs, 4 enfants participent à cette
aventure humaine : Achille, Nino, Capucine et Constance. Ce film
raconte cette odyssée fraternelle et rend hommage aux solidarités
par-delà les frontières."
Personnellement,
j’ai la Grèce au cœur
depuis longtemps, depuis mes cours d’histoire, mes lectures des
tragiques grecs et de Nikos Kazantzakis (Le Christ recrucifié), depuis mes trois voyages par
là-bas. Nos grands mass-merdias nous ont asséné avec un fiel hargneux leur vérité sur la situation actuelle de la Grèce.
Heureusement, la solidarité avec le peuple grec existe (comme celle
avec les migrants et les sans-abri, en France, n’en déplaise au
"délit de
solidarité" que prône le gouvernement !).
Le collectif Anepos a organisé en 2016 un convoi de dons (jouets,
couches jetables, lait en poudre, nourriture, vêtements et
chaussures de seconde main, etc.) vers le quartier d’Exarcheia
d’Athènes, ce quartier connu pour ses tendances
anarchistes et autogestionnaires, un des seuls à s’être rebellé
contre la dictature des colonels, haut lieu de lutte politique depuis
des lustres, et foyer d’une solidarité active avec les migrants. Une vraie Utopie en
marche, dont devrait bien s'inspirer une certaine République. Le film nous montre l’accueil des habitants, des enfants,
la chaleur de la vie qui se propage dans la Grèce frigorifiée par
Tsipras, qui est en train de faire voter une législation restreignant le droit de grève : ben, voyons ! Voir tous ces
militants "libertaires", tous ces cœurs purs, apporter un peu de réconfort auprès des
populations sacrifiées sur l’autel du néo-libéralisme, Grecs et
migrants mêlés, nous fait regretter de n’y avoir pas été. Les
mass-merdias grecs, qui valent bien les nôtres en férocité contre les petits, ne se montrent pas à
leur avantage. Ils
pestent contre les buts du convoi : non seulement apporter un
soutien alimentaire, financier et amical, mais aider les gens à se
battre contre la résignation, à ne plus "courber l’échine" devant
la politique austéritaire qui pèse scandaleusement sur les plus
démunis. Un remarquable documentaire à ne pas rater ; rassurons-nous, il ne passera pas à la télé !
Vivent
l’entraide et le partage !