Votre route, ce n'est pas à moi, mais à vous, à personne d'autre que vous de la parcourir,
À vous et à vous seul, d'y voyager !
(Walt Whitman, Feuilles d'herbe)
Me voici, à soixante-quatre ans, m’interrogeant sur le mystère de l’adolescence, de cette adolescence qu’à vrai dire, je n’ai peut-être jamais quittée. Ce moment-clé, qui peut être tragique, surtout si on ne correspond pas à la norme : si on ressemble à un jambonneau, comme l’héroïne de Marie-Sophie Vermot, Dina dans Pouvoir se taire, et encore. Dina, à seize ans, a un très beau visage, mais elle est grassouillette, et son petit ami, Vincent, qu’elle croyait sincère, la quitte définitivement après la première fois qu’ils ont fait l’amour. Ce qui d’ailleurs n’a pas laissé de souvenirs impérissables à Dina : mais s’entendre traiter de jambonneau la tue. Quel avenir lui reste-t-il ? « Trop de choses changeaient ces temps-ci, et trop vite. Au-delà des contours protecteurs de son enfance grondait le monde des autres. » Elle décide donc de maigrir, et ne mange plus. Au bout de quelque temps, elle finit en hôpital psychiatrique, où on tente de la gaver. Il faudra bien de la patience à une psychologue avisée pour faire comprendre à Dina qu’il y a encore une espérance de vie et de place pour elle. Malgré la façon dont elle découvre le monde des adultes, de ses parents, divorcés, par exemple : « Elle se demanda s'ils étaient heureux. En réalité, très peu de gens le sont. La plupart s'estiment satisfaits. On peut se satisfaire d'une situation, l'accepter, sans pour autant être heureux. Beaucoup de gens vivent ainsi, qui s'imaginent que tel est leur destin et qu'il ne sert à rien de se battre ne de protester. »
Terrible, de penser ça, à seize ans, quand on n‘est justement pas à l‘âge de l‘acceptation passive, mais plutôt à celui de la protestation. Alors qu’il semble que tout est ouvert, même si c’est inaccessible : « Parfois, nous pensions à un avenir si lointain qu'il nous semblait impossible à atteindre. Et nous nous racontions des choses qu'il aurait été impossible d'avouer, y compris à nous-mêmes », écrit Marcello Fois, dans un autre roman d’adolescents, Ce que tu m'as dit de dire. Car, en même temps que l’on rêve à ce futur encore plus lointain que celui de Dina, puisqu’ici les héros sont des garçons de douze-treize ans, rien n’est simple, et il suffit de peu pour basculer dans le mensonge et la violence. « Nous découvrions, jour après jour, des aspects de nous-mêmes que nous n'aurions jamais imaginés. Des pensées que nous ne croyions pas avoir. Des gestes que nous ne nous attendions pas à faire. Alors, c'était comme ça », devenir grand ! Pour Denis, qui ne supporte pas d’avoir perdu un match de water-polo, pour Claudio qui, sous l’ascendant de Denis, le suit comme une ombre, ou pour Renard, qui fut leur ami, mais s’est trouvé catapulté par hasard dans l’équipe adverse, le coup est rude, de devoir affronter lentement ce fleuve interminable du grandissement, où ils sont naufragés dans des ténèbres. Comme déracinés des vivants. Non, c’est un passage qu’on ne traverse pas à gué.
« Je pense à ces instants où le déplacement dans l'espace nous a réduits à presque rien », nous dit Nicolas Bouvier dans L'échappée belle. L’adolescence est un déplacement dans le temps, pendant lequel le soleil ne brille plus pareil, la mer n’est pas aussi étale, les mains trop souvent refermées, la voix devenant un écho sourd qui traîne lamentablement (surtout quand on ment, et c‘est un âge où on n‘a pas toujours envie de dire la vérité, surtout aux parents), où l’on ne sait plus quel nom ni quel visage l’on a, où, loin de marcher devant soi, on entend nos pas obscurs qui résonnent furtivement, comme si l’on était déjà sous terre, et non pas bien posé sur le sol. Les chagrins prennent des proportions que les autres ne peuvent pas saisir. L’ennui, les soucis, les défaites, le train-train s’accumulent : on ne trouve plus que le jour a des couleurs, on ne voit plus que des formes passagères sans signification, nos bras ne sont plus des branches, nos pieds ne sont plus des racines, on n’explique plus rien ! On n’est plus rien…
Certains auteurs ont la grâce pour retrouver ces états d’âme et les mettre en œuvre littéraire. Seulement, les adolescents lisent-ils ces livres, qui pourraient les aider à se comprendre, à se redresser comme des arbres en reprenant racine, à trouver l’horizon qui « n'est pas une frontière de la peur. Il éveille un désir, celui de franchir le monde, d'aller goûter toute la saveur du divers », comme l’indique Thierry Fabre dans Traversées, ou à apprivoiser « le rythme mouvant et le désordre » chers à Giono ? Il faut le souhaiter.
Et malheureusement, l’adolescence me paraît encore plus difficile à vivre aujourd’hui. Comment être soi-même, comment se trouver dans cette époque de vitesse, de compétition, de sensations fortes, où règne le quantitatif ? Dans le désordre des sentiments que les adultes proposent, dans cet espace où la mémoire et le temps semblent ne plus exister, dans cet océan de brume où les rêves semblent dormir avec la nuit, liquéfiés, effacés ? Quand on ne prend plus la peine d’attendre que le temps vienne, que l’être humain que nous allons devenir se présente, quand on ne pense plus que nous pouvons nous nommer, c’est-à-dire amour ?
Terrible, de penser ça, à seize ans, quand on n‘est justement pas à l‘âge de l‘acceptation passive, mais plutôt à celui de la protestation. Alors qu’il semble que tout est ouvert, même si c’est inaccessible : « Parfois, nous pensions à un avenir si lointain qu'il nous semblait impossible à atteindre. Et nous nous racontions des choses qu'il aurait été impossible d'avouer, y compris à nous-mêmes », écrit Marcello Fois, dans un autre roman d’adolescents, Ce que tu m'as dit de dire. Car, en même temps que l’on rêve à ce futur encore plus lointain que celui de Dina, puisqu’ici les héros sont des garçons de douze-treize ans, rien n’est simple, et il suffit de peu pour basculer dans le mensonge et la violence. « Nous découvrions, jour après jour, des aspects de nous-mêmes que nous n'aurions jamais imaginés. Des pensées que nous ne croyions pas avoir. Des gestes que nous ne nous attendions pas à faire. Alors, c'était comme ça », devenir grand ! Pour Denis, qui ne supporte pas d’avoir perdu un match de water-polo, pour Claudio qui, sous l’ascendant de Denis, le suit comme une ombre, ou pour Renard, qui fut leur ami, mais s’est trouvé catapulté par hasard dans l’équipe adverse, le coup est rude, de devoir affronter lentement ce fleuve interminable du grandissement, où ils sont naufragés dans des ténèbres. Comme déracinés des vivants. Non, c’est un passage qu’on ne traverse pas à gué.
« Je pense à ces instants où le déplacement dans l'espace nous a réduits à presque rien », nous dit Nicolas Bouvier dans L'échappée belle. L’adolescence est un déplacement dans le temps, pendant lequel le soleil ne brille plus pareil, la mer n’est pas aussi étale, les mains trop souvent refermées, la voix devenant un écho sourd qui traîne lamentablement (surtout quand on ment, et c‘est un âge où on n‘a pas toujours envie de dire la vérité, surtout aux parents), où l’on ne sait plus quel nom ni quel visage l’on a, où, loin de marcher devant soi, on entend nos pas obscurs qui résonnent furtivement, comme si l’on était déjà sous terre, et non pas bien posé sur le sol. Les chagrins prennent des proportions que les autres ne peuvent pas saisir. L’ennui, les soucis, les défaites, le train-train s’accumulent : on ne trouve plus que le jour a des couleurs, on ne voit plus que des formes passagères sans signification, nos bras ne sont plus des branches, nos pieds ne sont plus des racines, on n’explique plus rien ! On n’est plus rien…
Certains auteurs ont la grâce pour retrouver ces états d’âme et les mettre en œuvre littéraire. Seulement, les adolescents lisent-ils ces livres, qui pourraient les aider à se comprendre, à se redresser comme des arbres en reprenant racine, à trouver l’horizon qui « n'est pas une frontière de la peur. Il éveille un désir, celui de franchir le monde, d'aller goûter toute la saveur du divers », comme l’indique Thierry Fabre dans Traversées, ou à apprivoiser « le rythme mouvant et le désordre » chers à Giono ? Il faut le souhaiter.
Et malheureusement, l’adolescence me paraît encore plus difficile à vivre aujourd’hui. Comment être soi-même, comment se trouver dans cette époque de vitesse, de compétition, de sensations fortes, où règne le quantitatif ? Dans le désordre des sentiments que les adultes proposent, dans cet espace où la mémoire et le temps semblent ne plus exister, dans cet océan de brume où les rêves semblent dormir avec la nuit, liquéfiés, effacés ? Quand on ne prend plus la peine d’attendre que le temps vienne, que l’être humain que nous allons devenir se présente, quand on ne pense plus que nous pouvons nous nommer, c’est-à-dire amour ?
Oui, j’ai bien peur que nous laissions vivre nos adolescents sous les « quinquets d’un temps haïssable » signalés par Aragon, et que nous ayons créé un monde où la nuit est bien plus grande que la nuit.