Personne
ne veut reconnaître que l’allongement de l’espérance de vie
n’est rien d’autre que l’allongement du temps passé à
vieillir.
(Serge
Bouchard, Les
yeux tristes de mon camion,
Boréal, 2017)
Parmi
les nombreux livres qui forment ma bibliothèque et que je n’ai pas
encore lus, je viens de dénicher une pépite, sans doute achetée à
la Librairie québécoise de Paris vers 2018.
Serge
Bouchard (1947-2021),
originaire d’un
milieu humble,
fait des études supérieures d’anthropologie, et soutient
sa thèse en 1980 sur les camionneurs, Nous
autres les gars de truck: Essai sur la culture et l'idéologie des
camionneurs de longue-distance dans le nord-ouest québécois.
Il
devint spécialiste
des peuples autochtones
amérindiens, notamment de la côte nord, du Labrador jusqu’au
Yukon : Inuits, Métis, et autres peuples nordiques. Il a fait
des émissions de radio et des chroniques dans des revues
scientifiques et littéraires, a participé aussi à
des émissions documentaires à la télévision, faisant
référence à l’histoire
des hommes oubliés du Québec et de l’Amérique française..
On
retrouve dans Les yeux tristes de mon camion
son amour des camions, des
peuples autochtones, et de soixante ans d’une vie
extraordinairement riche et variée. C’est une sorte
d’autobiographie en vingt-huit récits thématiques exposant
l’histoire et les évolutions de son pays, des réflexions
personnelles sur la vie, le vieillissement, la colonisation, les
Amérindiens, la nature et
l’écologie...
Souvent
sous une forme engagée, de dénonciation quand il parle de ses amis
Amérindiens. Car la
colonisation a été assez violente : "[les]
nations originales […]
furent tragiquement décimées
par les maladies européennes entre 1760 et 1860.
[…] Les derniers survivants
furent simplement abattus, en cette Californie paradoxale qui se
rangeait parmi les États anti-esclavagistes mais permit,
jusqu’au début du XXème siècle, l’assassinat des Indiens
contre une prime du gouvernement."
Il recueille les paroles d’un
chef : « La terre
n’appartient à personne ; c’est nous qui lui appartenons.
Nous, ses fils et ses filles, les enfants de la lune,
les frères des animaux. Nous faisons corps avec cette Nature. Oui,
nous comptons le temps avec les phases lunaires, nos réunions se
tiennent de nuit, nous avons le poésie dans le sang. La beauté n’a
pas de prix. »
Il
dénonce aussi avec véhémence le
capitalisme : "Ces
protestants tout habillés de noir et de gris ne débarquaient pas
dans le Nouveau Monde pour en admirer la nature : ils y venaient
pour la mettre en valeur, cette nature, la déflorer et,
littéralement, la dénaturer.
Ils désiraient « faire de la terre » pour mieux la
posséder et éventuellement spéculer sur la valeur de chaque acre,
de chaque pied carré. Ils plantaient la graine d’une contamination
universelle,
le cancer de la croissance, la logique
du profit, l’avidité érigée en valeur suprême."
Il finit par conclure que "La
violence du capitalisme est sans limites quand on menace de le
briser."
L’auteur
a vieilli, il approche de la septantaine, et nous confie ses pensées
sur le vieillissement :
"Il n’y a pas de honte
à chanceler. Les petits enfants et les très vieux se ressemblent :
ils agrippent des chaises et des marchettes, ils sont fragiles sur
pattes, et cette maladresse apparaît
normale à celui qui fait son entrée
dans la vie comme à celle qui trottine dans le couloir de sortie.
L’enfant apprend à marcher, le vieux apprend à s’asseoir. Dans
les deux cas, cela peut entraîner quelques larmes. Aux deux
extrémités du temps de vivre, le besoin de consolation est
immense." Il
se rappelle de son père : "Mon
père se préparait à descendre du vaisseau. Devenu vieux, il
parlait souvent de la mort, avec humour et peut-être, avec sagesse.
Depuis qu’il avait atteint ses soixante-quinze ans, il prétendait
vivre en sursis, comme en prolongement de match."
Et il compare avec sa
jeunesse : "Quand j’étais jeune, j’avais des
idées curieuses, des projets merveilleux, et rien ne pouvait
m’arrêter. L’expression même – « Lorsque j’étais
jeune » – s’aggrave de jour en jour."
Et
cela d’autant plus que les
changements du modernisme sont
passés par là :
"L’expérience
se révèle toujours aussi éprouvante : « être en
visite » dans la maison d’une autre famille est devenu au fil
du temps un test culturel et technique de haut niveau. Jusqu’à
hier, nos intérieurs se ressemblaient assez. Aujourd’hui, nos
maisons sont si différentes que vivre au sein d’un décor étranger
revient à marcher sur des œufs. Comment fonctionne la cafetière,
la robinetterie, les triples manettes des quatre téléviseurs ?
Quelle salle de bain utiliser, comment faire fonctionner la laveuse à
vaisselle, comment ne pas déclencher les systèmes d’alarme, quels
sont les codes, les commutateurs cachés ? Que faire pour éviter
de dérégler à jamais les interfaces électroniques de la maison
intelligente ?"
Il
a l’impression que la spiritualité, la poésie ont disparu :
"L’histoire
récente se présente comme une succession d’amputations et de
sacrifices. Nous avons désenchanté le monde, perdu le sens de sa
beauté, liquidé notre héritage de merveilleux, neutralisé
l’efficacité symbolique de nos rapports aux objets, à la vie, à
la mémoire." On
est sans cesse en partance pour quelque part :
"Et
qui dira que les voyages existent encore ? Nous n’allons plus
nulle part, nous allons simplement en avion. […] Chaque pays reçoit
son lot de touristes et les touristes descendent des avions
machinalement. […] l’étranger s’est depuis longtemps maquillé,
prêt à recevoir les visiteurs afin de correspondre à ses
attentes."
Et que dire de ce culte de la
vitesse : "Ce
passage incessant à des vitesse inédites nous conforte dans l’idée
simpliste que plus nous allons vite plus nous sommes civilisés. Or
rien n’est moins sûr. Nous sommes devenus accrocs aux contenants,
mais très rébarbatifs aux contenus. Nous, les adorateurs du veau
d’or de nos puissantes
technologies, nous surfons à la surface des choses, sans rien savoir
de la véritable nature de la vague."
Et nous voguons dans
"l’hypnose
du vide, c’est à dire la consommation des actualités telles que
rapportées sur les multiples plateformes désormais luminescentes à
longueur de journée […] qui vous occupent les âmes et les
cerveaux pendant le temps court d’une vie."
Quant aux smartphones et aux
selfies, "l’humain
est ainsi fait qu’il passerait les portes de l’enfer si l’enfer
était à photographier."
Enfin
il chante la
nature et l’écologie, critique
sévèrement nos façons de vivre :
"Les animaux ne sont pas
que des animaux, les machines sont plus que des machines, imaginez
les gens, l’amitié, l’émotion. La poésie est un impensable
raccourci qui donne accès au cœur multiple des choses. Une société
amputée du pouvoir de sacraliser le moindre détail de son être est
une société pauvre, constamment en crise de sens. Elle s’agite
dans le vide de son instrumentalité, elle se perd dans le creux de
ses calculs comptables. Cette société d’entrepôts, d’autoroutes
et de grandes surfaces ne voit que la, froideur de sa terre
rasa. Qui chantera la solitude
du goéland perche sur le lampadaire de cet immense stationnement ?"
La bétonisation du monde lui
fait dire que "Les
terres à loups seront rares demain, lorsque tous les boulevards
Taschereau du monde auront défiguré le paysage."
J’ai
lu presque d’une traite ce livre, on a l’impression de recevoir
les confidences d’un ami.