Aujourd'hui j'ai beaucoup à faire :
Il me faut tuer toute mémoire,
Et que mon âme se pétrifie,
Et de nouveau apprendre à vivre.
(Anna Akhmatova, Le roseau)
Il me faut tuer toute mémoire,
Et que mon âme se pétrifie,
Et de nouveau apprendre à vivre.
(Anna Akhmatova, Le roseau)
Quand elle m'a vu pleurer, alors que j'évoquais Claire, la vieille dame m'a dit :
" Il faut être dans l'acceptation. Claire est là, autour de vous, et en vous, chaque fois que vous parlez d'elle ou que vous pensez à elle. Moi, mon mari est mort il y a vingt-six ans. Mais croyez-vous qu'il soit vraiment mort ? Non, il est toujours là, autour de moi, en moi. Tout me le rappelle... "
L. aura quatre-vingt-neuf ans bientôt, née en 1920 comme Maman, qu'elle me rappelle par bien des aspects : elle fut femme au foyer, elle a eu aussi son premier enfant en 1944 et son dernier en 1961. C'est elle qui m'héberge pour la nuit après ma prestation à la Cité de l'écrit de Montmorillon. Cité malheureusement désertée par le public. Les touristes ont fui le temps gris et incertain, qui larguait de temps à autre quelques gouttes. Ou bien est-ce que le samedi, jour de départ et d'arrivée des vacanciers, serait un jour où on s'installe et ne visite pas les lieux touristiques, et leurs attractions pittoresques, comme un cyclo-lecteur ? Car enfin, on n'en voit pas tous les jours, un cyclo-lecteur !
Mais ça m'a permis de faire une merveilleuse rencontre. L. (qui porte un délicieux prénom à l'ancienne) me fait visiter la maison poitevine de 1850, dont elle occupe le rez-de-chaussée, dans lequel elle a transformé le salon en chambre à coucher lors de la maladie de son mari. Puis nous montons au premier étage où je vais occuper une chambre côté jardin : le lit est recouvert d'un couvre-pieds rouge, identique à ceux que nous avions sur les lits quand j'étais petit. Le deuxième étage comprend encore des chambres et un salon japonais. Elle pourrait y recevoir toute sa famille, jusqu'aux arrière-petits enfants. Mais en fait, elle me dit :
" Seuls mes enfants viennent me voir deux ou trois fois par an, sinon, c'est moi qui me déplace chez l'un d'entre eux pour les réunions de famille, car les petits préfèrent, et c'est normal, leurs grands-parents, je suis trop vieille maintenant ! "
L. me raconte des bribes de sa vie. Ses parents sont morts quand elle était toute petite. Elle a été élevée par son grand-père, officier de marine (médecin général en retraite, né en 1865). Nantie de son brevet élémentaire à treize ans, elle a quitté l'école pour parfaire son apprentissage de parfaite maîtresse de maison : "Je sais tout faire, même les vêtements ", me dit-elle fièrement. Et surtout, ce fabuleux grand-père l'a entraînée sur les chemins de la connaissance et de la curiosité, et il l'a rendue grande voyageuse, même encore à son âge avancé.
Elle économise chaque mois 300 € sur sa maigre pension pour se payer un voyage annuel au long cours d'au moins deux semaines. Cette année, ce fut la Scandinavie, Norvège (avec le Cap Nord et le soleil de minuit), Suède et Finlande. L'an passé, ce fut la Sibérie et la Russie, avec un épique voyage en transsibérien de Khabarovsk à Irkoutsk. Une croisière sur le fleuve Amour a été annulée, ce qu'elle a regretté (" à mon âge, j'aurais aimé voyager encore sur l'Amour ", me dit-elle avec une mine malicieuse). Mais son guide l'a emmenée dans sa famille, et elle a pu voir vivre une famille russe extrême-orientale très accueillante. Elle a pour principe de ne pas forcément suivre toutes les visites organisées : par exemple, elle a snobé le Mausolée de Lénine et ses deux heures de queue. " Je me suis baladée toute seule dans Moscou, j'ai acheté des fleurs, j'ai demandé mon chemin et offert les fleurs à la personne qui m'a renseignée. "
Elle a été élevée à bonne école, ayant fait en 1936 avec son grand-père un voyage exceptionnel dans les Balkans et en Méditerranée. Ils sont partis par l'Orient-Express (sept jours pour aller de Paris à Sofia), puis après avoir visté la capitale de la Bulgarie, ils ont pris le car (seule femme : son grand-père a dû marchander et payer le prix fort pour qu'elle y fût admise) pour Tirana, où régnait le roi Zog avec la bénédiction de Mussolini. De là, ils ont gagné la côte et le grand-père s'est arrangé avec un caboteur qui leur a fait faire le tour de la Méditerranée. Escales dans les principales îles, en Grèce, à Alexandrie, en Italie. Là aussi, elle était la seule femme, parmi une flopée de matelots. Comme à chaque escale, le déchargement et le chargement de marchandises prenait de trois à quatre jours, " nous avions le temps de visiter, on louait une voiture avec chauffeur. " Ce furent trois mois d'enchantement " à la dure : je couchais par terre dans la cabine de mon grand-père, enroulée dans une couverture. "
Ce grand-père semble avoir été un éducateur hors-pair.
" Il m'a appris à avoir le respect de soi-même et des autres, le sens de la responsabilité allié au goût de la réflexion, le désir de la liberté et de respecter celle des autres, le refus de porter un jugement sans savoir, la vraie tolérance, et le souci de vivre pleinement l'instant présent. Et donc à ne jamais avoir peur ! Quand on est dans le présent, on n'a pas peur ! Ce sont ceux qui sont figés dans le passé ou qui se préoccupent trop de l'avenir qui ont peur ! Quand je vais sur l'esplanade de la Défense à Paris, il y a deux escaliers, l'un est occupé par les "rastas", l'autre est libre. Tout le monde utilise le second, moi jamais. Et quand je passe, les rastas voient que je les regarde non seulement sans nulle animosité, mais avec une curiosité amicale, et ils s'écartent cérémonieusement. Non, on ne doit jamais avoir peur... "
Et donc, dans les voyages en groupe (elle compte encore en faire quelques-uns dans les prochaines années), elle s'écarte volontiers des sentiers battus, en donnant un quitus au guide, lui promettant d'être à l'heure au lieu de rendez-vous. " Quand je suis allée en Egypte, il y avait trois jours de farniente sur une plage de la Mer rouge. Vous pensez bien qu'à mon âge j'avais autre chose à faire que me laisser rôtir ! J'ai donc choisi des excursions complémentaires, et chaque jour, j'ai vu des sites qui sont restés inconnus aux autres, et avec un guide pour moi toute seule... Le bonheur, quoi ! "
L. se sent très bien à Montmorillon. Son plus fidèle ami est un jeune homme de vingt-six ans, homosexuel, avec qui elle mange trois fois par mois au restaurant. " C'est son affaire, je n'ai pas à juger. Après tout, personne ne nous demande d'être malheureux ! ", me dit-elle.
L. a mis des livres dans toutes les pièces de la maison, même si l'une d'entre elles est plus pompeusement baptisée "bibliothèque". Un rapide calcul m'a fait entrevoir au moins cent mètres de rayonnages : je suis battu ! Sans doute quatre à cinq mille volumes, de toute sorte. Beaucoup de littérature, de livres d'art. Elle continue à acheter des livres, malgré son budget serré (1100 € par mois, dont 300 pour le voyage). " J'ai toujours gardé, depuis mon adolescence, deux heures pour moi par jour, même avec le mari, les enfants, le ménage et tout ce qu'il y avait à faire. Et sur ces deux heures, les trois-quarts étaient pour la lecture ! "
Le souvenir de sa fille, écrasée par un chauffard à La Rochelle il y a trois ans, est bien présent. C'était l'artiste de la famille, poèmes et sculptures d'elle parsèment la maison, jusqu'à un couvre-lit sur lequel est imprimé en grosses lettres un de ses plus beaux poèmes.
Ce fut un de ces moments précieux qui vous réconcilie avec la vie. Un moment rare, et pourtant il y a sûrement tant de personnes à rencontrer, qui pourraient nous étonner (" étonne-moi ", disait Jean Cocteau). Moi qui avais décidé d'abandonner mes cyclo-lectures en 2012, je me demande si je ne continuerai pas jusqu'à ce que mes jambes ne répondent plus. Car ces rencontres vont me manquer.
Je reverrai L. samedi prochain pour ma deuxième animation à Montmorillon. Je m'en fais déjà une joie, je vais lui offrir mon livre dédicacé. Même si je suis moins globe-trotter qu'elle, je pense qu'elle appréciera le sens de ma randonnée.