La
dispute a éclaté. Sylvain disait à sa femme qu'elle n'avait pas à
dire ça. Elle ne pouvait pas se le permettre. Elle ne savait pas ce
que c'était de vivre en prison, tout ce qu'il avait vécu, qu'elle
ne pourrait jamais, même avec la meilleure volonté du monde,
soupçonner ce que cela représentait.
(Édouard
Louis, En finir avec Eddy Bellegueule,
Seuil, 2014)
À
défaut de refaire le monde, j'essaie de mieux le comprendre. Et ce
n'est certes pas l'actualité telle qu'elle est présentée par la
télévision ou par les grands médias qui va m'y aider. Nous y
aider. La couverture de la soi-disant manif pour tous (en fait
une large manipulation de quelques-uns) par les médias en est un signe
majeur : je n'ai jamais vu une telle complaisance, un tel
relais, une telle publicité gratuite (les organisateurs n'en
espéraient peut-être pas tant) apportée à une manifestation
débile pour la transformer en instrument de propagande, comme seule la télévision (et les rumeurs d'internet, peut-être) peut le faire. Je sais bien
que fabriquer de l'information est aujourd'hui une industrie. Déjà
on avait vu ces mêmes médias se jeter comme un seul homme contre
Dieudonné. Ah ! Quand nous avions manifesté pour les droits
des femmes (droits en régression constante depuis) en octobre 2010, les 30
000 manifestants avaient eu droit à trente secondes aux différents
JT et cinq lignes dans Le Monde ou Libération ! De quoi, de qui se moque-t-on :
faire une telle propagande pour une extrême-droite catho (j'en
entendais plus parler depuis mon enfance, de ceux-là) et pétainiste
– Travail (mais ce sont eux qui ont organisé le chômage), Famille (avec une
tartuferie sans pareille), Patrie (ils s'en sont donné à cœur
joie en 1944 pour tondre les femmes, après avoir applaudi les
départs vers les camps de la mort et dénoncé à qui mieux mieux
pendant quatre ans) faisant cause commune (momentanément, car en
fait, ils sont aussi islamophobes ! sans oublier leur
antisémitisme viscéral) avec les islamistes radicaux dans une
marche aux slogans absurdes, c'est faire leur lit. D'ailleurs le
gouvernement s'est empressé de se coucher dedans. Ça me tue !
Et on a voté pour ces gens-là, qui intronisent ministre un type qui
développe la fuite de capitaux dans les paradis fiscaux !
Bon,
pour se consoler, reste la littérature. À trois reprises, ces
temps-ci, je lis des romans qui parlent – et avec beaucoup de
justesse – de la prison, sans que c'en soit le thème central.
Pierre Lemaître, dans Cadres noirs (Calmann-Lévy, 2010),
raconte l'histoire d'un cadre qui, à plus de cinquante ans, après
quatre années de chômage et de galère, tente une dernière fois de
se faire recruter. Il doit, avec les autres candidats, juger les
réactions de cadres devant une prise d'otages fictive, mais
réaliste : il s'agit de sélectionner, à partir de leurs
réactions, le plus capable de partir au charbon pour liquider une
usine et licencier le personnel. Mais il apprend qu'en fait les dés
sont pipés et que, bien sûr ce n'est pas lui qui sera recruté. Il
décide donc de se venger préventivement et part au concours de
recrutement avec un pistolet chargé et c'est lui qui prend en otage
tout ce petit monde. Je n'en dis pas plus, je vous laisse le plaisir
de lire ce bon suspense. Le héros se retrouve donc en prison, et là,
il découvre l'envers du décor, la bouffe dégueulasse, le caïdat,
les violences entre détenus que l'administration pénitentiaire
laisse se développer : diviser pour mieux régner, c'est bien
connu. Pour ce que j'en sais, que j'en ai vu et observé pendant mes
passages en prison, c'est formidablement bien décrit. Bravo au
nouveau Prix Goncourt !
Avril
rouge, du péruvien Santiago Roncagliolo (Seuil, 2008), se
déroule à Ayacucho, où le très naïf substitut du procureur Félix Chacaltana
Saldivar doit s'occuper d'une affaire de meurtre. Mais là aussi, il
se rend compte que les dés sont pipés, que ni la police, ni
l'armée, omniprésente et qui fait la loi dans ce secteur longtemps
terrorisé par le Sentier lumineux, ne vont l'aider à élucider quoi
que ce soit. Tout le monde veut être tranquille, classer l'affaire
au plus vite, surtout pas de vagues qui pourraient remonter à Lima.
Chemin faisant, il va à la prison, au quartier de Haute Sécurité,
rencontrer un des leaders du Sentier lumineux, détenu à vie. Là
aussi, la description de ce genre de quartier réservé aux
prisonniers politiques, assez terrifiante, m'a paru très juste (à
comparer avec celle qu'en a fait Jean-Marc Rouillan, pour la France,
par exemple dans Paul des épinettes et moi). Rappelons à ce
sujet que la France détient le triste record du prisonnier politique
le plus longtemps détenu en Europe : libérable depuis
plusieurs années, il est maintenu en taule sous la pression
conjuguée des USA et d'Israël, comme par hasard. Il est vrai qu'un gouvernement qui abdique devant la rue ne peut que plier devant des injonctions plus fortes encore !
Enfin, En finir avec Eddy Bellegueule, qui vient de sortir
(Seuil, 2014), raconte sous la plume très autobiographique d'Édouard
Louis, la descente aux enfers d'un enfant et adolescent du
sous-prolétariat picard dans les années 90 et 2000. C'est que Eddy
n'est pas comme les autres. Il est maniéré, efféminé (tiens,
voilà un livre qui ne va pas plaire aux manifs pour tous !), ne
s'intéresse pas au sport, et est très vite traité, dès l'école
primaire, de pédé.
Bravo aux parents qui inculquent à leur progéniture cette
homophobie ordinaire dès le plus jeune âge ! Au collège, ça
se corse. Il finit par être violé par son propre cousin qui, lui, bien
sûr, ne l'est pas, homo : ça doit faire partie de l'entraînement du macho, sans doute. Il ne trouvera son salut et ne pourra s'assumer que
dans le club de théâtre, puis dans la fuite loin de son odieux
village natal. La description de ce sous-prolétariat où domine
l'alcoolisme masculin (et féminin), où la vie familiale et les rôles
de chacun sont complètement cadenassés (sous couvert d'être normal ?),
où l'aliénation sociale est intégrée de A à Z (on passe en direct au sortir du
collège à l'usine locale, puis au chômage), où la pornographie
est omniprésente et la télévision permanente (six à huit heures par
jour pour les gamins, une télé dans chaque pièce, toutes
allumées), où les fins de mois sont difficiles (on envoie le gamin à
l'épicerie réclamer des choses à mettre sur l'ardoise) et l'espoir
totalement absent, est terrifiante. Tiens, en voilà des clients pour les "manifs pour
tous" et pour l'extrême droite : ils en ont le profil complet.
Racistes, sexistes, homophobes, imbibés des idées nauséabondes
divulguées par les infos télévisées, ce trompe-l’œil
de la réalité.
Et on trouve un passage remarquable sur la prison, où échoue le cousin
Sylvain (pas le violeur, un autre, plutôt dealer et trafiquant),
exclu du monde scolaire très tôt, mais qui finit, comme tous, par
se faire prendre, et faire l'expérience désastreuse de la prison.
Là aussi, c'est formidablement bien vu. En
finir avec Eddy Bellegueule est
un des plus beaux livres de la rentrée, et qui remet les pendules à
l'heure, face aux insanités des slogans des manifestants de
dimanche : il est vrai qu'on peut supposer que ces derniers,
aussi incultes que leurs idées, ne lisent pas, en tout cas, pas de
la littérature !
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