vendredi 27 novembre 2020

27 novembre 2020 : examens médicaux et docteurs

 

ARGAN : Mon Dieu ! Mon frère, vous en parlez comme un homme qui se porte bien ; mais, si vous étiez à ma place, vous changeriez bien de langage, il est aisé de parler contre la médecine quand on est en pleine santé.

(Molière, Le malade imaginaire, 1673)



Depuis l’an passé, je suis tellement entre les mains des médecins que j’ai l’impression – encore que je ne le désire pas du tout – de ressembler en plusieurs points au malade imaginaire de notre Molière national, j’ai nommé Argan. J’ai voulu, en effet, compte tenu de mes ennuis de santé, faire une révision quasi générale de ma mécanique physique, oubliant que je ne suis pas une machine (comme les automobiles ou autres) et que les médecins ne sont pas des mécanos, mais de simples humains qui ne savent pas grand-chose, comme on le voit en ce moment avec la COVID, où ils se contredisent autant que les médecins d’Argan en essayant de trouver une solution.

Alors, évidemment, en faisant réviser la machine humaine, on trouve toujours quelque chose, un polype par ci, un lipome par là, une ulcération ailleurs, une membrane en trop ici, etc., et je me retrouve comme Argan à réclamer à cor et à cri qu’on y fasse quelque chose, tant les soucis semblent se multiplier avec mes visites à d’illustres spécialistes. 

Mais je suis aussi comme Béralde, le beau-frère d’Argan, qui dit : "Ils […] savent nommer en grec toutes les maladies, les définir et les diviser ; mais, pour ce qui est de les guérir, c’est ce qu’ils ne savent point du tout", "C’est notre inquiétude, c’est notre impatience qui gâte tout, et presque tous les hommes meurent de leurs remèdes, et non pas de leurs maladies". Certes, la médecine a progressé depuis Molière et j’ai été très content d’être soigné, opéré en diverses circonstances ; je suis un des rares malades à ne pas avoir peur de l’hôpital où, au total, j’aurais passé plusieurs mois de ma vie, avec de nombreuses anesthésies à la clé, depuis la violence de 1954 où on m’a fourré une compresse d’éther sur le nez (et où le réveil avait été très pénible, je disais à ma mère : « Les Japonais, nais, nais ...», et personne n’a jamais su d’où je sortais ce bout de phrase) jusqu’aux anesthésies sophistiquées d’aujourd’hui dont la sortie est bien plus tranquille.

Je suis un peu entre les deux, écoutant les médecins comme Argan, mais aussi évitant ses défauts : aujourd’hui, au moindre petit toussotement, ou mal de tête, il se précipiterait pour un test anti-covid. Combien se font tester x fois, certains par nécessité (test imposé parce qu’ils travaillent), mais bien d’autres par pusillanimité, comme Argan qui n’est absolument pas malade, mais on sait jamais. Avec tous les appareils modernes qu’on a chez soi, on peut surveiller sa tension, son pouls, et bientôt certains d’entre nous seront connectés à la médecine : Argan serait ravi d’être hyperconnecté. Vive le monde moderne ! Molière en ferait certainement une comédie délirante... Il est vrai que depuis Molière, le docteur Knock nous a appris que "tout bien-portant est un malade qui s'ignore".

 

 

jeudi 19 novembre 2020

19 novembre 2020 : deux lectures

 

le sacré, lequel ne se confond pas avec le religieux, sa caricature.

(Michel Del Castillo, Mon frère l’idiot, Fayard, 1995)


Eh bien, je continue mes lectures en puisant dans ma généreuse bibliothèque de livres accumulés depuis les années 60 : il me faudrait d’ailleurs des années de confinement pour l’écluser. Cette fois-ci, je me suis lancé dans des lectures sérieuses et pourtant passionnantes : le premier roman de l’écrivain albanais Ismaïl Kadaré, Le général de l’armée morte, paru en traduction française en 1970, dont j’ai repoussé x fois la lecture, et profitant d’une lecture collective sous l’égide du site "Critiques libres" ; et un livre de Michel Del Castillo, à la fois récit, autobiographie et essai, intitulé Mon frère l’idiot, en référence à l’écrivain russe Dostoïevski, auteur justement de L’idiot.

Un général et un prêtre partent pour une étrange mission en Albanie au début des années 60 : ils sont chargés de retrouver les restes des soldats italiens morts pendant la conquête de l’Albanie par l’Italie fasciste en 1939 puis pendant l’occupation et la débâcle qui a suivi en 1944-1945, Le roman les suit dans leur pérégrination dans les montagnes et les villages ; ils sont accompagnés par un expert albanais et des ouvriers chargés d’exhumer les morts, dont ils ont une liste. Tout en organisant les fouilles, souvent dans des cimetières, ils se posent des questions sur le sens de cette mission qui va durer deux ans. Ils débattent longuement de la guerre et de son inutilité, rencontrent des villageois pas toujours ravis de les voir, découvrent un pays nouveau, communiste et qui vient de rompre avec Moscou. En cours de route, ils rejoignent un autre général, un Allemand, à la recherche des corps des soldats allemands tués durant les mêmes événements. La tâche se révèle ingrate dans un climat excessif, pluvieux, froid, neigeux. De temps en temps, ils participent à la vie locale, notamment une noce où le général italien se fait insulter par une vieille paysanne qui a perdu son mari et sa fille, assassinés par le sinistre colonel Z en 1943 et de qui elle s’est vengée.


 

Le roman fit un triomphe en Occident lors de sa sortie : on découvrait un jeune romancier de l’est, totalement étranger au réalisme socialiste qui était la ligne générale draconienne en littérature. D’emblée, Kadaré, se hausse à un haut niveau. J’ai pensé au Désert des Tartares de Buzzati, c’est dire. Les dialogues sont nombreux, les descriptions minutieuses, mais jamais ennuyeuses, une certaine satire des étrangers venus exhumer leurs morts, et qui n'épargne pas la population locale, permet au lecteur de se faire une idée du temps qui passe, de l’ennui de la mission, les passages en italique nous livrent des pensées intimes ou des retours en arrière qui coupent la narration linéaire. L'inhospitalité aride du pays et du climat a façonné ce peuple albanais qui a pratiqué une guerre de partisans contre les envahisseurs et n’est pas sans avoir gardé une haine silencieuse pour ses anciens ennemis. Finalement le général finit son dernier jour de mission en s'enivrant : "Il songeait à quel point on est étranger dans un pays qui n’est pas le vôtre"...

Michel Del Castillo, dont nous apprenons dans Mon frère l’idiot, maints détails autobiographiques, nous révèle ici les ressorts de sa création littéraire et aussi de sa vie : il s’est reconnu en Dostoïevski, et même c’est l’écrivain russe qui se montre l’élément déclencheur de sa vocation littéraire. Comme l’auteur russe, il a eu une vie difficile, surtout une enfance terrible dans Madrid assiégée et bombardée par les Franquistes, a subi la "retirada", terrible pour un enfant de six ans, les camps français, puis adolescent le travail forcé en Allemagne nazie, et enfin la maison de redressement–bagne dans l’Espagne franquiste après la guerre. Grand lecteur depuis sa toute petite enfance, il découvre en Dostoïevski un frère en douleur et s’immerge immédiatement dans les Récits de la Maison des morts qui lui permettent de se reconnaître et de se reconstruire : choc du pouvoir de la littérature ! Michel del Castillo pose un regard aigu sur les gens qui l’ont aidé, le Maestro, un ancien instituteur "rouge" devenu pion alcoolique dans son bagne qui lui prête des livres, ou un prêtre du collège qu’il fréquente à sa sortie du bagne, qui l’initie au latin et au grec.

 

Il fait de Fédor Dostoïevski, qu’il nomme familièrement Fédia, cet homme qui a connu la trahison, la faim, le bagne, la maladie, et qui a écrit des livres époustouflants, un frère qui lui donne la force de vivre. Il insiste beaucoup sur quelques œuvres, les Carnets du sous-sol, La douce, Les Frères Karamazov (avec la parabole du Grand inquisiteur) qui lui ont permis de comprendre à son tour les tragédies de son enfance et de son adolescence. Et d’affirmer que peut-être seule la littérature lui a permis de surmonter la souffrance et même la tentation du suicide. Et de revenir à la source de la création, avec cet hommage qui se pose aussi sur Cervantès, Balzac, Dumas et quelques autres, avec quelques piques posées sur Kundera et Nabokov. Mais l’univers tourmenté de l’auteur russe est celui qui reflétait le mieux la force d’affronter les ombres du passé. Ode à la littérature et par ricochet à la lecture. Et ode aussi à l’étrangeté des « idiots », de ceux qui vivent hors de la norme, avec cette citation de Dostoïevski (extraite de sa Correspondance), souvent mis à contribution et que j’approuve totalement : "Savez-vous qu’il y a énormément de gens qui sont malades de leur santé précisément, c’est-à-dire de leur certitude démesurée d’être des gens normaux".

Deux livres frémissants. Toutefois, pour apprécier le Del Castillo, il vaut mieux avoir déjà lu Dostoïevski.

 

lundi 16 novembre 2020

16 novembre 2020 : Migrants 4, migrants, toujours

Article 13 : 1 Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l'intérieur d'un État. 2 Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays.

(Déclaration universelle des droits de l’homme (1948)


Je reviens sur mes migrants, parce que là, je patauge comme eux dans les contradictions du droit, de la justice et de la loi. D’abord, sur l’universalité de cette déclaration : il me semble que l’article 13 (1 et 2) n'a rien d’universel, il ne s’applique qu’aux personnes riches, capables de voyager et vivant dans des pays libres, surtout pour la deuxième partie. On a oublié ici, en Occident, et en particulier en France, les difficultés des populations de nombreux pays, à seulement circuler à quelque distance de chez soi. J’ai bien vu, lors de mes voyage à Madagascar ou en Cote d’Ivoire, que l’immense majorité de la population vit dans un territoire restreint, que ce soit à la campagne ou en ville. Il faut être tant soit peu aisé pour avoir une voiture, une moto, un scooter, un vélomoteur, un vélo ou même une bête de somme et un char ou une carriole et dépasser un rayon de quelques km autour de son habitation. Les transports en commun sont rares, également. Je rappelle que je vivais comme ça dans le village la,dais de mon enfance : on rendait visite aux oncles, tantes et cousins (distants de 3 à 5 km) à pied, on prenait le car une fois par semaine pour aller au marché à 7 km, au chef-lieu du canton. Et c’était tout.

Quant à aller à l’étranger, c’est presque impensable pour au moins 80 % de la population mondiale, et dans les pays du tiers-monde, il s’agit de 99 %, faute de moyens, faute d’obtenir un visa. Résultat, les migrations sont presque toujours clandestines, que la cause en soit les persécutions, les violences, les guerres ou les raisons économiques (espoir d’une vie meilleure). Je me souviens très bien que les jeunes Malgaches ou Ivoiriens avec qui j’ai pu parler lors de mes voyages disaient qu’il leur était illusoire d’obtenir un visa pour la France, alors même qu’ils le souhaitaient. Résultat : ce droit inscrit dans la déclaration soi-disant universelle n’est pas vraiment un droit, tout au plus une possibilité.

Et je repense à mes amis polonais : en 1974 et 1981, pour qu’ils puissent venir en France, j’ai dû remplir une lettre d’invitation contresignée par l’Ambassade de Pologne à Paris où je m’engageais à subvenir à tous leurs besoins, y compris médicaux, pendant leur séjour en France pour qu' ils obtiennent leurs visas et leurs passeports. Piotr et Maria sont venus me voir à Auch en 1974 (et je les ai emmenés chez mes parents dans les Landes, puis voiturés jusqu’en Avignon), Marcin et Grażyna quelques années plus tard alors que j’étais marié avec Claire. Je ne suis pas sûr que ce genre de lettre d’invitation suffirait aujourd’hui pour obtenir le visa à mes connaissances ivoiriennes et malgaches. Car le contrôle à l’entrée du territoire est très strict. On préfère en haut lieu les clandestins que la police peut pourchasser tout à loisir ou que les patrons petits ou grands peuvent exploiter au noir dans certains secteurs : agriculture, BTP ou dans les coulisses des restaurants, entre autres…

Tout ça m’écœure profondément. Je sais que je ne referai pas le monde et que, malheureusement, la pandémie rend les choses encore plus difficiles aujourd’hui pour les migrants en général et les déboutés du droit d’asile en particulier. Comment mes amis Bangladais vont-ils s’en sortir ? On ne peut contacter que difficilement les associations caritatives pour cause de confinement. Shyalam et Suchitra doivent déguerpir de leur logement le 18 décembre. Pour aller où ? Dans la rue, dans un hébergement d’urgence, dans un centre de rétention, dans un avion de retour ? On se félicite en haut lieu de la hausse du nombre de reconduites à la frontière, aux grands applaudissements du RN. S’il s’agit de terroristes avérés, je veux bien. Mais s’il s’agit de pauvres malheureux qui venaient vers la France, pays des droits de l’homme, parfaitement capable, si elle s’en donnait les moyens, de les accueillir, de leur apprendre la langue, d’y trouver une place, alors je dis non. Ça ne peut pas se faire au nom du peuple français, pas en mon nom en tout cas…

"— Mais si, [la solidarité] ça existe ; peut-être pas de façon manifeste mais il faut bien que ça existe, autrement on ne pourrait pas supporter cette vie un jour de plus », dit Ambjörn", dans le roman de Kurt Salomonson, Les grottes, traduit par Philippe Bouquet (Plein chant, 1987). Le personnage de ce roman puisse-il dire vrai !

À suivre...

 

vendredi 13 novembre 2020

13 novembre 2020 : la chanson du mois : Mathieu Boogaerts

 

Savez-vous qu’il y a énormément de gens qui sont malades de leur santé précisément, c’est-à-dire de leur certitude démesurée d’être des gens normaux ?

(Fédor Dostoïevsli, Correspondance, dans Michel del Castillo, Mon frère l’idiot, Fayard, 1995)


En ce temps de confinement, je me suis laissé tenter par cette chanson qui reflète mon état d’esprit, même si je n’aime pas la crème fraîche !

 

Un p'tit peu d'crème, par Mathieu Boogaerts

Pour l’écouter, voici :

https://www.youtube.com/watch?v=oLnI3tY_3Vs



Un p'tit peu d'crème dans ta vie
Un p'tit pot de crème aujourd'hui pour toi
Pour moi aussi comme ça c'est ça
On pourra p't être à l'abri
Enfin savoir qui de lui ou moi, ah

Un p'tit peu de crème dans la vie
Ça fait pas d'mal j'ai envie de toi
Et toi aussi comme ça c'est bien
On pourra p't être tu veux bien
Dans notre cachette s'demander enfin

À quoi ça tient
Pourquoi on r'vient
Pourquoi c'est bien
Et qu'est c'qui nous retient

Pourquoi
J'sais pas

Et puis ce bruit dans Paris
Qui m'dit que c'est plus par ici qu'ça s'passe
J'avoue, j'sais plus très bien c'qui s'passe
À la terrasse je m'ennuie
J'ai pas vraiment réussi des masses, non

Un p'tit peu d'crème je t'en prie
Parce que ca m'brûle quand tu m'dis qu 'il passe
Ça brûle, je n'me sens pas très bien
Donne-m'en un peu tu veux bien
C'est douloureux de toucher ta main

À quoi ça tient
Pourquoi on r'vient
Pourquoi c'est bien

Mais qu'est c'qui nous retient
Pourquoi
Pas

 

mercredi 11 novembre 2020

11 novembre 2020 : noir c'est noir

 

Malheur à ces êtres qui sont abandonnés à leurs seules forces et à leurs seuls rêves, et avec une soif de beauté passionnée, trop précoce et presque vengeresse.

(Fédor Dostoïevsli, L’adolescent, dans Michel del Castillo, Mon frère l’idiot, Fayard, 1995)



Je relis depuis quinze jours, j’ai l’impression de revivre, et d’oublier le confinement, tant il est vrai que, comme l’écrit Michel del Castillo, dans Mon frère l’idiot : "La lecture, qui semble au premier abord une activité solitaire, rassemble en réalité une foule de spectres, tous convoqués par ces signes étranges [lettres d’imprimerie] dont l’invention a permis la rencontre distancée. D’où la volupté que le solitaire retire de la lecture, seul et entouré d’une humanité innombrable". C’est ainsi que j’ai lu, en prenant mon temps, le formidable premier roman de George Sand, Indiana (j’en parlerai une autre fois) et deux autres romans, un québécois et un russe que je possédais dans ma bibliothèque, puisque les établissements où l’on peut trouver des livres, librairies et médiathèques, sont fermées (abusivement) pour cause de confinement. Comme si ce n’était pas des choses essentielles ! En tout cas, les livres me sont essentiels : heureusement, mon appartement en regorge,,,



Le Québécois Jean-Francois Beauchemin a formidablement maîtrisé son Jour des corneilles. J’avais vu en 2013 le film d’animation qui en avait été tiré et acheté dans la foulée le livre à la Librairie québécoise lors d’un passage à Paris. Mais le livre m’a encore plus étonné que le film, pourtant très bon. Le jeune protagoniste principal (il n'a pas de prénom) y raconte l’histoire depuis sa naissance qui coûta la vie à sa mère : il a mené une vie recluse avec son père dans une cabane de la forêt. De temps en temps, il leur arrive d’aller au village, notamment pour une fracture de la cheville du père Courge. Là, le fils fait connaissance de Manon, une jeune fille qui le déshabille et le propulse dans un tonneau plein d’eau pour le décrasser, tant il pue ! C’est la première fois de sa vie que le héros fait la découverte de la propreté et de l'affection. Car ils vivent comme des sauvages, son père et lui, mangeant racines et baies, vers de terre, quelques poissons et de nombreux petits animaux qu’il tirent à l’arc ou piègent. Le père lui a interdit de fréquenter ses semblables.

Cela est raconté dans un langage truculent, bourré d'archaïsmes québécois ou inventés par l’auteur, qui relèvent du mode de vie du narrateur, éloigné du langage châtié et bienséant. À ce titre, le roman est très réussi et j’ai pris grand plaisir à le lire. Le fond est un peu plus discutable. Le père éduque son fils à la dure, allant jusqu’à lui faire subir des sévices presque sadiques, dès qu’il se montre désobéissant, ou demandeur d’amour. Ce qui met le lecteur parfois mal à l’aise. C’est un livre très dur, éprouvant, parfois horrifique. Le récit met en scène le fils Courge, qui explique à un juge toute sa vie depuis sa naissance jusqu'à son arrivée en prison où il a atterri pour avoir tué et dépecé cette brute de père dans un accès de désespoir, alors qu'il aurait tant voulu que son père lui manifeste de l’affection. Le roman vérifie l’assertion de Dostoïevski citée en exergue.



Autre roman la vérifiant : La soif, d’Andréi Guélassimov (Actes sud, 2006). Le héros, Constantin (diminutif Kostia), est un rescapé de la guerre de Tchétchénie. Laissé pour mort dans l'attaque du tank il se trouvait, il en a été sorti en dernier, parce qu’on s'est aperçu qu'il vivait encore. Grvement brûlé au visage, il est une gueule cassée qui fait peur. Sa voisine se sert d'ailleurs de lui pour obliger son fils à aller au lit. Mais il a peu de chance de trouver l’amour un jour. Alors, bien sûr, il s’est mis à boire de la vodka, surtout que la tradition en est bien établie en Russie. Il a eu une enfance difficile, n’a guère connu son père, et a été placé dans un collège Alexandre Stépanovitch, un professeur alcoolique, le prend sous son aile, après avoir découvert son talent de dessinateur, et lui sert de père de substitution. Il a gardé des liens avec quelques camarades tankistes. L'un d'eux, Serioja, disparaît, et les trois autres vont se lancer dans un périple pour le retrouver. Kostia boit, mais continue à dessiner, ce qui peu à peu le ramène à la vie. L'amitié avec ses camardes de combat, autant que la boisson ou le dessin, lui permettent de dominer ses souffrances morales.

Ce n’est pas un un éloge de l'alcoolisme. Sinon ce serait insupportable, déjà que les retours en arrière sur la guerre en Tchétchénie sont assez atroces. C’est un roman d'une grande densité, et d’une certaine manière, une leçon de vie : comme dans Le jour des corneilles, il semble que pour ces deux héros déshérités de la vie, une fois qu’ils ont atteint le fond, ils ne peuvent que remonter. Deux très beaux écrivains, deux belles découvertes. Attention, ne pas mettre entre toutes les mains ; et à lire quand on est en bonne forme. Ce qui est mon cas, grâce à la reprise de la lecture. De toute façon, comme ma vie est lisse et simple au regard de celles du fils Courge ou de Kostia !

 

samedi 7 novembre 2020

7 novembre 2020 : le poème du mois, Manuel Césaire

 

c’est témoigner de peu de culture pour un voyageur que de se moquer des usages et des conceptions des peuples qui l’accueillent…

(Thomas Mann, La montagne magique, trad. Maurice Betz, Club international du livre, s. d.)



Ce mois-ci, pour nous changer de la covid 19, du terrorisme, des élections américaines et du confinement, un poème insulaire, antillais, glané sur internet et qui nous ouvre les yeux.

 

De votre condescendance sirupeuse,

De votre paternalisme infantilisant,

De votre bienséance poudrée,

De votre fraternité fourbe,

De votre altruisme repentant,

Je me moque !

Je suis nègre,

Je suis afro-descendant,

Je suis afro-caribéen,

Je suis Martinique.

J’habite la terre des Kalinagos trempé du sang des Yorubas,

Je suis dépositaire des nations qui ont contribué à l’écriture de ce monde,

Je suis le rhizome de ces cultures vampirisées par les sangsues d’un modernisme prétendument évolué, au cynisme décadent,

Je suis la ramification précieuse d’un syncrétisme qui vous échappe encore,

Je suis l’héritier de ceux qui ont enseigné au monde sans le savoir,

Ceux qui vous ont inspiré,

Ceux qui ont empli vos panses et vos savoir-faire,

Je suis le descendant de ceux dont les préceptes volés, ont bâti les fondements de vos sociétés.

Je suis le pardon ancestral et l’affreuse commodité dont vous avez abusé,

Je suis la clémence ornant frauduleusement et prétentieusement le frontispice de vos monuments à l’humanisme amusant.

Je suis la blesse de votre nostalgie impériale.

Je suis fils de Reines et de Rois,

Je suis fils d’Impératrices et d’Empereurs,

Dans mon sang-fleuve coule Ghana, Songhaï, Gao, Abomey, Kanem, Kong, Adamaoua ou Bam,

Ne me tutoyez pas, vous m’insulteriez !

Ne me touchez pas, vous ne supporteriez pas !

Ne m’embrassez point !

Embrassez plutôt la terre écarlate qui a supporté vos viols et mensonges répétés,

Embrassez le sol dont vous avez sous-estimé la richesse culturelle, spirituelle,

Embrassez le pied des peuples et nations que vous avez séparés par des frontières-caprices de votre gloutonnerie fétide et insatiable,

Prosternez-vous au pied du Caïlcédrat royal dont vous avez sous-estimé la solidité, la résilience, l’envergure et l’universalité du feuillage.

Je ne vous tutoierai pas, cela vous rassurerait.

Je tutoie le Monde,

Je tutoie les Cieux et les Astres,

J’écoute le chant des Divinités qui vous est incompréhensible,

Ces divinités que vous avez tenté de ridiculiser et que vous avez tant voulu nous faire oublier.

Ne provoquez pas mes chants, ne suscitez pas mes danses,

Ou restez à distance salutaire.

J’en reste l’unique artisan.

Je suis le tambour Bulup, le tambour Gugu, le tambour Kfoukoula,

Je peux être le tam tam de votre repentance, le djembé déclencheur de vos contritions intestines,

Je suis le Tanbou Bèlè-exorciste de votre salut inavouable.

Craignez mes rythmes,

Ils ne sont que messages à l’adresse de ce qui vous dépasse.

Saluez mes tambours comme vous le faites humblement face à vos représentations.

Ne m'autorisez pas à danser, ne m'autorisez pas à chanter.

Je danse et je chante!

Mes chants et danses sont des invocations irréversibles,

Ne les grimez pas,

Sinon, craignez alors le courroux de Olorun, Ellegua, Ogun, Obatala, Yemayá, Oya, Orunmila, Ibeji, Osanyin, Osun, Shango, et Oh osi.

Ne me choisissez point, je ne vous ai pas choisi.

Ne me laissez pas vos habits, je revêtirai mes habits princiers.

Ne m’enfermez pas dans vos bâtiments aux petites ouvertures.

Ma maison est ouverte aux alizés visiteurs en provenance du Kerala, du Golfe de Guinée, de Kingston ou d’Alabama.

Je suis le Monde,

Je suis la Terre,

Je bâtis,

Ne me faites pas croire que je suis en retard,

J’ai vécu en moins de deux siècles ce que vous avez pris des millénaires à traverser.

Ne doutez pas de mon ingénierie, elle est ce substrat qui vous a échappé.

Ne doutez pas de mon endurance,

Ne doutez pas de mon espérance,

Ne doutez pas de ma ténacité,

Ne doutez pas de mon humanité,

Ne doutez jamais de mon intelligence,

Elles ont permis à mes ancêtres de supporter, de s’unir, de se rebeller encore et encore, jusqu’à la délivrance.

Je suis Martinique,

Je suis forêt et volcan,

Je suis colibri et bothrops,

Je suis rivière et rocher,

Je suis brise et cyclone,

Je suis fromager et figuier maudit,

Je suis tambour et je suis danmyé,

Complexement,

Singulièrement,

Simplement,

mais absolument, Martiniquais


Manuel CESAIRE, le 26 octobre 2020