jeudi 30 avril 2020

30 avril 2020 : suites (probables) de la pandémie


Nous avons renié l’éternité, nous voilà condamnés à l’Éphémère…
(Claude Calmel, La mémoire blessée, in Le chien des mers : roman patchwork, La voix domitienne, 1995)



dessin de Karak 
(source : http://karak.over-blog.com/)

Cette insistance à nous faire porter des masques commence à peser à toute une partie de la population. Certains n’en portent pas à l’extérieur (tant que ce n’est pas obligatoire), et moi qui en porte souvent un, je ne me détourne pas spécialement, le mètre d’écart me semble plus que suffisant. Mais il m’arrive aussi de sortir sans masque (d’ailleurs au supermarché, la moitié des clients n’en ont pas pour l’instant) et il m’arrive de croiser des gens qui s’écartent d’au moins 3 mètres, avouant ainsi que le port de leur masque ne leur apparaît pas comme une barrière suffisante à mon égard. De plus, alors que j’ai plusieurs masques (tissu, papier plus ou moins épais), quand je les enfile, je constate qu’ils me rendent la respiration difficile, et, pour un porteur de lunettes comme moi, mes verres sont systématiquement embués ! Il m’arrive donc de baisser le masque pour libérer mon nez et désembuer mes lunettes… Je comprends cependant la prudence que les institutions nous disent en recommandant l’utilisation de cet ustensile.
Ivan Illich écrivait dans les années 70 : "Dans les pays développés, l’obsession de la santé parfaite est devenue un facteur pathogène prédominant. Le système médical, dans un monde imprégné de l’idéal instrumental de la science, crée sans cesse de nouveaux besoins de soins. Mais plus grande est l’offre de santé, plus les gens répondent qu’ils ont des problèmes, des besoins, des maladies. Chacun exige que le progrès mette fin aux souffrances du corps, maintienne le plus longtemps possible la fraîcheur de la jeunesse, et prolonge la vie à l’infini. Ni vieillesse, ni douleur, ni mort. Oubliant ainsi qu’un tel dégoût de l’art de souffrir est la négation même de la condition humaine". On est aujourd’hui dans ce meilleur des mondes-là, du moins ici. Et on nous réclame de faire des dons aux entreprises pour relancer l’économie. Sans se soucier beaucoup de savoir si les dites entreprises (qui continuent à verser des milliards de dividendes) assureront vraiment la sécurité de leurs employés face à la pandémie.
Par ailleurs, il existe pourtant un moyen naturel de financer durablement les solidarités et de permettre à l’État de redistribuer les richesses : la fiscalité. Pendant de trop nombreuses années, non seulement les réformes fiscales du gouvernement ont durement affaibli les politiques publiques (l’hôpital public, le système scolaire, les transports publics, etc.) mais elle ont nourri un fort sentiment d’injustice fiscale. Si le président avait voulu ébranler ce sentiment, une des mesures de « rupture » qu’il aurait dû annoncer dès le mois de mars est le rétablissement du fameux ISF, l’impôt de solidarité sur la fortune (quelques milliards d’euros qui nous manquent tout de même). L’appel aux dons individuels ne saurait être une mesure pouvant la remplacer : personnellement, je préfère faire des dons à des associations humanitaires, dons qui, je l’espère, servent à autre chose qu’à de somptuaires déplacements en avion pour vendre des contrats d’armes et financer des conflits aux quatre coins du monde

Sur les murs de Cuba, un pied-de-nez aux USA
 
On m'a communiqué dernièrement dans Le courrier (quotidien Suisse, internet a tout de même du bon, on n’y entend pas que la vulgate des grands de ce monde) : "Les patients cubains du Covid-19 n’auront pas droit aux respirateurs suisses, sur ordre des Etats-unis, à l’instar d’autres équipements médicaux. Mais le blocus exercé depuis la Suisse est aussi financier. [...] Huit organisations suisses dénoncent un blocus qui met en danger la vie de nombreux Cubains". Or, tout le monde sait que Cuba envoie des médecins un peu partout dans le monde pour lutter contre la pandémie. Mais voilà, ce petit état ne veut pas obéir au doigt et à l’œil à l’ogre US. "JAMAS RENUNCIAREMOS A NUESTROS PRINCIPIOS" faisait partie des slogans que j’ai vus lors de mon voyage à Cuba en 2018. J’ai aussi vu les effets dévastateurs du blocus et j’enrage de voir que les pays occidentaux dans leur ensemble emboîtent le pas aux USA dans les diverses mesures de rétorsion que ce pays, qui se croit le maître du monde, inflige non seulement à Cuba, mais aussi au Venezuela (ils ont mis à prix la tête du président) ou à l’Iran. Sommes-nous indépendants, oui ou non ? Admettons que Cuba ait fait du tort aux USA, mais à nous ? On est bien contents de voir leurs médecins débarquer à la Martinique !
Et nous suivons, comme des petits chiens, tout en demandant à nos concitoyens de suivre les conseils et directives diverses, qui, sous couvert de lutte contre la pandémie, nous intiment d’obéir avec docilité. Qui nous dit que ça ne continuera pas après ? Et que nos libertés fondamentales de réunion, de manifester, si chèrement conquises, ne seront pas jetées par les fenêtres ensuite, en particulier avec l’usage nocif des nouvelles technologies. J’ai vu le documentaire terrifiant d’Arte : Tous surveillés, 7 milliards de suspects (à voir en replay jusqu’au 16 juin, en direct le vendredi 15 mai à 09 h 25). Quand j’apprends qu’une application sur smartphone devrait permettre de nous suivre à la trace, ça ne me donne plus envie de téléphoner, et l’intrusion de la reconnaissance faciale qui va s’imposer (sous couvert de lutte contre le terrorisme, qui a bon dos), ça démontre les limites de notre liberté. Déjà les opposants au centre d’enfouissement de déchets nucléaires de Bure sont tous suivis à la trace ; car, comme tout le monde sait, toute personne qui n'est pas un béni oui-oui est un terroriste en puissance. Bientôt chacun de nous sera sous une télésurveillance généralisée : et du Meilleur des mondes d’Huxley où nous sommes déjà, nous passerons au Big Brother du 1984 d’Orwell.

le site du documentaire d'Arte :
https://www.arte.tv/fr/videos/083310-000-A/tous-surveilles-7-milliards-de-suspects/

mardi 28 avril 2020

28 avril 2020 : la chanson du mois


Les vrais sentiments, ça vous poigne, ça ne se dit pas avec des mots.
(Jean Forton, À l’hôpital, in Pour passer le temps, Finitude, 2004)


Ce mois-ci, au moment où on ne peut même plus aller voir les « vieux » en EHPAD, la chanson de Brel me paraît bien propre à nous rappeler notre propre vieillissement.




Vivement qu’on puisse les serrer de nouveau dans nos bras : ils nous manquent autant que nous leur manquons !

Le texte de la chanson :
LES VIEUX

Les vieux ne parlent plus
Ou alors seulement parfois du bout des yeux
Même riches ils sont pauvres
Ils n'ont plus d'illusions et n'ont qu'un cœur pour deux
Chez eux ça sent le thym, le propre
La lavande et le verbe d'antan
Que l'on vive à Paris, on vit tous en province
Quand on vit trop longtemps
Est-ce d'avoir trop ri que leur voix se lézarde
Quand ils parlent d'hier
Et d'avoir trop pleuré que des larmes encore
Leur perlent aux paupières
Et s'ils tremblent un peu
Est-ce de voir vieillir la pendule d'argent
Qui ronronne au salon
Qui dit oui qui dit non, qui dit "je vous attends"

Les vieux ne rêvent plus
Leurs livres s'ensommeillent, leurs pianos sont fermés
Le petit chat est mort
Le muscat du dimanche ne les fait plus chanter
Les vieux ne bougent plus
Leurs gestes ont trop de rides leur monde est trop petit
Du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil
Et puis du lit au lit
Et s'ils sortent encore
Bras dessus bras dessous tout habillés de raide
C'est pour suivre au soleil
L'enterrement d'un plus vieux, l'enterrement d'une plus
laide
Et le temps d'un sanglot
Oublier toute une heure la pendule d'argent
Qui ronronne au salon
Qui dit oui qui dit non, et puis qui les attend

Les vieux ne meurent pas
Ils s'endorment un jour et dorment trop longtemps
Ils se tiennent la main
Ils ont peur de se perdre et se perdent pourtant
Et l'autre reste là
Le meilleur ou le pire, le doux ou le sévère
Cela n'importe pas
Celui des deux qui reste se retrouve en enfer
Vous le verrez peut-être
Vous la verrez parfois en pluie et en chagrin
Traverser le présent
En s'excusant déjà de n'être pas plus loin
Et fuir devant vous une dernière fois la pendule d'argent
Qui ronronne au salon
Qui dit oui qui dit non, qui leur dit "je t'attends"
Qui ronronne au salon
Qui dit oui qui dit non et puis qui nous attend 

 

dimanche 26 avril 2020

26 avril 2020 : confinement 2


Pierre était le parfait produit d’une société capitaliste basée sur la circulation des biens, acquérant toujours le dernier cri de la technologie, renouvelant souvent sa garde-robe, se lassant vite du même environnement. 
(Olivier Lebleu, Passer la nuit, H&O, 2003)




dessin de Karak
Tombons les masques, et faisons la liste des avantages que le gouvernement français a retiré et retire toujours du confinement : 
Fin des protestations contre le régime des retraites, fin de toutes manifestations (gilets jaunes, 1er mai, etc.) et de toutes réunions (y compris associatives) ; suspension de la liberté de se déplacer ; crise économique qui couve, avec les banques exsangues à force de spéculations, sous perfusion de la planche à billets, et dont les faillites possibles risquent de faire tomber toute notre économie (déjà après deux mois de cessations d’activités, de nombreux secteurs vont être en grosse difficulté et ce ne sont pas les banques qui vont les aider) ; mise en place du permis de se déplacer sur smartphone, uniquement sur le site du gouvernement, qui ne manquera pas de conserver nos données IP (Dieu merci, ça me donne une raison de plus de n’avoir point de smartphone) ; mise en place d’une application de pistage, qui rentrera officiellement dans votre répertoire et saura à qui vous parlez et combien de temps : on pourra ainsi être suivi, fliqué, fiché, ce qui se passe déjà en Italie et en Chine (nouvelle raison de ne pas...). Et comme le pouvoir exécutif n’a plus de contre-pouvoir pour lui tenir tête, pourquoi se gênerait-il ? Les masques tomberont-ils ?
 
Juste après la seconde guerre mondiale, l'écrivain Georges Bernanos signe un violent réquisitoire contre la "civilisation des machines" : l’homme est aliéné par la technique, réduit à un animal économique, dépourvu de toute vie intérieure (Jacques Ellul reprendra cette idée dans les années 50 et suivantes). Une nouvelle espèce d’ "imbéciles" est née capable de détruire la planète avec elle, écrivait Bernanos dans cet essai : La France contre les robots (1947).


Georges Bernanos (1888-1948) fut non seulement un grand romancier, mais aussi un intellectuel engagé dans les combats de son temps, un pamphlétaire acéré qui passa de la droite maurassienne à une attitude libertaire. La France contre les robots, publié en 1947, n’est pas son premier pamphlet. En 1931, il publia La grande peur des bien-pensants, un livre féroce où il s’en prend à son époque, à la IIIe République, à la politique politicienne, à la bourgeoisie bien-pensante. Bien que ce livre montre un certain antisémitisme (lié à la haine de l’auteur contre la finance), il révéla aussi un style d’écriture unique. Un peu plus tard, résidant aux Baléares, Bernanos rédigea un deuxième pamphlet, Les grands cimetières sous la lune (1938). Cette fois-ci il mit l’accent sur le franquisme et annonça la guerre qui allait bientôt ensanglanter le monde : "la colère des imbéciles remplit le monde".

 
Parti ensuite en Amérique Latine, il y prit parti pour la France libre du Général de Gaulle et fustigea Pétain et sa "révolution des ratés". Enfin il rédige La France contre les robots et tire ses propres conclusions de la seconde guerre mondiale. Puis il fait une tournée de conférences en Europe, cherchant à mettre en garde contre les périls liés au capitalisme industriel et à la prétendue "religion" du progrès, qu’aussi bien le capitalisme, le communisme et le libéralisme brandissent et où il voit "une conspiration contre toute espèce de vie intérieure". Il y célèbre la Révolution française, où il voit la foi, l’espérance, l’enthousiasme. Il annonce "les massacres à venir dus au triomphe du règne de la machine, […] l’homme, volontairement, [… s’étant] placé sous la dictature implacable d’une technique tournant à vide".
Il voit dans la modernité un monde dominé par l’efficacité, la performance, la rentabilité, la perte de la liberté et de la vie intérieure : "Une vie tout entière orientée par la notion de rendement, d’efficience et finalement de profit (…) Les âmes ! On rougit presque d’écrire aujourd’hui ce mot sacré". L’homme se réduit à une fonction de production, à la tyrannie du nombre : "La Civilisation des machines est la civilisation de la quantité opposée à celle de la qualité. Les imbéciles y dominent donc par le nombre, ils y sont le nombre".
L’homme est aliéné, dessaisi de son libre arbitre par la technique, car on ne doit jamais la remettre en question : "vous lirez dans les journaux [et je pense aux chaînes de télé en continu, BFP, Cnews, etc.] les mêmes slogans mis définitivement au point pour les gens de votre sorte, car la dernière catastrophe a comme cristallisé l’imbécile [et il n’a pas connu les experts péroreurs de nos jours]". Bernanos ajoute : "nous sommes désormais en possession d’une certaine espèce d’imbécile capable de résister à toutes les catastrophes jusqu’à ce que cette malheureuse planète soit volatilisée, elle aussi, par quelque feu mystérieux dont le futur inventeur est probablement un enfant au maillot [il ne connaissait pas Trump]".
Relisons Bernanos et La France contre les robots (Le castor astral, 2015), il y fustige le militarisme ("La paix venue vous recommencerez à vous féliciter du progrès mécanique"), le culte de la vitesse ("Paris-Marseille en un quart d’heure, c’est formidable ! Car vos fils et vos filles peuvent crever : le grand problème à résoudre sera toujours de transporter vos viandes à la vitesse de l’éclair") et la servitude volontaire si chère à La Boétie, l’ami de Montaigne. Et il ajoute : "On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. Hélas ! la liberté n’est pourtant qu’en vous, imbéciles !"


Ah ! ça fait du bien de s’éloigner un instant de nos écrans serviles ! Et de bouquiner... Et merci à Juan Asensio, excellent lecteur de Bernanos, qui m'a inspiré.

mercredi 22 avril 2020

22 avril 2020 : un théâtre critique


S’il se trouvait une famille dépourvue de toute assistance et dans l’état affreux où vous la dépeignez, je ne balancerais pas à décider que le vol lui deviendrait légitime : parce qu’elle a éprouvé des refus, au lieu de recevoir des secours ; parce que se laisser périr, soi, sa femme et ses enfants, est un bien plus grand crime que de dérober à quelqu’un de son superflu ; parce que l’intention du vol est vertueuse et que l’acte est d’une nécessité indispensable ; je suis même persuadé qu'il n'est aucun tribunal qui, ayant bien constaté la vérité du fait, n'opinât à absoudre un tel voleur. Les liens de la société sont fondés sur des services réciproques ; mais si cette société se trouve composée d'âmes impitoyables, tous les engagements sont rompus, et l'on rentre dans l'état de la pure nature, où le droit du plus fort décide de tout.
(Frédéric II, Correspondance de Frédéric avec D’Alembert, 3 avril 1770)

 
 
blog de Karak

Avec le confinement, je suis amené à lire aussi du théâtre, à défaut d’en voir, encore que France 5 nous propose en ce moment chaque dimanche soir à une heure possible (20 h 50) du théâtre habituellement relégué aux insomniaques. J’ai ainsi vu récemment un très bon Misanthrope de Molière joué par la Comédie française en costumes modernes. C’est sans doute, avec Tartuffe, ma pièce préférée du grand homme, de par sa noirceur mélancolique. On peut se moquer d’Alceste, dont le caractère excessif confine parfois au ridicule par sa façon d’être l’ennemi du genre humain ("et je hais tous les hommes : / les uns, parce qu'ils sont méchants et malfaisants, / et les autres, pour être aux méchants complaisants"), et les petits marquis ne se gênent pas de se gausser de lui. Mais on peut aussi trouver en Alceste un condensé d’humanité blessée par l’hypocrisie des conventions sociales. Je n’avais pas étudié cette pièce en classe, mais je l’ai lue lors de ma première année de fac, et Alceste m’a profondément marqué ; j’ai vu en lui le tragique de la vie en société et la difficulté de s’y comporter. 
 
Et là, je viens de lire trois pièces à la fois féministes et anarchistes de la soi-disant Belle époque, incluses dans le tome 1 de Au temps de l’anarchie, un théâtre de combat, 1880-1914, paru en trois volumes chez Séguier en 2001.


Dédiée « Aux désespérés pour qu’ils choisissent », La cage (1898) de Pierre Descaves est un drame réaliste : le chômage ("un homme de cinquante-cinq ans qui cherche un emploi, est presque inconvenant. On dirait qu’il étale une infirmité"), la misère ("Ce soir, tiens, je passais devant un grand magasin d’épicerie, qui exhibe entre des pyramides de victuailles et des portiques de vins fins des repas complets « à emporter »… Comprends-tu ? À emporter ! Trois ou quatre pauvres étaient là, qui ne paraissaient pas demander mieux. On les fit circuler. Ah ! leur regard inoubliable ! Ceux qui ont pris la Bastille devaient avoir ces yeux-là !"), l’exclusion ("L’homme à jeun raisonne différemment. Tout lui rappelle sa misère et contraste impudemment avec elle. C’est lorsqu’il appréhende la mauvaise saison, que les magasins font annoncer dans les journaux leurs expositions d’hiver. Il ne peut faire un pas sans voir s’empiler aux étalages de quoi habiller plus d’indigents qu’il n’y en a ; et il approfondit alors l’immoralité de cette profusion scandaleuse, qui est une tentation, ou un défi, selon les passants !") sont le cadre d’un projet de suicide collectif de toute une famille, le père, la mère et les deux enfants qui, bien qu’ayant fait des études, ne trouvent pas davantage d’emploi dans une société corsetée. Au dernier moment, les parents montent une comédie qui permet à leurs deux enfants de s’évader pour continuer à tenter leur chance. Le suicide est ici une révolte active contre une société inhumaine.
Dans sa pièce Responsabilités !, drame en 4 actes, écrite et publiée en 1904, jamais représentée, le grand Jean Grave (cf ma page "racisme colonial 1" du 19 février 2019) s’inspire d’une histoire vraie. Ici, l’auteur démonte le mécanisme qui conduit un honnête ouvrier à l’échafaud. Le héros, Renaud, est arrêté un soir chez lui : on fouille l'appartement, on ne trouve rien, on lui reproche simplement d’être anarchiste et d’avoir participé à des réunions. Il passe deux mois en prison. Pendant ce temps, sa femme, mourant de faim, se suicide et entraîne ses deux petits enfants dans la mort. Renaud est libéré, faute de charges contre lui. Il a appris la mort tragique de sa femme et n’a qu’une idée, se venger du juge qui l’a mis en prison. Il lui tire dessus et le blesse. Le dernier acte est le procès, il est condamné à mort. Un spectateur crie : « Tas de crapules ! » Jean Grave juge le menu peuple trop résigné ; à sa femme qui ne veut pas qu’il vole du pain pour ses enfants, Renaud réplique : "Ce n’est pas voler que prendre à manger où il y a, tant pis pour la société si elle est finalement incapable de remplir son rôle qui est d’assurer du pain à tous". La répression de la société bourgeoise est féroce et les juges, les avocats, les procureurs, les commissaires, toute la justice de classe, en prend pour son grade. Dommage qu’on ne joue pas cette pièce : il est vrai qu’elle serait sans doute interdite aujourd'hui encore !
Quant au drame de Poinsot et Normandy, Les vaincues, publiée en 1909, ce sont encore les femmes qui sont au premier plan. Dans l’atelier de Madame Barrette, la patronne et son amie démontrent sans complexe la manière dont la classe dirigeante exploite les malheureuses qui leur tombent sous la main : "Tu ne sais pas que ce sont ceux qui ne font rien qui gagnent l’argent de ceux qui travaillent ? Quand on ne sait pas travailler, ma chère, on fait travailler les autres". Parmi les ouvrières, Angélique Chevalleau, trente ans, est à la fois victime de ce système économique (elle travaille pour des clopinettes) et du patriarcat : son mari, souvent au chômage, boit tout ce qu’il gagne, se montre brutal. Le vice du mari se conjugue à la paie misérable qu'elle touche pour la faire sombrer, comme nombre de femmes doublement opprimées et exploitées : "on est des machines à souffrir… à faire des enfants… à subir tous les caprices de l’homme […] Je vous dis, moi, qu’il faudrait qu’on se tue, toutes, toutes !" proclame l’héroïne. En dépit de la réussite scolaire de son fils aîné (fruit d’un premier mariage) et du soutien de l’instituteur, elle finit là aussi par se suicider avec ses deux jeunes enfants.
Comme on voit, tout ça n’est pas très joyeux, mais aujourd’hui où la misère est absente de la scène théâtrale, où le théâtre à connotation politique et critique est devenu rare au profit du divertissement, où le chômage augmente ainsi que les files devant les soupes populaires ou les aides des associations caritatives, on en est quasiment revenu à ce temps-là, et on aimerait bien que des écrivains, des téléastes, des cinéastes, prennent ces sujets à bras le corps : car le théâtre, la télévision, le cinéma peuvent être des armes de dénonciation rudement efficace. Mais les producteurs les laisseraient-ils faire ? Et les spectateurs, habitués à des spectacles addictifs iraient-ils les voir ? C’est une autre histoire ! On est tombé bien bas...

vendredi 17 avril 2020

17 avril 2020 : confinement 1


Le sana, pour beaucoup, c’est le refuge, la retraite anticipée, ils ont plus tellement envie de retrouver l’usine, les petites besognes marmiteuses, la survie quotidienne entre le patron, le loyer, s’acheter le costard au carreau du Temple et passer toujours devant les boutiques étincelantes sans avoir de quoi y entrer.
(Alphonse Boudard, L’hôpital : une hostobiographie, La Table ronde, 1972)



J'ai la chance d'avoir un parc sous les fenêtres de ma tour ; en temps ordinaire, ce parc sert de lieu de passage et de lien pour les gens du quartier. On y trouve des bancs pour papoter, des arbres pour profiter de l'ombre, des agrès pour faire du sport, des jeux pour enfants, des pistes pour pétanque... J'avoue que je triche un peu actuellement, je sors parfois plusieurs fois par jour, marcher me fait du bien, soigne mes lombes affaiblies par la position assise, je vois quelques oiseaux qui se moquent du confinement et, de temps en temps, une personne qui répond à mon bonjour (j'ai en effet gardé cette habitude d'enfant villageois et dis "bonjour" à tout le monde). Mon bonjour en surprend plus d'un, mais, comme dans mon enfance, beaucoup ne répondent pas. Aujourd'hui surtout, où la peur du virus les fait s'écarter et se demander quel est cet olibrius qui ose encore parler ; j'ai un masque, une casquette, mes gants et, s'il y a du soleil, on ne me voit pas derrière les lunettes noires et on ne peut deviner mon sourire engageant. J’ai donc l'impression de me balader dans un film muet : absence de bruits de voitures – à peine de temps à autre le pin-pon d'une ambulance, d’un véhicule de pompiers ou de police – et la plupart des humains s'écartent du pestiféré que je suis probablement. Par bonheur, je croise encore un être humain, homme, femme ou enfant, qui n'est pas connecté sur son smartphone et ses écouteurs et qui éclaire ma matinée ou mon après-midi par une petite conversation : hourra, je ne suis pas seul au monde... 


Karak : dessin publié sur son blog 
http://karak.over-blog.com/
Les pigeons, les moineaux, les merles, les pies, parfois une buse dans le ciel, les arbres en fleur, les innombrables pâquerettes, un léger zéphir, tout me dit : berçons-le, ce brave qui nous voit, qui nous écoute, qui apprécie notre chant et nos voix, nos parfums et nos couleurs, notre vol ou nos sautillements au sol, qui ose s'arrêter, inspirer, qui prend son temps, et c'est pour lui que nous chantons, sifflons, volons, soufflons, crions, gambadons, picorons, murmurons dans cette ville devenue inhumaine et comme morte... 

Dessin de Karak, id.
 
Heureusement aussi, je lis beaucoup et essaie de comprendre le confinement et, sans m’y complaire, de me dire qu’il y a des confinements pires que le mien, que le nôtre... Comme le dit Matthieu (évangile, chap. 25, verset 36 : "j'étais malade, et vous m'avez visité ; j'étais en prison, et vous êtes venus vers moi"), il y a les malades, les prisonniers, il y a aussi les vieillards dans les EHPAD, les SDF si nombreux et les migrants dans leurs embarcations en Méditerranée, ceux qui sont dans des camps (Turquie, Syrie, Grèce, Sri-Lanka, Gaza...), les victimes des guerres un peu partout, les victimes de blocus économiques, etc.

 
J’ai donc trouvé dans ma bibliothèque quelques livres non encore lus et qui traitent d’un confinement particulier. Ainsi le livre des lettres de captivité de Marie Durand pendant les 38 années (1730 à 1768) de sa réclusion dans la Tour de Constance à Aigues-Mortes pour refus de se convertir au catholicisme, Résister : lettres de la Tour de Constance (Éd. Ampélos, 2018). Rassemblées par Céline Borello, ces lettres furent écrites à de multiples correspondants, sa nièce notamment dont les parents furent eux aussi martyrisés, des amis protestants comme elle, ainsi le pasteur Paul Rabaut ou des relations coreligionnaires pouvant apporter de l’aide aux prisonnières, dans l’enfer qu’elles ont vécu. Elle prend des nouvelles des uns, demande une aide financière ou spirituelle aux autres (notamment aux églises du "Refuge", des protestants émigrés à Amsterdam), et milite toujours ardemment pour être libérée (jusqu’à écrire à Mme de Pompadour, favorite du Roi) en espérant pouvoir bénéficier de la liberté de conscience. Dans cette prison pour femmes protestantes, tandis que les hommes étaient exécutés ou envoyés aux galères, les prisonnières n’ont jamais douté de leur innocence et gardé leur foi malgré les conditions extrêmement dures de leur captivité, saleté, froid, promiscuité, faim, maladies. 

 
Et, dans le domaine du confinement dû à la maladie ou au handicap dans des établissements de soin, j’ai enfin lu le livre de Grand-Corps malade (Fabien Marsaud de son vrai nom), Patients. Le slameur qui, après son plongeon dans une piscine trop peu remplie, devenu tétraplégique, avait cru sa vie finie, nous raconte son long séjour de patient dans des centres de rééducation pour handicapés. On s’attend à de la révolte contre la destinée, de la colère contre soi-même, mais le jeune homme, aidé par un personnel très compétent, acquiert une sagesse, une grande humilité (il trouve pire que lui dans le centre) et fait face avec un brin d’humour. Certes, le handicap peut nous mettre, lecteur, mal à l'aise : on va encore dire que je suis maso de lire ce genre de livres. Mais pas du tout, j’ai envie de mieux comprendre la vie d’assis dans ces fauteuils roulants, et comment ça se passe quand on ne peut plus rien faire par soi-même. En fait, comme le film qu’il en a tiré et que j’ai vu il y a trois ans, le livre est roboratif, c’est un livre d’espoir, d’amitié, qui peut aider d’autres personnes, notamment ceux qui sombrent trop facilement dans nos dépressions modernes. Deux slams ouvrent le récit.


Autre livre, autre style. En 1972, Alphonse Boudard publie L’hôpital : une hostobiographie dans lequel il rassemble ses souvenirs un peu dans le désordre et avec sa verve argotique habituelle : la langue est verte, les phrases courtes, et parfois on se bidonne. Les souvenirs remontent à 1952, où l’auteur alors âgé de vingt-six ans, se retrouve comme indigent et bénéficiaire de l’AMG (assistante médicale gratuite) dans une succession d’hôpitaux et de sanatoriums pour soigner sa tuberculose attrapée en prison. Il se retrouve dans une vraie cour des miracles d’éclopés de toute sorte dont il tire une description que n’aurait pas renié Rabelais. On frise parfois le grand-guignol, il faut le reconnaître. Mais pourtant, il y a là une humanité extraordinaire, les malades parfois suicidaires, les soignants (parmi lesquels les infirmières-chefs l’ont particulièrement inspiré), les bouteilles de vin qui circulent malgré l’interdiction, la sexualité étouffée ou addictive, le désir forcené de s’en sortir pour quelques-uns, le désespoir de beaucoup dans des salles suroccupées, sans intimité, voire sales et malodorantes. Trop de malades, pas assez de lits, on se croirait dans notre temps ! Les visiteurs gênés : "Malade, je sais pas pourquoi, ça vous a un petit air respectable aux yeux des bien portants… On s’approche comme à l’église, on parle bas, on compatit". Les boucs-émissaires comme dans toute collectivité : "il leur faut toujours un galeux, un souffre-douleur, depuis la communale jusqu’à l’asile de vieillard sans doute". Les médecins tout-puissants : "dès qu’on change d’établissement, le nouveau praticien il fait les plus expresses réserves sur le diagnostic de ses confrères, il chicane les doses prescrites, il est pas partisan de ceci, il a obtenu, lui, des résultats prodigieux avec cela". Et l’humour noir qui assure la survie : "Le cimetière, on a beau dire, ça vous règle parfois les questions sociales épineuses".
C’est le troisième livre de Boudard que je lis. j’ai découvert l’écrivain dans les bibliothèques des cargos en 2015 et 2020. J’avais acheté celui-ci en me disant que je comprendrais mieux ma mère, tubarde comme Boudard, mais entre 1936 et 1942, durée de six ans comme lui, et qui eut la chance d’aller dans un sanatorium de montagne de meilleure qualité que les sanas miteux décrits par Boudard en région parisienne. Les séjours en prison, les séjours en hostos et sanas ont permis à Boudard de découvrir la littérature et ont fait mûrir sa vocation d’écrivain d’une langue, d’une gouaille, d’une jactance très particulières, dans la lignée de Villon, Rabelais et Céline, donc non "politiquement correcte". L’auteur nous annonce que, "à l’hôpital, en plus, on s’accoutume à l’idée de la mort", ce qui après tout pourrait être la conclusion de ce très beau livre. Remplacez "hôpital" par "confinement" et je crois qu’on pourrait aussi conclure sur notre temps... La mort, sujet tabou aujourd’hui.