mercredi 5 février 2014

5 février 2014 : des prisons et des manifs


La dispute a éclaté. Sylvain disait à sa femme qu'elle n'avait pas à dire ça. Elle ne pouvait pas se le permettre. Elle ne savait pas ce que c'était de vivre en prison, tout ce qu'il avait vécu, qu'elle ne pourrait jamais, même avec la meilleure volonté du monde, soupçonner ce que cela représentait.
(Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, Seuil, 2014)

À défaut de refaire le monde, j'essaie de mieux le comprendre. Et ce n'est certes pas l'actualité telle qu'elle est présentée par la télévision ou par les grands médias qui va m'y aider. Nous y aider. La couverture de la soi-disant manif pour tous (en fait une large manipulation de quelques-uns) par les médias en est un signe majeur : je n'ai jamais vu une telle complaisance, un tel relais, une telle publicité gratuite (les organisateurs n'en espéraient peut-être pas tant) apportée à une manifestation débile pour la transformer en instrument de propagande, comme seule la télévision (et les rumeurs d'internet, peut-être) peut le faire. Je sais bien que fabriquer de l'information est aujourd'hui une industrie. Déjà on avait vu ces mêmes médias se jeter comme un seul homme contre Dieudonné. Ah ! Quand nous avions manifesté pour les droits des femmes (droits en régression constante depuis) en octobre 2010, les 30 000 manifestants avaient eu droit à trente secondes aux différents JT et cinq lignes dans Le Monde ou Libération ! De quoi, de qui se moque-t-on : faire une telle propagande pour une extrême-droite catho (j'en entendais plus parler depuis mon enfance, de ceux-là) et pétainiste – Travail (mais ce sont eux qui ont organisé le chômage), Famille (avec une tartuferie sans pareille), Patrie (ils s'en sont donné à cœur joie en 1944 pour tondre les femmes, après avoir applaudi les départs vers les camps de la mort et dénoncé à qui mieux mieux pendant quatre ans) faisant cause commune (momentanément, car en fait, ils sont aussi islamophobes ! sans oublier leur antisémitisme viscéral) avec les islamistes radicaux dans une marche aux slogans absurdes, c'est faire leur lit. D'ailleurs le gouvernement s'est empressé de se coucher dedans. Ça me tue ! Et on a voté pour ces gens-là, qui intronisent ministre un type qui développe la fuite de capitaux dans les paradis fiscaux !
Bon, pour se consoler, reste la littérature. À trois reprises, ces temps-ci, je lis des romans qui parlent – et avec beaucoup de justesse – de la prison, sans que c'en soit le thème central. Pierre Lemaître, dans Cadres noirs (Calmann-Lévy, 2010), raconte l'histoire d'un cadre qui, à plus de cinquante ans, après quatre années de chômage et de galère, tente une dernière fois de se faire recruter. Il doit, avec les autres candidats, juger les réactions de cadres devant une prise d'otages fictive, mais réaliste : il s'agit de sélectionner, à partir de leurs réactions, le plus capable de partir au charbon pour liquider une usine et licencier le personnel. Mais il apprend qu'en fait les dés sont pipés et que, bien sûr ce n'est pas lui qui sera recruté. Il décide donc de se venger préventivement et part au concours de recrutement avec un pistolet chargé et c'est lui qui prend en otage tout ce petit monde. Je n'en dis pas plus, je vous laisse le plaisir de lire ce bon suspense. Le héros se retrouve donc en prison, et là, il découvre l'envers du décor, la bouffe dégueulasse, le caïdat, les violences entre détenus que l'administration pénitentiaire laisse se développer : diviser pour mieux régner, c'est bien connu. Pour ce que j'en sais, que j'en ai vu et observé pendant mes passages en prison, c'est formidablement bien décrit. Bravo au nouveau Prix Goncourt !
Avril rouge, du péruvien Santiago Roncagliolo (Seuil, 2008), se déroule à Ayacucho, où le très naïf substitut du procureur Félix Chacaltana Saldivar doit s'occuper d'une affaire de meurtre. Mais là aussi, il se rend compte que les dés sont pipés, que ni la police, ni l'armée, omniprésente et qui fait la loi dans ce secteur longtemps terrorisé par le Sentier lumineux, ne vont l'aider à élucider quoi que ce soit. Tout le monde veut être tranquille, classer l'affaire au plus vite, surtout pas de vagues qui pourraient remonter à Lima. Chemin faisant, il va à la prison, au quartier de Haute Sécurité, rencontrer un des leaders du Sentier lumineux, détenu à vie. Là aussi, la description de ce genre de quartier réservé aux prisonniers politiques, assez terrifiante, m'a paru très juste (à comparer avec celle qu'en a fait Jean-Marc Rouillan, pour la France, par exemple dans Paul des épinettes et moi). Rappelons à ce sujet que la France détient le triste record du prisonnier politique le plus longtemps détenu en Europe : libérable depuis plusieurs années, il est maintenu en taule sous la pression conjuguée des USA et d'Israël, comme par hasard. Il est vrai qu'un gouvernement qui abdique devant la rue ne peut que plier devant des injonctions plus fortes encore !
Enfin, En finir avec Eddy Bellegueule, qui vient de sortir (Seuil, 2014), raconte sous la plume très autobiographique d'Édouard Louis, la descente aux enfers d'un enfant et adolescent du sous-prolétariat picard dans les années 90 et 2000. C'est que Eddy n'est pas comme les autres. Il est maniéré, efféminé (tiens, voilà un livre qui ne va pas plaire aux manifs pour tous !), ne s'intéresse pas au sport, et est très vite traité, dès l'école primaire, de pédé. Bravo aux parents qui inculquent à leur progéniture cette homophobie ordinaire dès le plus jeune âge ! Au collège, ça se corse. Il finit par être violé par son propre cousin qui, lui, bien sûr, ne l'est pas, homo : ça doit faire partie de l'entraînement du macho, sans doute. Il ne trouvera son salut et ne pourra s'assumer que dans le club de théâtre, puis dans la fuite loin de son odieux village natal. La description de ce sous-prolétariat où domine l'alcoolisme masculin (et féminin), où la vie familiale et les rôles de chacun sont complètement cadenassés (sous couvert d'être normal ?), où l'aliénation sociale est intégrée de A à Z (on passe en direct au sortir du collège à l'usine locale, puis au chômage), où la pornographie est omniprésente et la télévision permanente (six à huit heures par jour pour les gamins, une télé dans chaque pièce, toutes allumées), où les fins de mois sont difficiles (on envoie le gamin à l'épicerie réclamer des choses à mettre sur l'ardoise) et l'espoir totalement absent, est terrifiante. Tiens, en voilà des clients pour les "manifs pour tous" et pour l'extrême droite : ils en ont le profil complet. Racistes, sexistes, homophobes, imbibés des idées nauséabondes divulguées par les infos télévisées, ce trompe-l’œil de la réalité. Et on trouve un passage remarquable sur la prison, où échoue le cousin Sylvain (pas le violeur, un autre, plutôt dealer et trafiquant), exclu du monde scolaire très tôt, mais qui finit, comme tous, par se faire prendre, et faire l'expérience désastreuse de la prison. Là aussi, c'est formidablement bien vu. En finir avec Eddy Bellegueule est un des plus beaux livres de la rentrée, et qui remet les pendules à l'heure, face aux insanités des slogans des manifestants de dimanche : il est vrai qu'on peut supposer que ces derniers, aussi incultes que leurs idées, ne lisent pas, en tout cas, pas de la littérature !

Aucun commentaire: