Avec
les ressources naturelles du monde, la machinerie déjà inventée,
une organisation rationnelle de la production et une suppression
également rationnelle du gaspillage, les travailleurs physiquement
aptes ne devraient pas avoir à travailler plus de deux ou trois
heures par jour pour nourrir tout le monde, loger tout le monde,
instruire tout le monde et donner à tous une bonne quantité de
petits luxes.
(Jack
London, Révolution,
Phébus, 2008)
Quand
on pense que le texte ci-dessus de Jack London a été écrit il y a
plus d'un siècle, et qu'on n'a pas avancé d'un iota dans ce sens ;
au contraire, une minorité avide de profits rapides exploite sans
vergogne les travailleurs du monde entier (la fameuse mondialisation)
à un niveau à peu près égal à celui de l'exploitation que nous avons connue au
XIXe siècle (salaires très bas, insécurité sociale, émigration
forcée, violences des milices patronales, insuffisance de protection
contre les nuisances polluantes ou les accidents du travail, etc.).
Et notre prospérité
générale ou bien-être relatif repose sur ça : le low
cost,
que chacun recherche avec avidité pour bénéficier d'un surplus de
voyages, d'objets, d'abonnements internet, de vêtements, de livres,
de rapidité dans les TIC (Technologies de l'Information et de la
Communication), etc., le low
cost signifie,
ne l'oublions pas, une exploitation éhontée du travail et des
conditions effroyables pour les travailleurs de partout.
* * *
Revenons
à mon petit bilan personnel 2013. Le deuxième semestre m'a paru
étrangement long. Je me suis à nouveau beaucoup déplacé, pour mes
visites rituelles à Poitiers, pour les festivals de cinéma de
Venise, d'Auch, de Montpellier, pour m'arrêter ici ou là, au gré
de mes humeurs, visiter la tribu et voir quelques ami(e)s. J'ai
poussé quelques coups de gueule contre la « droitisation »
de la société française, me brouillant presque avec certains à ce
sujet. J'ai reçu mes couch-surfeurs polonais et russes, le jeune
Sergueï est devenu pratiquement un ami, et depuis septembre, Juan
habite chez moi. À défaut, comme François d'Assise, de pratiquer
l'abandon total des biens matériels et d'aller vivre de jeûne et de
prière dans une cabane, j'ai essayé au maximum de partager une
large part de mon surplus. Avec cette idée que certains hommes étant
plus égaux que d'autres, c'est à eux qu'il convient de rétablir
l'équilibre, autant que faire se peut, si l'on veut que la société
avance sur le chemin de l'espérance.
J'ai
lu beaucoup de livres, provenant de vingt-sept pays différents. Car
les livres sont, au même titre que les amis, des sources
d'enrichissement de la vie intérieure, aussi bien que des vecteurs
de la découverte du monde. Parmi les plus marquants, côté romans,
La
fabrication de l'aube,
de Jean-François Beauchemin, Une
enfance de Jésus,
de J. M. Coetzee, Attention
fragile,
de Marie-Sabine Roger, l'étonnante Usine
des cadavres
de Silien Larios, Petites
scènes capitales,
de Sylvie Germain, La
décision,
d'Isabelle Pandazopoulos et les romans pour ados de Mikaël Ollivier.
Sans compter les romans plus anciens de Jane Austen, Virginia Woolf,
Marguerite Duras et George Sand, lus en prenant des notes pour un
futur livre. Parmi les essais, j'ai apprécié les textes suggestifs
de Jean Genet réunis dans L'ennemi
déclaré,
les deux derniers volumes du Journal
de Charles Juliet, le tome 2 et final du Journal
d'André
Gide, le journal du catalan Josep Plá :
Le
cahier gris,
celui de Saramago : Le
cahier,
les essais de Blanche de Richemont : Éloge
du désert
et Éloge
du désir,
les livres sur la prison de Jean-Marc Rouillan et de Donna Evleth,
les Manuscrits
de guerre
de Julien Gracq, En
pèlerin et en étranger,
de Marguerite Yourcenar, De
la servitude involontaire
d'Alain Accardo, Apologie
du livre,
de Robert Darnton, et les belles méditations de Martin Buber :
Le
chemin de
l'homme.
Au rayon poésie, j'ai dévoré les nouveaux opus de mes amis Michel
Baglin, De
chair et de mots, Georges Bonnet, La
claudication des
jours
et Odile Caradec, République
Terre
(quels beaux titres !), j'ai découvert Cédric Le Penven et
Jean-Baptiste Pédrini, L'excès-l'usine
de Leslie Kaplan, et Le
livre des cent poèmes,
la belle anthologie d'Harry Martinson.
Au
cinéma, la variété est encore plus impressionnante, j'ai vu des
films originaires de cinquante pays différents, aidé il est vrai
par la fréquentation des festivals, autant que par l'excellente
diversité proposée par le cinéma Utopia de Bordeaux. Le cinéma,
de fiction ou documentaire, nous montrant la vie, c'est encore le
meilleur moyen pour lutter contre un nationalisme étriqué et le
racisme ravageur menaçants, que d'aller découvrir ce qui se fait
ailleurs, comment on y vit, et constater, en tout état de cause, que
l'humanité est la même partout, sous des formes différentes
certes ; personnellement, je perçois au travers du cinéma
comme de la littérature, cet humain d'abord que les
politiques cherchent souvent en vain ! Et que je retrouve aussi dans mes
voyages et mes déplacements, aussi bien que chez mes hôtes
couch-surfeurs.
Le Lion d'Or de Venise
* * *
Ce
fut aussi l'année de la mort d'Igor. J'ai conscience de l'avoir un
peu trop négligé – et donc, peut-être, d'avoir hâté sa
dégradation : je me souviens quand je l'ai vu pour la dernière
fois fin juillet, comme il était mal en point, marchant avec peine,
et le lendemain, revigoré, redevenu presque normal, comme si ma
visite, mon amitié, lui avaient réinjecté le goût de vivre !
Mais le délabrement général de son état de santé lui faisait
envisager de ne pas prolonger indéfiniment une vie qui n'en était
plus une, et il m'en parlait volontiers.
Le Rialto vu par Igor en 2012